Bernard Vitrac
Sommaire
- Euclide à Alexandrie
- L"encyclopédie" mathématique d'Euclide
- Les Éléments : un bon titre
- Les Éléments : un plan singulier
- Les deux théories des proportions
Encarts
- Encart 1: Le problème à trois ou quatre droites
- Encart 2: la structure des treize Livres des Éléments d'Euclide
- Encart 3: Histoire du livre grec ancien et transmission du texte d’Euclide
Figures
- Fig. 1: Frontispice de l'édition H. Billingley (1570)
- Fig. 2: Portrait d'Euclide par Juste de Gand (XVe s.)
- Fig. 3: Manuscrit des Phénomènes d'Euclide
- Fig. 4: Instruments à cordes
- Fig. 5: Papyrus d'Oxyrhynque
- Fig. 6 : Manuscrit grec des Éléments d'Euclide (Livre XII)
- Fig. 7 : Le temple d'Héphaïstos sur l'agora d'Athènes
Commentant le premier Livre des Éléments d'Euclide, Proclus de Lycie se devait de préciser l'époque où son auteur vivait. Il rapporte l'anecdote suivante :
« On dit qu'un jour Ptolémée demanda à Euclide s'il n'y avait pas de voie plus courte que celle des Éléments pour apprendre la géométrie. Et Euclide lui répondit qu'en géométrie il n'y avait point de voie royale ».
Certains exégètes, optimistes, en ont déduit que l'Auteur des Éléments avait présenté son ouvrage au monarque, soit pour solliciter ses faveurs, soit pour l'en remercier. Nous avons vu (chapitre 3), avec Conon et Callimaque, que cela n'était pas impossible. A partir de là, ils en ont déduit que Ptolémée avait très probablement accueilli Euclide dans son Musée … où celui-ci aurait, en quelque sorte, fondé l'école mathématique d'Alexandrie. L'histoire est séduisante, mais requiert toute notre crédulité. Les bons esprits font remarquer que l'anecdote — et sa fine allusion aux routes réservées pour les courriers royaux — était devenue proverbiale et que l'on en connaît une autre version, dans les mêmes termes, à ceci près qu'elle met en scène Alexandre le Grand et Ménechme de Proconnèse, disciple d'Eudoxe de Cnide. De plus, il suffit de relire le passage de Proclus avec un peu d'attention pour percevoir son embarras à dater Euclide. Il affirme qu'Euclide était un peu plus jeune que les disciples de Platon, mais antérieur à Archimède et Ératosthène. Comme un siècle environ sépare les naissances d'Aristote et d'Archimède, il utilise l'anecdote pour faire d'Euclide un contemporain de Ptolémée I Soter. Mais l'anecdote elle-même, qu'il a dû reprendre à une source antérieure, ne précise pas de quel Ptolémée il s'agit …
D'une manière quelque peu paradoxale, l'existence d'une autre version de ladite anecdote permet d'en percevoir le sens. Il ne s'agit pas d'enregistrer le souvenir d'une mémorable rencontre entre deux personnages devenus célèbres. Elles sont conçues (et l'on ne sait pas trop bien quand) pour construire une chronologie fondée sur la contemporanéité des savants avec des hommes illustres tels que les souverains. Car il n'y a pas de doutes qu'Alexandre et Ménechme étaient contemporains. On peut donc admettre qu'Euclide le fut de Ptolémée, sans doute Soter, peut-être Philadelphe. On aimerait être plus précis, mais nous ne savons rien de la vie d'Euclide, de sa famille, de sa formation, en particulier des maîtres qui furent les siens.
