Les livres de l'époque hellénistique (IIIe-Ier siècle avant notre ère) sont des rouleaux de papyrus écrits en majuscules, en principe sur une seule face, de taille relativement standardisée et modeste, donc de contenu assez limité. Dans le cas des Éléments, cela impliquait une probable division en une quinzaine de rouleaux, contenant chacun un Livre, à l'exception du trop volumineux Livre X. Bien entendu l’“original” ne nous est pas parvenu et ce n'est pratiquement le cas d'aucun texte de l'Antiquité grecque.
La durée de vie plutôt limitée de ces rouleaux exigeait qu'ils soient périodiquement recopiés. Le hasard a pu jouer un rôle dans la préservation de tel ou tel exemplaire particulier, mais, sur la longue durée, compte tenu de la fragilité des supports d'écriture, un texte n'a pu parvenir jusqu'à nous qu'à condition qu'on le reproduise suffisamment souvent, ce qui suppose l'existence de certaines communautés qui y ont trouvé un intérêt.
Deux opérations techniques particulièrement importantes sont intervenues dans l'histoire du livre grec ancien :
• le passage du rouleau de papyrus au codex, d'abord de papyrus, puis de parchemin.
• la translittération byzantine.
La première opération n'est autre que l'adoption du livre à pages, écrit sur les deux faces et de contenu nettement plus important que le rouleau. Elle a semble-t-il débuté à Rome au début de notre ère. Elle permettra la constitution de corpus textuels et le développement de commentaires marginaux. Il est clair que les écrits qui n'ont pas été convertis de cette manière ont assez peu de chance d'avoir été transmis jusqu'à nous : les textes connus seulement par des rouleaux de papyrus sont fort peu nombreux et, le plus souvent, il ne s'agit que de fragments. L'adoption du codex fut une opération assez lente qui s'est poursuivie du Ier au IVe siècle de notre ère, et même au-delà. Le fait qu'elle ait été massivement appliquée aux textes des époques antérieures doit probablement être rapproché du renouveau de l'étude des textes classiques à l'époque des Antonins (II e siècle).
L'autre opération a été davantage circonscrite. Elle a été réalisée dans l'Empire byzantin à partir de la fin du VIII e siècle. Elle a consisté à utiliser, pour l'édition des textes, une forme d'écriture minuscule cursive, préalablement en usage dans la rédaction des documents administratifs, en lieu et place de l'écriture majuscule dite "onciale", un peu grosse et "coûteuse" en parchemin. Là aussi le succès et la systématisation du procédé sont certainement à mettre en relation avec un intérêt renouvelé pour les textes antiques, au cours de ce que l'on a appelé la «Renaissance byzantine» (à partir des années 850), associée à des personnages comme Léon dit le philosophe (ou le mathématicien), le patriarche Photius et Aréthas de Patras, ultérieurement archevêque de Césarée. La translittération est une opération technique assez délicate qui connut deux phases : la première (et la plus massive) aux IXe-Xe siècles, la seconde dans les années 1150-1300. Là encore, elle a agi comme un filtre : un texte non translittéré a progressivement cessé d'être lu. Sans hasard heureux, il a disparu.
Les plus anciens témoins complets des Éléments en 13 Livres sont deux manuscrits du IXe siècle, immédiatement postérieurs à l'opération de translittération en écriture minuscule dont il vient d'être question, l’un conservé à la bibliothèque Vaticane, l’autre à la Bodléianne d’Oxford. Ce dernier a l'avantage d'être daté: sa copie, commandée au clerc Stéphane par Aréthas, alors diacre, a été achevée en septembre 888. Ces deux témoins sont postérieurs de plus de mille ans à l'hypothétique original d'Euclide, mais le cas des Éléments est cependant l'un des plus favorables (les moins défavorables?) dans l'ensemble des textes grecs profanes!
Outre ces deux précieuses copies, on connaît environ 80 manuscrits, contenant le texte (en entier ou en partie), dont une bonne trentaine sont antérieurs au XV e siècle. Il existe également un palimpseste [1], daté de la fin du VIIe-début VIIIe siècle, et donc écrit en onciales, lequel contient des extraits des Livres X et XIII.
En ce qui concerne les papyri antiques, un auteur y est d’autant plus représenté qu’il était utilisé dans l’enseignement; c’est le cas d’Homère dont les fragments sur papyrus (parfois minuscules) se comptent par milliers. Dans le domaine mathématique, la plupart des papyri qui nous sont parvenus relèvent de deux catégories : (i) des documents scolaires très élémentaires ; (ii) des textes astronomiques. On n’en compte que quelques dizaines. Il est donc significatif qu’Euclide soit le seul géomètre de la tradition "savante" à être présent dans ce type de texte puisqu’on connaît quatre ou cinq papyri qui portent des petites portions des Éléments. Celui qui est probablement le plus ancien n’est d’ailleurs pas à proprement parler un extrait d’une copie d’Euclide: il provient d’un écrit qui polémiquait avec la géométrie et qui citait plusieurs énoncés euclidiens pour les réfuter (il analysait notamment la Proposition I. 9). Il était conservé dans la bibliothèque épicurienne d’Herculanum, brulée et ensevelie par l’éruption du Vésuve en 79. Le papyrus d’Oxyrhinque (voir figure 5) date sensiblement de la même époque (I er –II e siècles) ; le plus récent est du IIIe siècle. Tous portent sur des portions très élémentaires du traité (Livres I-II). Ce n’est peut-être qu’une coïncidence car il semble qu’un cinquième papyrus euclidien, provenant lui aussi d’Oxyrhinque, ait été identifié et il porterait sur la fin de la Proposition XIII. 17 (Corollaire)— début de XIII. 18, soit la toute fin des Éléments. Malheureusement ce fragment, signalé depuis plusieurs années, n’a toujours pas été publié. L'Ostrakon d'Éléphantine (image ci-dessous) est un autre exemple de témoin, portant lui aussi sur la thématique des solides réguliers du Livre XIII.
Ostrakon d'Éléphantine (IIIs. avant J. C.)
Hormis les fragments de papyri, très limités, en ce qui concerne la géométrie, nos sources sont pour l'essentiel des traités conservés par des manuscrits recopiés à intervalles réguliers dont la plupart, en ce qui concerne les sciences, ne remontent pas au-delà du IX e siècle de notre ère. Ce fragment est donc le plus ancien document mathématique antique. Le texte porte sur la construction de l'icosaèdre (Cf. Eucl., Él., XIII, 16), l'un des deux polyèdres réguliers "complexes".
Un intérêt continu pour ladite thématique s’est maintenu pendant toute l’Antiquité, en particulier à cause de la mention et de l’usage que Platon fait des 5 solides réguliers dans le Timée (voir le chapitre 6).
[1] Un palimpseste est manuscrit réemployé, après grattage d'un premier texte, pour en copier un second, mais grâce auquel on arrive encore à déchiffrer le premier (au moins en partie).