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D'Alembert: Mathématiciens des Lumières

 Dossier coordonné par Pierre Crépel

Sommaire



         La science, toujours ...

         Pierre Crepel   (CNRS)  - email

    



SOMMAIRE



1 . Introduction

2. Des sources lacunaires, des œuvres trompeuses, des partis pris discutables

3. Etrange jeunesse

4. Les débuts de la gloire

5. La décennie de l'Encyclopédie

6. Ces curieuses années soixante

7. Le 'vieux' D'Alembert

Encarts

Encart 1: Deux premiers contacts un peu froids

Encart 2: Les trois temps de la vie scientifique de D'Alembert

Encart 3 : Savants contemporains

Encart 4 : Lettre d'Auguste de Keralio à Paolo Frisi

Figures

Figure 1: Maupertuis
Figure 2: Lettre de D'Alembert à Rousseau
Figure 3 : La corderie, planche de l'Encyclopédie
Figure 4 : Lettre de Julie de Lespinasse
Figure 5 : Les revenus de D'Alembert




   Difficile d'avoir, plus que D'Alembert, pignon sur rue, au milieu du Siècle des Lumières. Rédacteur du "Discours préliminaire" de l'Encyclopédie, l'ouvrage phare de l'époque, membre de toutes les académies, correspondant privilégié de Voltaire et de quelques souverains éclairés: D'Alembert est l'homme public par excellence.
On attendrait donc que rien de sa vie ne puisse nous échapper et qu'il suffise d'ouvrir n'importe quel dictionnaire biographique réel ou virtuel pour connaître tant l'essentiel que l'anecdotique. Et pourtant ...
Les notices des encyclopédies modernes sont assez approximatives et peu équilibrées, divergentes sur les appréciations et même souvent sur les faits. Il n'existe pas de grande thèse, pas de biographie de référence sur ce savant, cet encyclopédiste, cet homme de lettres. Et la meilleure source reste son "éloge" par Condorcet quelques mois après sa mort. Certes, on dispose d'un livre intéressant, talentueux et instructif de Joseph Bertrand (1889), secrétaire de l'Académie des sciences et membre de l'Académie française. Certes, il existe aussi une sorte de biographie littéraire et philosophique très agréable et très oxfordienne, fourmillant d'informations assez originales par Ronald Grimsley (1963). Certes, on a également un instrument de travail fort précis, à savoir une thèse "bio-bibliographique" remarquable, très sérieuse, soutenue en 1967 par Gilles Maheu, mais non publiée. Certes il y a des ouvrages de qualité, consacrés soit à tel aspect de D'Alembert, soit à son milieu et dans lesquels il est l'un des personnages principaux. Cependant, reconstituer la vie de cette célébrité des Lumières reste une tâche à collecter par petits bouts. Pourquoi cela ?


Des sources lacunaires, des œuvres trompeuses, des partis pris discutables


     La première raison du malaise qu'on éprouve face aux biographies de D'Alembert tient à l'inégalité des sources. Si, à partir de sa gloire, disons vers l'âge de trente ans, on dispose d'une abondance (voire d'une surabondance) d'archives, de lettres, de textes imprimés, ou de ragots; en revanche, pour la jeunesse, c'est la disette. On n'a pour le moment retrouvé aucune lettre, ni de lui ni à lui, datant d'avant 1746 (à l'exception de sa lettre de nomination à l'Académie des sciences en 1741): comment cela est-il possible ?

La seconde raison, c'est que les ouvrages et mémoires mathématiques de D'Alembert sont difficiles à lire, donc à apprécier, que l'auteur n'a souvent guère déployé d'effort pour se faire bien comprendre et qu'il nous a donné le change en alternant les revendications de priorité quasi-obsessionnelles et des proclamations d'auto-dénigrement. Ainsi la critique s'est-elle souvent gravement trompée sur le rapport aux mathématiques de l'auteur dans la seconde moitié de sa vie, disons à partir des années 1750.

La troisième raison, c'est que les historiens et commentateurs ont été en général soit "littéraires", soit "scientifiques", mais rarement les deux à la fois. Selon les biographes, la couverture a été tirée d'un côté ou de l'autre, sans que l'interaction entre les deux aspects du personnage (si tant est qu'il y en ait deux et qu'il n'y en ait que deux) ait été bien gérée. On en a trop souvent fait un savant avec un vague appendice d'autre chose, ou au contraire un personnage qui serait passé, avec l'Encyclopédie, du mathématicien total au philosophe-pamphlétaire-littéraire total.