Nous ne connaissons même pas sa cité d'origine. Les Modernes l'appellent souvent Euclide d'Alexandrie suggérant par là que la capitale des Ptolémées fut sa patrie d'adoption. Ils se fient à l'anecdote de Proclus mais aussi à un second témoignage, transmis par le Livre VII de la Collection mathématique de Pappus, quand ce dernier présente le traité des Coniques d'Apollonius et en commente la préface. Or, dans celle-ci, plus précisément dans la préface au premier Livre, Apollonius de Perge décrit, non sans fierté, le plan de son ouvrage et, à propos du Livre III, il fait remarquer que, chez Euclide, le lieu relatif à trois et quatre droites [voir Encart 1] n'est construit ni correctement, ni complètement. C'est sans doute là la plus ancienne mention d'Euclide dans la littérature ancienne conservée et c'est une critique.
Pappus trouve la critique pas très fair-play et marquée du sceau de l'ingratitude. Car si Apollonius a pu dépasser l'Auteur des Éléments, c'est, dit-il, parce qu'il avait longtemps étudié à Alexandrie avec les disciples d'Euclide. On en déduit généralement que ce dernier avait lui aussi enseigné dans la capitale des Ptolémées.
Il y a beaucoup d'homonymes chez les Grecs. Euclide n'échappe pas à la règle. Au moins trois personnes portant ce nom furent célèbres dans l'Antiquité : un archonte (haut magistrat) athénien, à la fin du Ve s. (avant J.C.), le philosophe Euclide de Mégare, disciple de Socrate et Euclide le géomètre. Au Moyen Âge on confondait fréquemment le philosophe mégarique et le géomètre. Pour distinguer celui-ci les Anciens lui accolèrent un surnom. Ils forgèrent le mot "stoicheiôtês", qui signifie «l'auteur des Éléments» (stoicheia ou stoicheiôsis), le titre du plus célèbre des écrits d'Euclide, et qui devint son sobriquet.
Figure 5 - Portrait d'Euclide par Juste de Gand (XVe s.)
En 1482 une recension rédigée par Campanus de Novare vers 1260, à partir d'une traduction arabo-latine des Éléments, est imprimée à Venise, malgré la difficulté de reproduire les diagrammes géométriques. C'est la première des très nombreuses versions imprimées du traité d'Euclide.
En confrontant différents témoignages, nous pouvons dresser une liste de ses œuvres. La plus célèbre est son recueil des Éléments, en treize Livres, principalement consacrés à la géométrie, mais qui incluent aussi trois Livres d'arithmétique (au sens de la théorie des nombres) (voir Encart 2 : la structure des treize Livres d'Éléments). Nous avons déjà évoqué le recueil (perdu) des Faux raisonnements ou Pseudaria (voir chapitre 2). Toujours en géométrie, nous possédons également un court traité intitulé Données, et une portion (conservée seulement dans des traductions médiévales) d'un ouvrage Sur la division des figures. Mais Euclide n'était pas seulement un géomètre : il rédigea aussi des Optiques, des Catoptriques (étude de la vision réfléchie par les miroirs), des Éléments de musique, des Phénomènes (un court traité d'astronomie physique). Des fragments conservés dans des traductions médiévales lui attribuent une étude de la balance et une preuve (rudimentaire) de la loi du levier.
Certaines attributions sont quelque peu douteuses, notamment celles des fragments mécaniques et des Catoptriques. Quant à la Division du canon qui a été transmise sous son nom, nous ne savons pas exactement quelles relations elle entretient avec l'ouvrage musical que l'Antiquité lui reconnaissait. Cela dit, l'ensemble constitue une sorte d'"encyclopédie" mathématique, composée d'ouvrages portant sur les différentes disciplines reconnues dans les classifications des sciences. En quelques décennies, nous voyons donc des philosophes (pour l'essentiel platoniciens et aristotéliciens) élaborer différents systèmes de classification des sciences mathématiques, Eudème de Rhodes rédiger l'histoire de trois d'entre elles, et Euclide composer un ensemble de traités plus ou moins élémentaires qui réorganisent et synthétisent les connaissances antérieures dans ces mêmes domaines.
