D'Alembert s'est engagé plus
tôt qu'on ne croit dans
l'aventure encyclopédique, dès
décembre 1745. Dans
l'une des premières lettres qu'on connaisse de lui, il
écrit à Adhémar, au printemps 1746: je
traduis
"une colomne par jour du dictionnaire anglois des arts [... ce] qui me
vaut trois louis par mois".
Il s'agit bien sûr de la
Cyclopaedia
de Chambers (la première édition est de 1728) qui
constitue le point de départ de l'
Encyclopédie.
A l'époque c'est l'abbé de Gua qui est
chargé par
les libraires de la coordination intellectuelle de l'entreprise, mais
cette tâche va vite être confiée
à Diderot et
à D'Alembert. Entre ces deux hommes, Rousseau, Condillac,
etc.
c'est alors l'effervescence.
Le
Prospectus
sort en 1750, le
premier volume fin janvier 1751, avec le "Discours
préliminaire"
signé D'Alembert. Le Discours vaut à D'Alembert
la haine
des conservateurs et des dévots. Mais il lui vaut aussi
l'admiration des
Philosophes.
Mme du Deffand se lance dans une campagne tous azimuts pour faire
élire D'Alembert à l'Académie
française: le
28 novembre 1754, la chose est faite, après plusieurs
échecs. La première édition des
Mélanges de
littérature, d'histoire et de philosophie,
publiée "à Berlin", en fait à Paris,
en 1753
était-elle un dossier de candidature à
l'Académie
française ou bien un ouvrage original, cohérent
au-delà de son aspect anarchique ? C'est ce que nous
examinons
dans un autre chapitre. En tout cas, D'Alembert joint maintenant la
gloire littéraire à la gloire scientifique.
L'implication du savant est intense dans l'
Encyclopédie
jusqu'au début 1758, c'est-à-dire
jusqu'à la
polémique de l'article "Genève" et à
l'attaque
massive des adversaires des Philosophes.
D'Alembert rédige des articles, surtout de
mathématiques
et de physique, mais il recrute aussi des collaborateurs tant dans les
académies des sciences que chez les philosophes les plus
prestigieux (voir le chapitre consacré à cette
question).
Bien que sa participation soit moindre que celle de Diderot, c'est
souvent lui qui en est considéré alors (en partie
à tort) comme l'âme, surtout dans les pays
étrangers.
Figure 2
Lettre de
D'Alembert du 27 juin 1758 à Rousseau, un des
détracteurs de l'article "Genève" de l'Encyclopédie.
Deux jours plus tôt, Rousseau s'était
justifié en
lui écrivant qu'il avait "tâché
d'accorder ce que
je vous dois avec ce que je dois à ma Patrie".
|
On a beaucoup parlé des salons comme lieux
d'élaboration
de la pensée des Lumières. On néglige
trop le
rôle des librairies. Le passage suivant d'Auguste-Savinien Le
Blond, publié en 1802 dans l'Appendice de l'
Histoire des
mathématiques de Montucla, nous en apprend plus
qu'un long discours sur ce milieu au cours de la décennie de
l'
Encyclopédie:
"On a souvent vu les gens de lettres rechercher dans la librairie des
rapports également essentiels à leur gloire et
à
leurs intérêts; et plus d'une existence
scientifique a
dépendu de tel ou tel degré de
facilités offertes
par le commerce à la publication d'un ouvrage; c'est le
témoignage que Lalande rend au libraire Desaint.
Mais la maison de Jombert avoit véritablement un
caractère plus intéressant par l'aisance et la
bonne
humeur du maître, et les agréments de sa femme; ce
magasin
étoit devenu le chef-lieu de la librairie des sciences et
des
arts.
C'est là que riant des Académies, et de la morgue
dont
chacun d'eux au Louvre n'avoit garde de se défendre, le
mathématicien et le poëte, le moraliste et le
tacticien, le
peintre et le médecin se réunissoient chaque
soir, et
pour conserver une de leurs expressions familières,
s'émoustilloient mutuellement pour entretenir leur esprit
dans
la vivacité et le ressort, nécessaires
à toutes
ses opérations, et où des soupers
agréables
terminoient souvent des soirées intéressantes.
Le rapprochement étoit d'autant plus piquant chez Jombert
que
son fonds, principalement consacré aux
mathématiques,
s'étendoit nécessairement à deux
ramifications
bien riches, l'art militaire et l'architecture, et que par celle-ci,
aussi bien que par la perspective, se rattachoit le peu de livres que
les beaux-arts aient fournis.