Nous allons essayer de nous frayer un chemin au milieu de ces écueils, en insistant sur les aspects qui nous semblent les plus méconnus: l'enfant "abandonné", sa formation, ses débuts scientifiques, le tournant des années soixante, celui des années soixante-dix, enfin la vie quotidienne à l'Académie française

Etrange jeunesse


     D'Alembert naît au début de la Régence et passe presque toute sa vie sous le règne de Louis XV. Il est le fils naturel d'une femme du monde, Madame de Tencin (1681-1749), et d'un militaire, le chevalier Destouches (1668-1726), et il a été déposé devant l'église Saint-Jean-le-Rond le 16 novembre 1717, puis mis quelques semaines en nourrice, puis confié à "la femme d'un vitrier", Mme Rousseau. Mais ne soyons pas dupes, ce n'est pas un enfant purement et simplement "abandonné", on a gardé l’œil sur lui et son père lui paie vite une pension et des études. Un voile plus ou moins pudique a été posé sur ces événements, mais il n'est peut-être pas désespéré de trouver quelques renseignements un jour ou l'autre dans des archives liées à l'une des deux familles de ses géniteurs. Madame de Tencin est une des femmes les plus célèbres de Paris, soeur du cardinal de Tencin, l'un des prélats les plus influents. Sa grossesse n'a pu passer inaperçue.



De l'ordonnance de nous Nicolas Delamarre,conseiller du Roy, commissaire du Chastellet, a esté levé un garçon nouvellement né, trouvé exposé et abandonné dans une boette de bois de sapin, exposé dans le parvis Notre-Dams sur les marches de l'église de Saint-Jean-le-Rond, lequel nous avons à l'instant fait porter à la couche des enfants trouvez pour y estre nourri et allaité en la manière accoutumée. Fait et délivré le seize novembre mil sept cent dix-sept, six heure du soir.

                                                       Delamarre
Procès verbal relatant l'abandon du nourisson D'Alembert. Dans le registre des admissions des enfants trouvés est par ailleurs mentionné "Jean le Rond, nouveau-né, sur procès verbal du commissaire Delamarre, du 16 novembre 1717, donné en nourrice à Anne Freyon. [Le 1er janvier 1718,] l'enfant a été rendu à ses parents. Cet enfant a été rendu à Sieur Molin, médecin ordinaire du Roy, qui s'en est chargé". Une "boette de bois" au lieu d'un simple lange, un "médecin ordinaire de Roy": ces indices montrent que l'enfant eut droit à un traitement de faveur.



Examinons de plus près le procès-verbal du commissaire-enquêteur et le registre matricule des admissions à l'hôpital des Enfants Trouvés (encadré ci-dessus). Comme le remarque Léon Lallemand: "les pauvres être délaissés n'étaient jamais placés dans une boëtte de bois; on se contentait habituellement de les poser à terre ou sur un banc". Nous ignorons si le commissaire Nicolas Delamarre a simplement signé le procès-verbal à titre administratif ou s'il a lui-même enquêté; nous noterons toutefois que Delamarre (1639-1723) était doyen des commissaires du Châtelet et auteur d'un important Traité de la police en trois volumes. Et depuis quand un enfant "abandonné" serait-il "rendu à ses parents" par un "médecin ordinaire du Roy" ?

Il faut bien reconnaître qu'à propos de la prime enfance de D'Alembert, on n'en sait guère davantage que les pièces officielles que son abandon et de ce qu'en dit l'intéressé dans "le Mémoire de D'Alembert par lui-même", en particulier dans la note suivante:
"Mr. d'alembert dèz l'age de 4 ans fut mis dans une pension où il resta jusqu'à l'age de 12. Mais à peine avoit-il atteint sa dixieme année, que le maitre de pension [M. Bérée] déclara qu'il n'avoit plus rien à lui apprendre, que Mr. d'alembert perdoit son temps chez lui, et qu'on feroit bien de le mettre au college où il étoit capable d'entrer en seconde."


Les travaux récents de Blake Hanna, puis le numéro 38 de Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie (avril 2005), entièrement consacré à la formation de D'Alembert, nous permettent maintenant de suivre ses études et sa jeunesse intellectuelle jusque vers 1738-1739. Les sources dont on dispose à cet égard se trouvent à la fois dans les manuscrits du savant et dans les archives des institutions qu'il a fréquentées. Le jeune homme est donc, à partir de l'automne 1730, élève du Collège des Quatre-Nations, l'un des plus prestigieux de Paris, où ont étudié en même temps que lui de nombreux personnages devenus célèbres. Il en sort maître ès arts le 2 septembre 1735, il obtient ensuite un grade universitaire de droit en 1738, puis fait un an de médecine, sans trop de goût, jusqu'en 1739 et surtout se lance dans les mathématiques en quasi-autodidacte.