Figure 4 - Instruments à cordes
Les trois intervalles fondamentaux de la musique grecque étaient : l'octave, la quinte et la quarte. Cette dernière est encore un intervalle assez large (Do-Fa) qui fallait donc subdiviser. Il y a plusieurs façons de le faire, d'où différents genres musicaux, différentes manières d'accorder les instruments. Le canon n'est pas un instrument de musique mais un accessoire expérimental pour pratiquer ces divisions. Les mathématiciens justifièrent les choix de certains genres à l'aide de la théorie des rapports numériques simples. Les Anciens attribuaient des Éléments de musique à Euclide. Une Division du canon a été transmise sous son nom.
Pour certains historiens modernes la réputation d'Euclide est donc largement usurpée. Il s'agirait, au mieux, d'un rédacteur de manuels ou d'un éditeur scientifique, au pire, d'un simple compilateur, procédant à partir des travaux des autres. Le jugement n'est pas désintéressé : il s'agit de valider un mode de lecture de ses traités, de les dépecer pour retrouver les contributions originales de ses prédécesseurs, alors que la forme même des écrits logico-déductifs rend cette entreprise à peu près impossible. La cacophonie des études qui prétendent procéder de cette manière en témoigne.
Surtout ce jugement n'est pas très objectif. Il laisse de côté les témoignages d'Apollonius et de Pappus, les indications que nous avons sur des ouvrages perdus, notamment les Porismes, en trois Livres, les Lieux à la surface, en deux Livres, et peut-être des Éléments des coniques en quatre Livres. Pappus affirme notamment que la théorie du lieu analysé a été constituée, pour l'essentiel, par trois auteurs : Aristée, Euclide et Apollonius. Il s'agit cette fois de géométrie non élémentaire, incluant, entre autres, la théorie des Coniques, domaine de recherches très important et novateur au cours du III e s et même au-delà. Qu'Euclide ait travaillé sur les coniques est confirmé par la critique d'Apollonius. Le portrait de l'auteur des Éléments doit donc être nuancé : un géomètre compétent, actif dans certains domaines "de pointe", mais aussi manifestement très intéressé par la mise en forme des exposés scientifiques et la rédaction d'ouvrages de référence. Rien là de contradictoire ni d'unique dans l'histoire des sciences mathématiques.
Que la gloire d'Euclide tienne aux Éléments ne fait aucun doute. Et il y a au moins deux bonnes raisons à cela ou plutôt, une bonne raison et une moins bonne. La première est que son traité est une incontestable réussite dans ce qui va devenir un genre littéraire que désigne le titre : « éléments (de) … ». Ce genre tente d'articuler deux objectifs.
1. Fournir une synthèse des connaissances "élémentaires" dans un domaine donné, requises pour un "premier" apprentissage.
2. Incarner simultanément un modèle de raisonnement, dans le cas qui nous intéresse, un paradigme du raisonnement déductif et démonstratif.Car le recueil d'éléments n'est pas la simple et sèche compilation d'un fascicule de résultats; il fournit une représentation architectonique de la discipline. La seconde raison du succès d'Euclide, notamment éditorial, c'est le plan plutôt singulier qu'il a suivi et qui sera jugé sévèrement au Moyen Âge et à la Renaissance. Il faut dire qu'à bien des égards, si l'on entreprend l'étude du traité de manière continue, dans l'ordre de succession des livres — ce à quoi nous incite la structure déductive —, la progression euclidienne paraît pédagogiquement assez désastreuse.
Figure 5 - Papyrus trouvé à Oxyrhynque: proposition 5 du Livre II des Éléments d'Euclide
[Cliquer sur l'image pour l'agrandir]Oxyrhynque est une cité située au bord du Nil à une soixantaine de kilomètres en amont du Caire. On y a trouvé de nombreux papyri grecs, dont ce fragment des Éléments d'Euclide dont il est l’un des plus anciens, sinon le plus ancien témoin (voir Encart 3 «Histoire du livre grec ancien et transmission du texte d’Euclide»). Initialement daté des IIIe-IVe siècles, on le situe maintenant autour des années 100 de notre ère.