Aussi avec Diderot, d'Alembert, de Gua, se trouvoient Lalande, Blondel,
Cochin, Coustou, le Blond, mort en 1781, et son neveu.
C'est parmi eux qu'il [Montucla] trouva non-seulement des
émules, mais des amis pour le reste de sa vie; et le Blond,
d'Alembert, Cochin furent ceux qui survécurent le plus."
Figure 3
La corderie, planche
de l'Encyclopédie
|
1758-1759 sont des années de rupture: avec l'
Encyclopédie,
avec Diderot. Certes D'Alembert, après s'être fait
un peu
prier, continue à rédiger des articles
scientifiques dans
le dictionnaire, mais il cesse le reste: les articles "philosophiques",
la recherche de collaborateurs, la co-direction. Il se lance dans une
nouvelle édition de ses
Mélanges,
plus que doublée de volume, notamment avec son "Essai sur
les élémens de philosophie".
Nous venons de voir l'investissement de
D'Alembert, au cours de la
décennie cinquante, dans la rédaction et la
co-direction
de l’
Encyclopédie.
Le savant ne cesse pas pour autant les recherches proprement
scientifiques, mais il présente peu de mémoires
académiques ; même ses deux traités
publiés
en 1752, puis en 1754-56, résultent de fait assez largement
de
recherches effectuées à la fin de la
décennie
précédente. Dans cette époque de
transition, les
articles de l’
Encyclopédie
peuvent lui servir à la marge de lieu de diffusion de
quelques
résultats nouveaux, mais le genre même
encyclopédique ne peut s’y prêter
qu’occasionnellement. Cela signifie-t-il, comme on l'a dit
souvent, que D'Alembert a pour l'essentiel abandonné les
sciences vers 1750-1755 pour se consacrer à la
littérature, à l'histoire, à la
philosophie,
à la vie de salon, à la polémique et
aux combats
politiques ? Rien n'est plus faux. La décennie soixante est
riche de travaux scientifiques originaux, mais elle est
déroutante pour diverses raisons, dont la
stratégie
éditoriale de l’auteur avec ses
étranges «
Opuscules mathématiques ».
Les relations entre D’Alembert et les académies se
sont
tendues dans les années cinquante, voyons-en les causes.
La première d’entre elles remonte au prix de
l’Académie de Berlin sur les fluides.
D’Alembert a
envoyé une pièce latine en décembre
1749 pour
concourir à ce prix et, sous l’impulsion
d’Euler, le
personnage le plus influent de l’académie, le prix
lui a
été refusé. Euler a en outre
utilisé les
idées qui y étaient contenues pour
rédiger
plusieurs mémoires sur les fluides, dans lesquels on trouve
ce
qu’on appelle aujourd’hui « les
équations
d’Euler ». L’encyclopédiste
français a
très mal pris la chose et a décidé un
peu plus
tard d’éditer une version française
enrichie de sa
pièce, ce qui va donner l’
Essai d’une nouvelle
Théorie de la résistance des Fluides
(1752).
D’Alembert a vraisemblablement espéré
un soutien
actif de l’Académie des sciences de Paris sur ce
conflit.
Certes, celle-ci l’a d’abord autorisé
à lire
une synthèse de son travail à
l’Assemblée
publique de rentrée d’automne, le 13 novembre
1751.
Ensuite, par le rapport de Nicole et Lemonnier, elle a «
jugé digne de l’impression »
l’ouvrage qui en
est issu,
Essai
d’une nouvelle Théorie de la résistance
des Fluides,
ce que le secrétaire Grandjean de Fouchy a
certifié le 22
décembre 1751, permettant ainsi la publication «
avec
approbation et privilege du roi ». Elle a ensuite
annoncé
la parution de l’ouvrage, mais seulement en quelques lignes.
D’Alembert s’attendait à un long compte
rendu
élogieux et, du coup, est sans doute entré en
fureur. Le
registre du Comité de librairie comporte, à la
date du 14
février 1756 une étrange question
(d’apparence
générale, sans mention de nom) de Grandjean de
Fouchy sur
l’obligation ou non qu’avait le
secrétaire de faire,
dans la partie « Histoire » des volumes
académiques,
un « extrait de l’ouvrage d’un
académicien qui
s’est contenté d’en mettre un exemplaire
dans la
bibliothèque, sans lui faire la politesse de lui en donner
un
». Il lui est répondu que c’est
facultatif. Les
registres des séances de 1756, à la date du 7
décembre, montrent que l’incident concerne
précisément D’Alembert et l’
Essai sur la
résistance des fluides. Finalement, pour
« faire plaisir », Grandjean de Fouchy
rédige un compte rendu de l’ouvrage.