D'Alembert n'a pas une très haute idée de l'enseignement qu'il a subi. Il termine ainsi l'article College de l'Encyclopédie (1753):
"je ne puis penser sans regret au tems que j'ai perdu dans mon enfance: c'est à l'usage établi, & non à mes maîtres, que j'impute cette perte irréparable; & je voudrois que mon expérience pût être utile à ma patrie."
Plus haut, dans le même article, figure ce passage célèbre:
"(...) un jeune homme après avoir passé dans un collége dix années, qu'on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu'il a le mieux employé son tems, avec la connoissance très imparfaite d'une langue morte, avec des préceptes de Rhétorique & des principes de Philosophie qu'il doit tâcher d'oublier; souvent avec une corruption de moeurs dont l'altération de la santé est la moindre suite (...)".
Dans sa biographie de D'Alembert, J. Bertrand trouve ces affirmations un peu injustes et appelle à les relativiser:
"L'éducation, à toutes les époques - on aurait grand tort de s'en plaindre, - a joint aux connaissances réellement utiles à tous un savoir convenu, sorte de franc-maçonnerie entre ceux qui le possèdent."
Et il ajoute que "savoir parler, raisonner et écrire" sur les choses qu'on a apprises est une condition nécessaire à une bonne formation et que, si elle n'est pas acquise à vingt ans, "on risque fort de l'ignorer toujours".
On notera la diversité de la culture de D'Alembert concernant toutes sortes de disciplines: le latin, la logique, le droit, la médecine. Si insupportables qu'aient été pour lui les arguties théologiques de ses maîtres jansénistes, elles ont exercé son art de réfléchir. En revanche, comme il le reconnaîtra lui-même, il est assez ignorant en chimie et en histoire naturelle.
Le caractère autodidacte de sa formation mathématique ne doit pas exagérément tromper. Au collège, à l'époque, on commençait la géométrie et un peu d'algèbre très tard, vers seize ans et on n'en faisait pas longtemps. Les universités se consacraient au droit, à la médecine et à la théologie, il n'y avait ni facultés des sciences, ni facultés des lettres; seules les écoles militaires donnaient des études mathématiques plus poussées et d'ailleurs elles ne se développent pour l'essentiel que plus tard dans le siècle. La plupart des savants géomètres du XVIIIe siècle ont appris par eux-mêmes ou avec leur famille ou grâce à des professeurs qui les ont accompagnés hors des cours obligatoires.

A la fin des années trente, D'Alembert se passionne pour les mathématiques dans leur diversité: algèbre, géométrie, calcul différentiel et intégral, mécanique, hydrodynamique. En quelques années (1739-1742), il propose à l'Académie des sciences des mémoires sur ces différents sujets. Les questions qu'il aborde sont à peu près les mêmes que celles abordées par les principaux membres de cette compagnie: Dortous de Mairan , Clairaut, Maupertuis, Privat de Molières ... Le talent du jeune savant est indéniable, mais probablement son ascension est-elle également facilité par divers académiciens en place, soit grâce à son origine familiale, soit par l'intermédiaire d'amis connus au collège. En tout cas, D'Alembert devient lui-même "adjoint astronome" le 13 mai 1741. Parmi les mémoires qu'il présente, l'un d'eux fait particulièrement impression, c'est celui qu'il lit fin 1742 et qui va bientôt devenir le Traité de dynamique.



Les débuts de la gloire


     C'est donc le Traité de dynamique qui assure la gloire de son auteur dès 1743. Maupertuis fait partout l'éloge de l'homme et de l'oeuvre: il écrit à Jean II Bernoulli à Bâle, le 12 novembre: "Voilà un jeune Dalembert qui est véritablement un prodige, étant parvenu tout seul au point où il en est en géométrie; et joignant à cela toutes les autres formes d'esprits qu'on peut souhaiter; jusqu'à celui de comédien et de pantomime excellent. Avez-vous vu son livre de dynamique, qu'en pensez vous et qu'en pensent votre père [Jean I] et votre frère [Daniel] ? Quel que soit l'ouvrage, l'auteur est bien au-dessus et avec l'âme la plus blanche qui ait jamais été". Comme dit Elisabeth Badinter, dans les Passions Intellectuelles, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre et Daniel Bernoulli s'empresse d'en informer à Euler à Berlin.