En cliquant sur la photo, le lecteur pourra observer deux phénomènes :
1) L ’écriture majusucle “continue” : les mots ne sont pas séparés et il n’y a ni ponctuation, ni accentuation.
La lecture d’un texte pour les Anciens (souvent à haute voix) s’apparentait davantage à notre expérience de déchiffrage d’une partition musicale qui ne porte qu’une « partie » de l’information requise pour l’exécution. Voici l’équivalent français des deux lignes quasi complètes du texte que l’on arrive à lire :
« … INEGAUXDELADROITEENTIEREPRISAVECLECARRESURLADROITECOMPRISE ENTRELESPOINTSDESECTIONESTEGALAUCARRESURLAMOITIE … »
Le lecteur préférera probablement cette version de l’énoncé de II. 5 :
« Si une ligne droite est coupée en segments égaux et inégaux, le rectangle contenu par les segments inégaux de la droite entière pris avec le carré sur la droite comprise entre les points de section est égal au carré sur la moitié de la droite ».2) Le diagramme, tracé à main levée et sans lettrage (ce qui n’est l’usage ni des manuscrits byzantins, ni des éditions modernes, ni d’ailleurs d’autres papyri anciens).
Un autre intérêt de ces papyri concerne l’histoire du texte (voir Encart 3). Ici, il semble bien que la fin de la Proposition II. 4 enchaîne directement avec l’énoncé de II. 5. Autrement dit, le corollaire à II. 4 que possèdent presque tous les manuscrits n’existait pas dans cette version. Or, dans le plus ancien manuscrit byzantin conservé, ce corollaire, copié en marge seulement et par une main récente, n’existe pas dans le texte principal : il est donc certainement inauthentique.
La famille lexicale du mot grec "stoicheïon" ("élément") renvoie d'abord à l'idée de "rang", de "file", de mise en ordre par alignement. L'expérience de l'écriture alphabétique a durablement impressionné les philosophes grecs. Des composants ultimes en nombre relativement limité (moins d'une trentaine) suffisent à constituer l'ensemble des syllabes, des mots et des discours. La langue grecque les appelle aussi "éléments" ("stoicheïa"). Elle ne distingue pas toujours clairement s'il s'agit des phonèmes du langage ou des lettres du système d'écriture. Ce mode de composition d'un Tout à partir de ses constituants élémentaires est projeté sur les êtres naturels et les productions humaines.
Selon Platon, le monde est constitué de quatre éléments : feu, air, eau, terre; Empédocle avait été le premier à formuler cette théorie sans toutefois utiliser le terme "élément". De même, explique Aristote, en géométrie certaines propositions se retrouvent dans la démonstration de beaucoup d'autres; ce sont celles que l'on appelle "éléments" et leur apprentissage est donc requis. Au départ la notion paraît toute relative : tel théorème est élément de tel autre. N'est "élément" à proprement parler que ce qui intervient comme constituant dans de nombreuses preuves. Sont donc exclues certaines propositions élémentaires, simples et élégantes, mais qui ne sont pas mobilisées dans beaucoup de démonstrations. Proclus, commentant Euclide, donne comme exemple le fait que les trois hauteurs d'un triangle sont concourantes.
On comprend donc que la constitution d'un recueil d'éléments est à rapporter à un certain état du domaine considéré, qu'elle suppose l'accumulation de résultats significatifs suffisamment nombreux, le repérage des propriétés ou des constructions qui interviennent le plus souvent. Leur choix présuppose donc une analyse préalable — au sens quasi chimique du terme — pour déterminer les ingrédients essentiels, non plus seulement en fonction de leur usage dans une problématique déterminée, mais pour essayer de les articuler dans une architecture déductive globale dont les qualités principales seront la concision et la clarté. Ce travail d'investigation préalable — qui a sûrement connu plusieurs étapes et différents acteurs — n'est pas présenté. L'exposition est synthétique : elle procède déductivement des hypothèses aux conclusions et, parce qu'il a bien fallu interrompre le travail de décomposition à un certain moment, il faudra poser des principes ou points de départ non démontrés. Ces derniers sont en quelque sorte les plus élémentaires des éléments. Clairement il s'agit d'un procédé d'exposition d'une portion de science déjà faite et non d'une méthode de recherche. Les mathématiciens grecs l'ont particulièrement prisé et outre les Éléments d'Euclide, y compris en musique, on connaît des Éléments des coniques, attribués à Aristée, à Euclide et c'est encore sous ce titre qu'Apollonius lui-même décrit les quatre premiers livres de ses Coniques. Archimède se réfère à des Éléments de mécanique.