D’autre part, non seulement D’Alembert a
coupé les
ponts avec Euler, mais ses rapports avec
l’Académie de
Berlin se dégradent sérieusement suite
à diverses
polémiques relatives au calcul intégral,
à la
précession des équinoxes et aux cordes vibrantes.
L’affaire éclate publiquement en
février 1757,
parce qu’Euler refuse à D’Alembert une
sorte de
droit de réponse dans les volumes de
l’Académie de
Berlin. Ce dernier proteste par une lettre à Formey du 4
février. L’Académie de Berlin confirme
ce refus le
17 février, en dédouane Euler, endosse la
responsabilité et publie la lettre de D’Alembert
avec une
mise au point.
Il existe d’ailleurs d’autres incidents
à
répétition à Paris, notamment avec
Clairaut et
Fontaine. Dix ans plus tard, D’Alembert le rappelle dans une
lettre à Lagrange du 2 mars 1765. « [...] je veux
éviter les tracasseries avec
l’Académie, où
je ne donne point de Mémoires par les raisons que je vous ai
dites, et même avec l’Académie de
Berlin, où
depuis longtemps je n’en envoie pas non plus [...] »
Malheureusement, D’Alembert n’est pas plus
explicite et il
est probable que « les raisons que je vous ai dites
» aient
été exposées oralement à
Lagrange lors de
son passage à Paris en 1763, ce qui donne peu
d’espoir de
retrouver des développements écrits desdites
raisons
qu’on entrevoit cependant assez bien.
Nous parlons ailleurs du contenu des
Opuscules
mathématiques,
de leur originalité. Limitons-nous ici à quelques
remarques: ce sont environ quatre mille pages s'étalant sur
vingt ans (1761-1780) et traitant tous les sujets, sous une forme assez
désordonnée et souvent peu
pédagogique, l'auteur
exposant les idées "comme elles lui viennent"; plus on
avance
dans le temps, plus les mémoires sont décousus.
Aux
thèmes que D'Alembert abordait dans les années
quarante,
il en ajoute ici deux autres: l'optique et les probabilités.
En 1760, nous sommes en plein milieu de la Guerre de Sept Ans
(1756-1763). La France y est opposée tant à
l'Angleterre
qu'à la Prusse de Frédéric II. Les
institutions
scientifiques sont désorganisées, les volumes des
académies ne paraissent plus ou prennent des retards
indéterminés, les communications sont plus ou
moins
coupées, les découvertes marquantes faites
à
l'étranger sont souvent ignorées. Un
événement qui va changer assez notablement la vie
scientifique concrète de D'Alembert, c'est comme nous le
verrons
dans un autre chapitre, la venue à Paris du
Suédois Bengt
Ferner en novembre 1760, les savants français, à
commencer par Clairaut et D'Alembert apprennent les travaux
théoriques et pratiques des Anglais et des
Suédois sur
les lunettes achromatiques et D'Alembert va se lancer à
corps
perdu dans un millier de pages de calculs qui vont l'occuper longtemps
jusqu'au milieu de la décennie.
La Guerre de Sept Ans terminée, D'Alembert répond
enfin
à l'invitation de Frédéric II et se
rend à
Potsdam et à Berlin, à
l'été 1763, il y
renoue aussi provisoirement avec Euler jusqu'à ce que les
deux
hommes se refâchent à nouveau début
1765. Mais deux
grands changements se produisent alors dans la vie de D'Alembert. Le
premier c'est le voyage de Lagrange à Paris que nous avons
évoqué ci-dessus. Les deux hommes avaient une
correspondance, mais purement scientifique et assez distante, depuis
1758; à partir de 1763, elle s'intensifie et devient
amicale:
enfin D'Alembert n'est plus isolé comme savant-philosophe,
il va
l'être encore moins parce que Condorcet,
âgé d'un
peu plus de vingt ans, devient vite son ami le plus proche.
Le second changement se situe en 1765: en quelques mois tout est
bouleversé. D'Alembert publie son seul ouvrage
polémique
sur la religion et sur l'Eglise, la
Destruction des
jésuites,
d'ailleurs plus sévère contre les
jansénistes que
contre les jésuites. Cela lui vaut l'animosité de
Choiseul qui lui fait refuser pendant six mois la pension à
laquelle il a droit, suite à la mort de Clairaut le 17 mai.
Peu
après, D'Alembert tombe gravement malade et manque de
mourir, il
doit alors quitter son logis où il était encore
"chez sa
nourrice" pour s'installer dans le même hôtel que
Julie de
Lespinasse, laquelle a créé un nouveau salon
l'année précédente, suite à
sa rupture avec
Mme du Deffand.