  Figure 1
 
Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759)




Malheureusement, comme nous l'avons dit, on ne connaît pas de correspondance de D'Alembert à cette époque. Néanmoins on sait qu'il est introduit dans les salons, probablement par Maupertuis, au plus tard en 1743, dans celui de Mme du Deffand, dans celui de Mme Geoffrin. A l'époque, Mme de Tencin (qui est la mère de D'Alembert !) tient l'un des salons les plus en vue de Paris où viennent les académiciens les plus renommés, Mairan, Maupertuis et Fontenelle. Difficile de croire que, même si D'Alembert n'a aucune relation avec sa mère, dans ce petit monde où tous se connaissent, la parenté ne fasse rien à l'affaire.
Coup sur coup, dans les quelques années qui suivent, D'Alembert enchaîne les traités et les mémoires les plus marquants: sur les fluides, le théorème fondamental de l'algèbre, les cordes vibrantes, la précession des équinoxes, la théorie de la Lune. Mais ce qui change sous un autre aspect le cours de sa vie, c'est le prix de l'Académie de Berlin sur la Cause générale des Vents, en 1746. La pièce de l'auteur est remarquable, bien qu'elle réponde assez peu au problème posé, qu'elle soit plutôt une théorie des marées atmosphériques et qu'elle apporte plus de nouveauté en mathématiques qu'en physique. Surtout, elle lui ouvre l'amitié de Frédéric II et lui permet une correspondance dense avec Euler, le plus grand mathématicien du siècle. 1749 marque une apogée.

La décennie de l'Encyclopédie


     D'Alembert s'est engagé plus tôt qu'on ne croit dans l'aventure encyclopédique, dès décembre 1745. Dans l'une des premières lettres qu'on connaisse de lui, il écrit à Adhémar, au printemps 1746: je traduis "une colomne par jour du dictionnaire anglois des arts [... ce] qui me vaut trois louis par mois".
Il s'agit bien sûr de la Cyclopaedia de Chambers (la première édition est de 1728) qui constitue le point de départ de l'Encyclopédie. A l'époque c'est l'abbé de Gua qui est chargé par les libraires de la coordination intellectuelle de l'entreprise, mais cette tâche va vite être confiée à Diderot et à D'Alembert. Entre ces deux hommes, Rousseau, Condillac, etc. c'est alors l'effervescence.
Le Prospectus sort en 1750, le premier volume fin janvier 1751, avec le "Discours préliminaire" signé D'Alembert. Le Discours vaut à D'Alembert la haine des conservateurs et des dévots. Mais il lui vaut aussi l'admiration des Philosophes. Mme du Deffand se lance dans une campagne tous azimuts pour faire élire D'Alembert à l'Académie française: le 28 novembre 1754, la chose est faite, après plusieurs échecs. La première édition des Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie, publiée "à Berlin", en fait à Paris, en 1753 était-elle un dossier de candidature à l'Académie française ou bien un ouvrage original, cohérent au-delà de son aspect anarchique ? C'est ce que nous examinons dans un autre chapitre. En tout cas, D'Alembert joint maintenant la gloire littéraire à la gloire scientifique.
L'implication du savant est intense dans l'Encyclopédie jusqu'au début 1758, c'est-à-dire jusqu'à la polémique de l'article "Genève" et à l'attaque massive des adversaires des Philosophes.
D'Alembert rédige des articles, surtout de mathématiques et de physique, mais il recrute aussi des collaborateurs tant dans les académies des sciences que chez les philosophes les plus prestigieux (voir le chapitre consacré à cette question). Bien que sa participation soit moindre que celle de Diderot, c'est souvent lui qui en est considéré alors (en partie à tort) comme l'âme, surtout dans les pays étrangers.



Figure 2
 



Lettre de D'Alembert du 27 juin 1758 à Rousseau, un des détracteurs de l'article "Genève" de l'Encyclopédie. Deux jours plus tôt, Rousseau s'était justifié en lui écrivant qu'il avait "tâché d'accorder ce que je vous dois avec ce que je dois  à ma Patrie".