Ce qui a fait le succès de la démarche dans le domaine de la géométrie, et plus généralement en mathématiques, c'est la possibilité de mener à bien cette remontée vers des principes indémontrables. A cause de la simplicité de ses points de départ, la rigueur de sa démarche, l'irréfutabilité (au moins apparente) des conclusions auxquelles il aboutit, le style more geometrico a exercé une puissante fascination. Déjà dans l'Antiquité certains ont donc entrepris de rédiger des Éléments d'éthique, de physique, de théologie …
Le prix à payer peut être élevé. La présentation synthétique est, par définition, historiquement et heuristiquement opaque. Celle d'Euclide est parfois artificielle. La chose n'est pas bien grave tant qu'on l'étudie sous la direction d'un maître compétent, lequel fournira les explications complémentaires nécessaires. Il est d'ailleurs possible que l'auteur des Éléments ait conçu son recueil, non pas comme un manuel d'enseignement que l'étudiant aurait dû lire de manière cursive, mais plutôt comme un ouvrage de référence à consulter intelligemment. Mais il deviendra un texte scolaire, soumis au travail des enseignants et des commentateurs. Une de leurs tâches sera d'affranchir le lecteur de la linéarité déductive, de lui permettre d'anticiper, de connaître l'origine des problèmes … Ce sera aussi l'occasion de critiquer la progression euclidienne.
Le traité d'Euclide est l'un des écrits mathématiques antiques parmi les plus importants quant à la taille. Outre la structure déductive qui s'exerce localement, il fallait donc en répartir la matière selon certains critères. L'un des plus prégnants a consisté à regrouper les résultats en fonction des objets sur lesquels ils portent. On peut dès lors distinguer, à la suite des Anciens, trois grands sous-ensembles : les Livres dits plans, les Livres arithmétiques et les Livres stéréométriques (voir Encart 2). Leurs objets fondamentaux respectifs sont : la figure plane, le nombre, et la figure solide.
La réduction en éléments, caractéristique de la démarche euclidienne, conduit à privilégier les plus simples des figures dont le répertoire est par conséquent plutôt limité dans les Éléments : les triangles, carrés, rectangles, parallélogrammes et trapèze dans les Livres I-II; le cercle et ses segments; dans le Livre III; le Livre IV combine les deux aspects en traitant de quelques polygones réguliers inscrits dans, ou circonscrits à, un cercle. A l'autre extrémité, le Livre XIII se propose la construction des cinq solides réguliers circonscrits par une sphère. Les autres solides pris en considération sont les parallélépipèdes et les prismes (Livre XI), les pyramides, les cônes et les cylindres (Livre XII).
A l'issue de ce simple survol trois ou quatre traits peuvent surprendre le lecteur, traits qui ont souvent été perçus comme des anomalies.
1. L'ouvrage commence par la géométrie, avant l'arithmétique, généralement considérée comme la première des sciences mathématiques car ses objets, dénués de position, sont plus simples.
2. L'exposé de géométrie plane est cependant interrompu par un Livre d'un autre genre, le cinquième, dont on ne peut pas vraiment rendre compte en termes d'objet. Il traite de relations entre objets, celles que l'on appelle "rapport" et "proportionnalité". De plus ce Livre est d'un niveau d'abstraction incroyablement élevé par rapport à ce qui précède. La motivation qui commande une telle sophistication (l'irrationalité) n'est aucunement explicitée au niveau du Livre V lui-même.