Figure 4 |
|
Julie de Lespinasse (1732
- 1776). Lectrice de Mme de Deffand, ell rencontra D'Alembert lors des
salons de celle-ci. Une profonde amitié les unit jusqu'au
décès de Julie. Passionnéeelle envoya
en juin
1774, une lettre poignante d'adieu à son ami (ci-contre),
ayant
appris la mort de son amant, le Marquis de Mora : "Hélas!
Quand
vous lirez ceci, je serai délivrée du poids qui
m'accable. Adieu mon ami adieu."
|
1769 est pour D'Alembert une année plus cruciale qu'on ne
croit. En 1767, il a publié le supplément de ses
Mélanges de
littérature d'histoire et de philosophie,
dans lequel on trouve de nombreux textes nouveaux et importants. En
1768, il a fait imprimer coup sur coup deux tomes (IV et V) des
Opuscules
mathématiques,
avec des mémoires originaux sur tous les sujets. D'Alembert
sort
donc d'une époque féconde en travaux de fond. Et
il
décide de se réinvestir dans la vie de
l'Académie
des sciences.
L'Académie a un secrétaire
"perpétuel". A
l'époque, c'est Grandjean de Fouchy, personnage
sérieux,
d'envergure moyenne, moins pâle toutefois qu'on ne l'a dit.
C'est
une tâche lourde que Fouchy assume plus de trente ans:
organisation des séances, comptes rendus dans l'Histoire de
l'Académie, publication des volumes annuels de
mémoires,
éloges des académiciens morts, correspondance
avec les
autorités, etc. Mais chaque année officie aussi,
à
tour de rôle, un "directeur" qui peut, s'il le souhaite jouer
un
rôle actif. Ce fut le cas de Réaumur à
de
nombreuses reprises, ce sera celui de Lavoisier en 1785. C'est aussi
celui de D'Alembert en 1769.
D'Alembert a refusé plusieurs fois la présidence
de
l'Académie de Berlin. A l'Académie des sciences
de Paris,
il a essuyé de nombreuses rebuffades et s'est
exposé
à divers conflits. Certes, depuis 1765, le paysage s'y est
éclairci pour lui: son principal adversaire, Clairaut, vient
de
mourir; lui-même est enfin devenu pensionnaire en titre, mais
il
ne pense pas pour lui au secrétariat et il s'en est souvent
expliqué. L'ampleur de la charge, le peu
d'intérêt
et de compétence qu'il a pour la chimie et l'histoire
naturelle,
sa volonté d'indépendance et de
tranquillité, tout
cela l'en éloigne personnellement. Il y pensera pour son
disciple Condorcet, comme nous le verrons plus loin, mais restons en
1769. En tant que directeur D'Alembert prépare une
réforme visant à créer plus
d'égalité entre les académiciens.
Après
tout, à l'Académie française, on est
académicien, un point c'est tout: pas d'honoraires, de
pensionnaires, d'associés, d'adjoints, de correspondants -
seulement quarante académiciens. Et D'Alembert, tout comme
Duclos, le secrétaire de l'Académie
française, ont
insisté sur le bien-fondé de cette
égalité,
notamment dans les articles de l'
Encyclopédie.
Aux sciences, il y a toute cette hiérarchie
compliquée
qui entraîne par exemple que, pour l'élection d'un
"associé géomètre", ce sont des
pensionnaires
médecins, botanistes et autres qui décident dans
des
domaines dont ils ne connaissent pas un traitre
mot. Transposé en termes modernes: les assistants de
mathématiques sont nommés par les mandarins de la
fac de
médecine. D'Alembert se jette comme un beau diable et avec
intelligence dans cette réforme, non sans en avoir
discuté avec son entourage, voire avec les
autorités de
tutelle. La tradition conservatrice, au sein de l'académie
et en
dehors, est plus forte et il échoue en janvier 1770: "Sa
Majesté a décidé qu'il falloit laisser
les choses
en l'état où elles sont". C'est la
dépression, qui
n'a certainement pas cette seule cause, bien entendu. D'Alembert se
plaint d'une "foiblesse de tête" qui le "rend incapable
d'application" et en juin, il dit à Voltaire: "à
mon
imbécillité continue s'est joint, depuis quelques
jours,
une profonde mélancolie".
On connaît la suite. Une telle maladie se soigne par "le
voyage
en Italie". Julie de Lespinasse prie Condorcet d'accompagner le
patient, celui-ci demande une subvention à
Frédéric II qui la lui accorde avec empressement.