On a beaucoup parlé des salons comme lieux d'élaboration de la pensée des Lumières. On néglige trop le rôle des librairies. Le passage suivant d'Auguste-Savinien Le Blond, publié en 1802 dans l'Appendice de l'Histoire des mathématiques de Montucla, nous en apprend plus qu'un long discours sur ce milieu au cours de la décennie de l'Encyclopédie:
"On a souvent vu les gens de lettres rechercher dans la librairie des rapports également essentiels à leur gloire et à leurs intérêts; et plus d'une existence scientifique a dépendu de tel ou tel degré de facilités offertes par le commerce à la publication d'un ouvrage; c'est le témoignage que Lalande rend au libraire Desaint.
Mais la maison de Jombert avoit véritablement un caractère plus intéressant par l'aisance et la bonne humeur du maître, et les agréments de sa femme; ce magasin étoit devenu le chef-lieu de la librairie des sciences et des arts.
C'est là que riant des Académies, et de la morgue dont chacun d'eux au Louvre n'avoit garde de se défendre, le mathématicien et le poëte, le moraliste et le tacticien, le peintre et le médecin se réunissoient chaque soir, et pour conserver une de leurs expressions familières, s'émoustilloient mutuellement pour entretenir leur esprit dans la vivacité et le ressort, nécessaires à toutes ses opérations, et où des soupers agréables terminoient souvent des soirées intéressantes.
Le rapprochement étoit d'autant plus piquant chez Jombert que son fonds, principalement consacré aux mathématiques, s'étendoit nécessairement à deux ramifications bien riches, l'art militaire et l'architecture, et que par celle-ci, aussi bien que par la perspective, se rattachoit le peu de livres que les beaux-arts aient fournis.
Aussi avec Diderot, d'Alembert, de Gua, se trouvoient Lalande, Blondel, Cochin, Coustou, le Blond, mort en 1781, et son neveu.
C'est parmi eux qu'il [Montucla] trouva non-seulement des émules, mais des amis pour le reste de sa vie; et le Blond, d'Alembert, Cochin furent ceux qui survécurent le plus."




Figure 3



La corderie, planche de l'Encyclopédie




1758-1759 sont des années de rupture: avec l'Encyclopédie, avec Diderot. Certes D'Alembert, après s'être fait un peu prier, continue à rédiger des articles scientifiques dans le dictionnaire, mais il cesse le reste: les articles "philosophiques", la recherche de collaborateurs, la co-direction. Il se lance dans une nouvelle édition de ses Mélanges, plus que doublée de volume, notamment avec son "Essai sur les élémens de philosophie".

Ces curieuses années soixante


     Nous venons de voir l'investissement de D'Alembert, au cours de la décennie cinquante, dans la rédaction et la co-direction de l’Encyclopédie. Le savant ne cesse pas pour autant les recherches proprement scientifiques, mais il présente peu de mémoires académiques ; même ses deux traités publiés en 1752, puis en 1754-56, résultent de fait assez largement de recherches effectuées à la fin de la décennie précédente. Dans cette époque de transition, les articles de l’Encyclopédie peuvent lui servir à la marge de lieu de diffusion de quelques résultats nouveaux, mais le genre même encyclopédique ne peut s’y prêter qu’occasionnellement. Cela signifie-t-il, comme on l'a dit souvent, que D'Alembert a pour l'essentiel abandonné les sciences vers 1750-1755 pour se consacrer à la littérature, à l'histoire, à la philosophie, à la vie de salon, à la polémique et aux combats politiques ? Rien n'est plus faux. La décennie soixante est riche de travaux scientifiques originaux, mais elle est déroutante pour diverses raisons, dont la stratégie éditoriale de l’auteur avec ses étranges « Opuscules mathématiques ».

Les relations entre D’Alembert et les académies se sont tendues dans les années cinquante, voyons-en les causes.
La première d’entre elles remonte au prix de l’Académie de Berlin sur les fluides. D’Alembert a envoyé une pièce latine en décembre 1749 pour concourir à ce prix et, sous l’impulsion d’Euler, le personnage le plus influent de l’académie, le prix lui a été refusé. Euler a en outre utilisé les idées qui y étaient contenues pour rédiger plusieurs mémoires sur les fluides, dans lesquels on trouve ce qu’on appelle aujourd’hui « les équations d’Euler ». L’encyclopédiste français a très mal pris la chose et a décidé un peu plus tard d’éditer une version française enrichie de sa pièce, ce qui va donner l’Essai d’une nouvelle Théorie de la résistance des Fluides (1752).