3. Un autre Livre singulier, et ce pour deux raisons, est le Livre X. D'abord lui non plus ne laisse pas bien décrire en termes d'objets : on y trouve des lignes, des aires et des nombres. En fait il traite également de relations, celle de commensurabilité et d'incommensurabilité, au départ considérées selon un point de vue général puis particularisées pour des droites et des aires rectilignes simples. Suit alors une classification très impressionnante de droites et d'aires dites irrationnelles — environ 90 Propositions, soit un cinquième de l'ensemble du traité ! —, mais qui a été vite perçue comme indigeste, d'autant qu'elle ne semble pas justifiée par ses emplois ultérieurs.
4. On peut ajouter que l'exposé stéréométrique s'achève par la comparaison des cinq solides réguliers et que celle-ci paraît incomplète.
Figure 7 - Le temple d'Héphaïstos sur l'agora d'Athènes
Exemple parfait de style dorien hexastyle. Les différents ordres architecturaux se distinguent par maints détails de construction et de décoration. Un des points les plus importants qui les différencient réside dans la pratique commune de l'architecture modulaire. En théorie, toutes les dimensions des parties du temple s'exprime en fonction d'une unité, ou module, soit comme multiple, soit comme sous-multiple, les deux catégories les plus simples de rapports numériques. Dans l'ordre ionique le module est le diamètre de la colonne, dans l'ordre dorique la moitié de ce diamètre. En procédant de cette manière l'architecte garantit que toutes les parties de sa construction seront commensurables. Ce qu'on appelle la "summetria" recouvre à la fois un procédé technique simple et une évaluation esthétique. Dans la pratique, il faut adopter certains aménagements dans les formes et les distances pour tenir compte de certaines illusions d'optique.
Voilà déjà de quoi nourrir critiques et commentaires. Mais il y a pire. Les Éléments contiennent, non pas un exposé de théorie des proportions, celui du Livre V, mais deux ! Le second se trouve dans les vingt-deux premières Propositions du Livre VII. Par conséquent certains résultats se trouvent démontrés deux fois.
Ainsi la Proposition V. 16 établit que « si quatre grandeurs sont en proportion, de manière alterne, elles seront aussi en proportion », tandis que VII. 13 prouve que « si quatre nombres sont en proportion, de manière alterne, ils seront aussi en proportion ». Avec nos notations modernes nous les transcrirons de la même manière :
« si A : B = C : D alors A : C = B : D »,
la notation A : B désignant le rapport de A : B, et le signe = signifiant « être le même que … ». Car « (A, B, C, D) sont en proportion » ne signifie rien d'autre que « (A, B) sont dans le même rapport que (C, D) ». La transcription efface les différences; dans notre écriture symbolique les lettres A, B, … peuvent désigner n'importe quel type d'objets susceptibles d'entrer dans une proportion. Mais si le lecteur reprend les énoncés anciens il constatera sans peine que la différence entre V. 16 et VII. 13 réside précisément dans le fait que la première porte sur des grandeurs ("megethos" en grec), la seconde sur des nombres ("arithmos" en grec). Qui plus est, s'il lit ensuite les preuves associées à nos deux énoncés — ce que nous ne ferons pas ici — le lecteur verra qu'elles sont tout à fait différentes. Elles reposent notamment sur des définitions spécifiques de « être en proportion », pour les grandeurs (Définition V. 5-6) et pour les nombres (Définition VII. 21).