Les
deux hommes partent pour Ferney à la mi-septembre 1770. Le
patriarche leur passe le flambeau de la lutte contre
l'infâme;
ils renoncent à l'Italie. Contrairement à ce
qu'on a
parfois affirmé, ils ne rentrent pas directement ni
séparément. Ils ont d'abord de nombreuses
rencontres
à Genève, ensuite ils passent par Lyon,
Nîmes,
Montpellier, Marseille, Aix et encore Lyon, ils y ont des conversations
diverses tant avec des magistrats éclairés
qu'avec des
savants actifs. Cette toile tissée avec les philosophes des
provinces méridionales aura des conséquences par
la
suite, tant pour la participation des deux savants aux combats de
Voltaire que pour les tentatives d'organisation collective de la
science.
Nul doute que D'Alembert et Condorcet font aussi beaucoup de
mathématiques en chemin, comme en témoignent les
nombreux
mémoires qu'ils lisent ou présentent dans la
foulée à l'Académie. Nul doute que
germe,
explicitement ou implicitement, dans la tête de D'Alembert
l'idée de propulser Condorcet comme secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences
"à la place
de cet imbécille de Fouchi": l'affaire prendra plusieurs
années avec deux étapes principales, l'obtention
du
secrétariat adjoint en 1773, puis celle du
secrétariat en
titre en 1776, après une période de
"tracasseries" assez
éprouvante.
Mais revenons à D'Alembert.
S'il ne brigue pas pour
lui-même le secrétariat de l'Académie
des sciences,
il accepte sans difficultés celui de l'Académie
française, charge beaucoup moins lourde qu'il a d'ailleurs
déjà assumée de fait à
plusieurs reprises
pendant les absences ou les maladies de Duclos. C'est le 9 avril 1772
que D'Alembert est élu. Il est membre de
l'Académie
française depuis près de vingt ans et d'une
assiduité remarquable. En effet, l'académie se
réunit trois fois par semaine, les lundis, jeudis et
samedis,
alors que celle des sciences ne le fait que deux fois, les mercredis et
également les samedis. Le samedi il faut choisir et le
savant
choisit presque toujours la française, sauf en 1769 bien
sûr. Parmi les Quarante Immortels, combien sont-ils
à
chaque séance ? Entre six et huit ! sauf les jours
d'élections où ils sont un peu plus d'une
vingtaine ...
Et que font-ils ? Ils s'occupent essentiellement du dictionnaire, nous
en parlerons dans un chapitre un peu plus loin. D'Alembert se lance
aussi dans la rédaction d'une centaine d'éloges
d'académiciens morts entre 1700 et 1770.
Figure 5
Les
revenus de
D'Alembert à la fin de sa vie, paraphés par un
notaire.
Les sources, multiples, sont liés tant à son
travail
scientifique que littéraire. Avec 22130 livres pour
l'année, D'Alembert fait partie des bourgeois
aisés.
L'enfant
abandonné a fait du chemin ...
|
Les années soixante-dix vont donc être plus
"littéraires" que les années soixante. Ce sont
aussi
celles de l'avènement de Louis XVI et du
ministère Turgot
(1774-1776) où s'impliquent beaucoup les amis de D'Alembert,
pour réformer la monarchie, pour y introduire plus de
liberté et d'esprit éclairé. Ce sont
enfin celles
de la souffrance et de la mort de Julie de Lespinasse (mai 1776), puis
de Mme Geoffrin (1777), puis de Voltaire (1778). Le savant se complait
à dire, notamment à Lagrange, qu'il n'est plus
bon
à rien en géométrie, ce n'est pas si
vrai que
ça: il publie encore trois volumes d'
Opuscules
mathématiques
qui contiennent des nouveautés intéressantes,
même
si leur auteur les dénigre en les appelant "les haillons de
ma
décrépitude géométrique".
Là encore, il convient de refuser une légende
tenace,
celle d'un homme vieux, aigri, fini dès les milieu des
années soixante-dix. Les témoignages fiables sont
formels, ceux de Condorcet, de Keralio: jusqu'à
l'été 1783, même affaibli, D'Alembert
souffre peu,
travaille tant en littérature qu'en
géométrie,
converse avec ses amis, assiste aux séances
académiques,
ce n'est qu'à partir de juillet 1783 que la maladie de la
pierre, dont il est atteint et pour laquelle son médecin se
trompe de diagnostic, provoque des ravages dont il ne peut se remettre
et dont il meurt le 29 octobre.