D’Alembert a vraisemblablement espéré un soutien actif de l’Académie des sciences de Paris sur ce conflit. Certes, celle-ci l’a d’abord autorisé à lire une synthèse de son travail à l’Assemblée publique de rentrée d’automne, le 13 novembre 1751. Ensuite, par le rapport de Nicole et Lemonnier, elle a « jugé digne de l’impression » l’ouvrage qui en est issu, Essai d’une nouvelle Théorie de la résistance des Fluides, ce que le secrétaire Grandjean de Fouchy a certifié le 22 décembre 1751, permettant ainsi la publication « avec approbation et privilege du roi ». Elle a ensuite annoncé la parution de l’ouvrage, mais seulement en quelques lignes. D’Alembert s’attendait à un long compte rendu élogieux et, du coup, est sans doute entré en fureur. Le registre du Comité de librairie comporte, à la date du 14 février 1756 une étrange question (d’apparence générale, sans mention de nom) de Grandjean de Fouchy sur l’obligation ou non qu’avait le secrétaire de faire, dans la partie « Histoire » des volumes académiques, un « extrait de l’ouvrage d’un académicien qui s’est contenté d’en mettre un exemplaire dans la bibliothèque, sans lui faire la politesse de lui en donner un ». Il lui est répondu que c’est facultatif. Les registres des séances de 1756, à la date du 7 décembre, montrent que l’incident concerne précisément D’Alembert et l’Essai sur la résistance des fluides. Finalement, pour « faire plaisir », Grandjean de Fouchy rédige un compte rendu de l’ouvrage.

D’autre part, non seulement D’Alembert a coupé les ponts avec Euler, mais ses rapports avec l’Académie de Berlin se dégradent sérieusement suite à diverses polémiques relatives au calcul intégral, à la précession des équinoxes et aux cordes vibrantes. L’affaire éclate publiquement en février 1757, parce qu’Euler refuse à D’Alembert une sorte de droit de réponse dans les volumes de l’Académie de Berlin. Ce dernier proteste par une lettre à Formey du 4 février. L’Académie de Berlin confirme ce refus le 17 février, en dédouane Euler, endosse la responsabilité et publie la lettre de D’Alembert avec une mise au point.

Il existe d’ailleurs d’autres incidents à répétition à Paris, notamment avec Clairaut et Fontaine. Dix ans plus tard, D’Alembert le rappelle dans une lettre à Lagrange du 2 mars 1765. « [...] je veux éviter les tracasseries avec l’Académie, où je ne donne point de Mémoires par les raisons que je vous ai dites, et même avec l’Académie de Berlin, où depuis longtemps je n’en envoie pas non plus [...] »

Malheureusement, D’Alembert n’est pas plus explicite et il est probable que « les raisons que je vous ai dites » aient été exposées oralement à Lagrange lors de son passage à Paris en 1763, ce qui donne peu d’espoir de retrouver des développements écrits desdites raisons qu’on entrevoit cependant assez bien.

Nous parlons ailleurs du contenu des Opuscules mathématiques, de leur originalité. Limitons-nous ici à quelques remarques: ce sont environ quatre mille pages s'étalant sur vingt ans (1761-1780) et traitant tous les sujets, sous une forme assez désordonnée et souvent peu pédagogique, l'auteur exposant les idées "comme elles lui viennent"; plus on avance dans le temps, plus les mémoires sont décousus. Aux thèmes que D'Alembert abordait dans les années quarante, il en ajoute ici deux autres: l'optique et les probabilités.

En 1760, nous sommes en plein milieu de la Guerre de Sept Ans (1756-1763). La France y est opposée tant à l'Angleterre qu'à la Prusse de Frédéric II. Les institutions scientifiques sont désorganisées, les volumes des académies ne paraissent plus ou prennent des retards indéterminés, les communications sont plus ou moins coupées, les découvertes marquantes faites à l'étranger sont souvent ignorées. Un événement qui va changer assez notablement la vie scientifique concrète de D'Alembert, c'est comme nous le verrons dans un autre chapitre, la venue à Paris du Suédois Bengt Ferner en novembre 1760, les savants français, à commencer par Clairaut et D'Alembert apprennent les travaux théoriques et pratiques des Anglais et des Suédois sur les lunettes achromatiques et D'Alembert va se lancer à corps perdu dans un millier de pages de calculs qui vont l'occuper longtemps jusqu'au milieu de la décennie.

La Guerre de Sept Ans terminée, D'Alembert répond enfin à l'invitation de Frédéric II et se rend à Potsdam et à Berlin, à l'été 1763, il y renoue aussi provisoirement avec Euler jusqu'à ce que les deux hommes se refâchent à nouveau début 1765. Mais deux grands changements se produisent alors dans la vie de D'Alembert. Le premier c'est le voyage de Lagrange à Paris que nous avons évoqué ci-dessus. Les deux hommes avaient une correspondance, mais purement scientifique et assez distante, depuis 1758; à partir de 1763, elle s'intensifie et devient amicale: enfin D'Alembert n'est plus isolé comme savant-philosophe, il va l'être encore moins parce que Condorcet, âgé d'un peu plus de vingt ans, devient vite son ami le plus proche.