La notion de "nombre" est elle-même définie : il s'agit d'une multitude déterminée d'unités, autrement dit ce qui est utilisé pour faire une énumération (et qui correspond plus ou moins à nos nombres entiers naturels : 2, 3, 4, 5, …) Ni les fractions ni, a fortiori, les nombres irrationnels n'ont de place dans l'arithmétique grecque. Ce que recouvre la notion de grandeur est un peu moins clair. Originellement il s'agit d'une des trois propriétés fondamentales de la figure : sa taille. Euclide ne la définit pas (à partir de quoi le pourrait-il ?). Mais on voit dans la suite du traité qu'il subsume, sous ce terme, des lignes, des surfaces, des volumes et des angles rectilignes. Autrement dit, il l'envisage comme un objet géométrique abstrait, indépendamment de ses dimensions. Aristote l'applique à des temps, des poids … et autres grandeurs physiques. Il explique que la différence entre "nombre" et "grandeur" est constitutive : la seconde est indéfiniment divisible, tandis que la division du premier s'arrête à l'unité.
Le mystère des deux théories des proportions pourrait donc s'arrêter là : puisqu'il y a deux types d'objets parfaitement distincts, le nombre et la grandeur, il est naturel qu'il y ait deux théories des proportions. Mais il y a un rebondissement : au début de son dixième Livre, Euclide "démontre" que si deux grandeurs, A, B, ont une commune mesure, leur rapport A : B, est celui d'un certain nombre M à un nombre, N. Pour prendre un exemple métrologique, si A et B sont deux longueurs et que A mesure 3 pieds tandis que B en mesure 5, le rapport de A à B sera le rapport des nombres 3 à 5. Là où nous ferions intervenir la fraction 3/5, les géomètres anciens diront que A est à B comme 3 est à 5. Autre manière de le dire : les rapports des grandeurs commensurables s'identifient à des rapports de nombres. Il ne faut pas confondre les nombres avec les grandeurs, ou avec une certaine espèce de grandeurs, mais les relations entre nombres servent à exprimer les relations entre certains types de grandeur. Nos longueurs, dans l'exemple précédent, ont un rapport exprimable, celui de 3 à 5. En revanche le côté et la diagonale d'un même carré ont un rapport qui ne peut pas s'exprimer immédiatement à l'aide des nombres (entiers) car ces deux droites sont incommensurables. Pour nous, ce rapport correspond au nombre irrationnel √2.
D'un point de vue moderne, le fait qu'une relation entre grandeurs commensurables s'identifie à une relation entre nombres correspond, très grossièrement, au fait que les nombres rationnels positifs (nos fractions) constituent un sous-ensemble des nombres réels (positifs). De là à considérer que l'une des deux théories des proportions d'Euclide, celle du Livre VII, n'est qu'un cas particulier, redondant, de la première, il n'y a qu'un pas. Il est franchi dès le XVI e s. : différents auteurs, notamment Francesco Maurolyco et Gilles-Personne de Roberval, proposeront l'unification de ces deux théories en une seule.
A la fin du XIX e s., en mobilisant les quelques singularités dont nous venons de parler, les historiens vont élaborer une grille de lecture des Éléments particulièrement astucieuse. Pour ce faire, ils formulent une hypothèse qui est en quelque sorte la projection, dans le passé, de ce qu'une partie des mathématiques connaissait alors : une crise dite des fondements, liée aux paradoxes émergeant dans la formalisation de la toute récente théorie des ensembles.
Ces historiens ont postulé, de manière analogique, que la découverte de grandeurs incommensurables avait entraîné le même genre de "crise". Auparavant les géomètres anciens, présupposant que toutes les grandeurs étaient commensurables, auraient utilisé une théorie des proportions simple. Nous en trouverions la trace dans l'actuel Livre VII. Après la découverte de droites incommensurables, mettant en évidence les failles de ladite théorie, il s'en serait suivi une période dans laquelle on aurait évité de recourir à la théorie des proportions. Nous en aurions la confirmation dans nos Livres I à IV. Puis une nouvelle théorie aurait été mise au point, celle du Livre V, que l'on attribue généralement à Eudoxe de Cnide, un contemporain d'Aristote, s'appliquant aussi bien aux grandeurs commensurables qu'incommensurables, quand bien même c'est seulement dans le Livre X que la distinction entre grandeurs commensurables et incommensurables est introduite. Celle-ci justifie, a posteriori, le traitement sophistiqué du Livre V. Euclide aurait appliqué la théorie eudoxienne aux figures planes dans le Livre VI et aux solides dans les Livres XI à XIII. Il aurait cependant maintenu une portion de l'ancienne théorie dans son Livre VII.
Il faut donc supposer soit qu'il n'est qu'un simple compilateur reprenant, non pas seulement des résultats établis antérieurement, mais des Livres complets ou des séquences entières à ses prédécesseurs, soit qu'il avait un intérêt d'historien, soucieux de conserver la trace du passé de sa discipline. Aucune de ces deux hypothèses n'est très convaincante. Si cette lecture archéologique a stimulé les études euclidiennes pendant plus d'un siècle, elle est moins en faveur aujourd'hui. Il n'y a en effet, dans les sources des V e-IV e siècles, aucune trace d'une quelconque "crise des fondements" que les mathématiques grecques aurait connue, si tant est qu'on ait déjà tenté de les fonder avant le IV e siècle. Au contraire, cette époque est celle de leur développement rapide.
Quant aux singularités du plan euclidien, on peut parfaitement les expliquer autrement. Nous avons déjà vu ce qu'il en était pour le double traitement de la proportionnalité : les Anciens, à la différence des Modernes, privilégient les objets sur les relations que ces objets entretiennent. Et puisqu'il y a deux types d'objets, il est légitime d'avoir deux théories des proportions, même si le but est ensuite de voir quand on peut les coordonner (cas des grandeurs commensurables) et quand cela ne se peut pas (cas des grandeurs incommensurables).
En outre la lecture attentive du traité montre que l'insertion d'une Proposition, d'une séquence (voire d'un Livre entier) se fait, autant que faire se peut, le plus près possible de l'endroit où celles-ci sont utilisées. C'est pourquoi Euclide insère le Livre X là où il est, avant le traitement de solides, car le seul usage des irrationnelles se trouve dans le Livre XIII. Et c'est donc la raison pour laquelle l'introduction de la distinction « commensurables / incommensurables » est différée jusque-là. De même, les Livres arithmétiques n'intervenant que dans le Livre X, sont insérés juste avant. Autrement dit, bien qu'il y ait un intérêt spécifique pour l'arithmétique dans les Éléments, les Livres VII à IX existent d'abord à cause de leur usage instrumental dans l'étude de l'irrationalité. On peut bien commencer le traité par de la géométrie.
Enfin Euclide se conforme à une attitude qui, selon Aristote, est propre aux mathématiciens : dans une science démonstrative les principes non démontrés que l'on utilise doivent être les moins nombreux possibles. Si donc il n'y a pas besoin de la théorie des proportions entre grandeurs et de ses difficiles Définitions pour établir certains résultats non triviaux, alors on doit s'en passer. D'où le regroupement de tels résultats dans les Livres I à IV, alors que le sixième Livre s'occupe de notions, notamment celle de similitude des figures, pour lesquelles le recours à la théorie des proportions est inévitable. Euclide pousse cette attitude assez loin puisqu'il regroupe, dans les 28 premières Propositions de son Livre I, celles qui ne dépendent pas de sa cinquième demande ou postulat des parallèles.
On peut même penser que cette attitude explique en partie pourquoi la stéréométrie euclidienne est si mal fondée. Plusieurs des premières Propositions du Livre XI (1, 2, 3, 7) ont des preuves très incertaines. Apparemment Euclide était persuadé de pouvoir réduire logiquement la stéréométrie à la géométrie plane, sans introduire de nouveaux postulats. L'exposé d'Euclide est donc très loin d'être parfait. Mais les singularités de sa structure ne s'expliquent pas, ou peu, par l'histoire des mathématiques préeuclidiennes comme le croyent les partisans de la lecture archéologique; elles résultent des choix mathématiques et épistémologiques du Stoicheïotês.
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