Le second changement se situe en 1765: en quelques mois tout est bouleversé. D'Alembert publie son seul ouvrage polémique sur la religion et sur l'Eglise, la Destruction des jésuites, d'ailleurs plus sévère contre les jansénistes que contre les jésuites. Cela lui vaut l'animosité de Choiseul qui lui fait refuser pendant six mois la pension à laquelle il a droit, suite à la mort de Clairaut le 17 mai. Peu après, D'Alembert tombe gravement malade et manque de mourir, il doit alors quitter son logis où il était encore "chez sa nourrice" pour s'installer dans le même hôtel que Julie de Lespinasse, laquelle a créé un nouveau salon l'année précédente, suite à sa rupture avec Mme du Deffand.






Figure 4

 
  Julie de Lespinasse (1732 - 1776). Lectrice de Mme de Deffand, ell rencontra D'Alembert lors des salons de celle-ci. Une profonde amitié les unit jusqu'au décès de Julie. Passionnéeelle envoya en juin 1774, une lettre poignante d'adieu à son ami (ci-contre), ayant appris la mort de son amant, le Marquis de Mora : "Hélas! Quand vous lirez ceci, je serai délivrée du poids qui m'accable. Adieu mon ami adieu."                                                               





1769 est pour D'Alembert une année plus cruciale qu'on ne croit. En 1767, il a publié le supplément de ses Mélanges de littérature d'histoire et de philosophie, dans lequel on trouve de nombreux textes nouveaux et importants. En 1768, il a fait imprimer coup sur coup deux tomes (IV et V) des Opuscules mathématiques, avec des mémoires originaux sur tous les sujets. D'Alembert sort donc d'une époque féconde en travaux de fond. Et il décide de se réinvestir dans la vie de l'Académie des sciences.

L'Académie a un secrétaire "perpétuel". A l'époque, c'est Grandjean de Fouchy, personnage sérieux, d'envergure moyenne, moins pâle toutefois qu'on ne l'a dit. C'est une tâche lourde que Fouchy assume plus de trente ans: organisation des séances, comptes rendus dans l'Histoire de l'Académie, publication des volumes annuels de mémoires, éloges des académiciens morts, correspondance avec les autorités, etc. Mais chaque année officie aussi, à tour de rôle, un "directeur" qui peut, s'il le souhaite jouer un rôle actif. Ce fut le cas de Réaumur à de nombreuses reprises, ce sera celui de Lavoisier en 1785. C'est aussi celui de D'Alembert en 1769.

D'Alembert a refusé plusieurs fois la présidence de l'Académie de Berlin. A l'Académie des sciences de Paris, il a essuyé de nombreuses rebuffades et s'est exposé à divers conflits. Certes, depuis 1765, le paysage s'y est éclairci pour lui: son principal adversaire, Clairaut, vient de mourir; lui-même est enfin devenu pensionnaire en titre, mais il ne pense pas pour lui au secrétariat et il s'en est souvent expliqué. L'ampleur de la charge, le peu d'intérêt et de compétence qu'il a pour la chimie et l'histoire naturelle, sa volonté d'indépendance et de tranquillité, tout cela l'en éloigne personnellement. Il y pensera pour son disciple Condorcet, comme nous le verrons plus loin, mais restons en 1769. En tant que directeur D'Alembert prépare une réforme visant à créer plus d'égalité entre les académiciens. Après tout, à l'Académie française, on est académicien, un point c'est tout: pas d'honoraires, de pensionnaires, d'associés, d'adjoints, de correspondants - seulement quarante académiciens. Et D'Alembert, tout comme Duclos, le secrétaire de l'Académie française, ont insisté sur le bien-fondé de cette égalité, notamment dans les articles de l'Encyclopédie. Aux sciences, il y a toute cette hiérarchie compliquée qui entraîne par exemple que, pour l'élection d'un "associé géomètre", ce sont des pensionnaires médecins, botanistes et autres qui décident dans des domaines dont ils ne connaissent pas un traitre mot. Transposé en termes modernes: les assistants de mathématiques sont nommés par les mandarins de la fac de médecine. D'Alembert se jette comme un beau diable et avec intelligence dans cette réforme, non sans en avoir discuté avec son entourage, voire avec les autorités de tutelle. La tradition conservatrice, au sein de l'académie et en dehors, est plus forte et il échoue en janvier 1770: "Sa Majesté a décidé qu'il falloit laisser les choses en l'état où elles sont". C'est la dépression, qui n'a certainement pas cette seule cause, bien entendu. D'Alembert se plaint d'une "foiblesse de tête" qui le "rend incapable d'application" et en juin, il dit à Voltaire: "à mon imbécillité continue s'est joint, depuis quelques jours, une profonde mélancolie".

On connaît la suite. Une telle maladie se soigne par "le voyage en Italie". Julie de Lespinasse prie Condorcet d'accompagner le patient, celui-ci demande une subvention à Frédéric II qui la lui accorde avec empressement. Les deux hommes partent pour Ferney à la mi-septembre 1770. Le patriarche leur passe le flambeau de la lutte contre l'infâme; ils renoncent à l'Italie. Contrairement à ce qu'on a parfois affirmé, ils ne rentrent pas directement ni séparément. Ils ont d'abord de nombreuses rencontres à Genève, ensuite ils passent par Lyon, Nîmes, Montpellier, Marseille, Aix et encore Lyon, ils y ont des conversations diverses tant avec des magistrats éclairés qu'avec des savants actifs. Cette toile tissée avec les philosophes des provinces méridionales aura des conséquences par la suite, tant pour la participation des deux savants aux combats de Voltaire que pour les tentatives d'organisation collective de la science.

Nul doute que D'Alembert et Condorcet font aussi beaucoup de mathématiques en chemin, comme en témoignent les nombreux mémoires qu'ils lisent ou présentent dans la foulée à l'Académie. Nul doute que germe, explicitement ou implicitement, dans la tête de D'Alembert l'idée de propulser Condorcet comme secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences "à la place de cet imbécille de Fouchi": l'affaire prendra plusieurs années avec deux étapes principales, l'obtention du secrétariat adjoint en 1773, puis celle du secrétariat en titre en 1776, après une période de "tracasseries" assez éprouvante.

Le "vieux" D'Alembert


     Mais revenons à D'Alembert. S'il ne brigue pas pour lui-même le secrétariat de l'Académie des sciences, il accepte sans difficultés celui de l'Académie française, charge beaucoup moins lourde qu'il a d'ailleurs déjà assumée de fait à plusieurs reprises pendant les absences ou les maladies de Duclos. C'est le 9 avril 1772 que D'Alembert est élu. Il est membre de l'Académie française depuis près de vingt ans et d'une assiduité remarquable. En effet, l'académie se réunit trois fois par semaine, les lundis, jeudis et samedis, alors que celle des sciences ne le fait que deux fois, les mercredis et également les samedis. Le samedi il faut choisir et le savant choisit presque toujours la française, sauf en 1769 bien sûr. Parmi les Quarante Immortels, combien sont-ils à chaque séance ? Entre six et huit ! sauf les jours d'élections où ils sont un peu plus d'une vingtaine ... Et que font-ils ? Ils s'occupent essentiellement du dictionnaire, nous en parlerons dans un chapitre un peu plus loin. D'Alembert se lance aussi dans la rédaction d'une centaine d'éloges d'académiciens morts entre 1700 et 1770.




Figure 5



Les revenus de D'Alembert à la fin de sa vie, paraphés par un notaire. Les sources, multiples, sont liés tant à son travail scientifique que littéraire. Avec 22130 livres pour l'année, D'Alembert fait partie des bourgeois aisés.
L'enfant abandonné a fait du chemin ...



Les années soixante-dix vont donc être plus "littéraires" que les années soixante. Ce sont aussi celles de l'avènement de Louis XVI et du ministère Turgot (1774-1776) où s'impliquent beaucoup les amis de D'Alembert, pour réformer la monarchie, pour y introduire plus de liberté et d'esprit éclairé. Ce sont enfin celles de la souffrance et de la mort de Julie de Lespinasse (mai 1776), puis de Mme Geoffrin (1777), puis de Voltaire (1778). Le savant se complait à dire, notamment à Lagrange, qu'il n'est plus bon à rien en géométrie, ce n'est pas si vrai que ça: il publie encore trois volumes d'Opuscules mathématiques qui contiennent des nouveautés intéressantes, même si leur auteur les dénigre en les appelant "les haillons de ma décrépitude géométrique".

Là encore, il convient de refuser une légende tenace, celle d'un homme vieux, aigri, fini dès les milieu des années soixante-dix. Les témoignages fiables sont formels, ceux de Condorcet, de Keralio: jusqu'à l'été 1783, même affaibli, D'Alembert souffre peu, travaille tant en littérature qu'en géométrie, converse avec ses amis, assiste aux séances académiques, ce n'est qu'à partir de juillet 1783 que la maladie de la pierre, dont il est atteint et pour laquelle son médecin se trompe de diagnostic, provoque des ravages dont il ne peut se remettre et dont il meurt le 29 octobre.