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SOMMAIRE
1. Introduction
2. La généralisation des notions, un aperçu 3. Quelques exemples de généralisations conservatives 3.1 Les variantes de l'intégrale de Cauchy 3.2 Les variantes de l'intégrale de Riemann 3.3 Les variantes de l'intégrale de Lebesgue 3.4 Les sortes de généralisations conservatives 4. Les changements dans la façon de calculer l'intégrale 4.1 L'intégrale de Riemann: un généralisation innnovante de l'intégrale de Cauchy 4.2 La définition axiomatique de l'intégrale: une abstraction de la notion d'intégrale 5. La généralisation de nos résultats 6. Bibliographie
Encart 1: Le transfert des apprentissages Encart 2: La généralisation de la condition R2 Schéma - Les différentes généralisations des intégrales |
Nous retrouvons au 19e
siècle quatre façons de
définir ou de comprendre la notion mathématique
d’intégrale.
En effet, Cauchy a défini en 1823
l’intégrale (définie) comme la limite
des sommes de Cauchy d’une fonction
continue. Ensuite,
en 1875, Darboux a
réinterprété, en utilisant les travaux
de Riemann de 1854, l’intégrale de
Cauchy; l’intégrale de Riemann se
définit comme l’égalité
entre l’intégrale par
défaut et l’intégrale par
excès d’une fonction bornée. Puis, en 1901,
l’intégrale fut de nouveau
réinterprétée avec
l’introduction, par Lebesgue, de la version calculatoire de
l’intégrale; l’intégrale de
Lebesgue se calcule en prenant la limite sur les
intégrales de fonctions simples.
Finalement, en 1904, Lebesgue présenta une
reconstruction de
l’intégrale, en l’occurrence la version
axiomatique : un opérateur à
valeurs réelles sur les fonctions est une
intégrale s’il satisfait six
propriétés.
Nous proposons, dans cet article,
d’étudier les
généralisations de ces façons de
définir l’intégrale.
Pour ce faire, nous introduirons premièrement
deux types de
généralisations : les
généralisations conservatives
et les généralisations innovantes.
Nous donnerons
deuxièmement des exemples de
généralisations conservatives
en
étudiant les variantes des intégrales de Cauchy,
de Riemann et de
Lebesgue. Troisièmement,
nous nous
intéresserons aux changements dans la façon
d’intégrer en présentant un exemple
d’une réinterprétation
(le passage de
l’intégrale de Cauchy à
l’intégrale de Riemann) et un exemple
d’une reconstruction (le
passage à la version
axiomatique). Nous
verrons ainsi qu’une
réinterprétation
représente une
nouvelle façon équivalente de calculer
l’intégrale et elle devient une
généralisation innovante
lorsqu’elle
permet d’intégrer plus de fonctions.
Par contre, une reconstruction
se présente plutôt comme une réinterprétation
« drastique » et, dans ce cas,
cette deuxième sorte de généralisation
innovante fera intervenir aussi une
abstraction, au sens du processus d’abstraction
réfléchissante de Piaget.
Nous conclurons finalement en
« généralisant »
nos résultats, c’est-à-dire que nous
tenterons
d’augmenter la portée de nos résultats
tout en les conservant comme des cas
particuliers.
Une
généralisation se présente
intuitivement comme un
processus qui nous permet de faire une induction ou
d’étendre l’extension d’une
notion[1]. Par exemple, nous
généralisons lorsque nous
inférons que « toutes les pommes sont
rondes » à partir de
l’observation que « cette pomme est
ronde » ou bien, lorsque nous
passons de la notion de lion à la notion de
félin, car tous les lions sont des
félins, mais il existe des félins qui ne sont pas
des lions, en l’occurrence
des chats. Nous
obtenons ainsi une
caractérisation du processus de
généralisation par extension.
Ceci nous amène
à utiliser la distinction, introduite en
théorie des ensembles, entre la définition par
extension et la définition par
compréhension d’un ensemble.
Par
exemple, les définitions par extension et par
compréhension de l’ensemble des
nombres pairs sont respectivement :
Dans le premier cas, on donne la liste des éléments
de l’ensemble, soit son extension.
Dans le second cas, on identifie une propriété
commune à tous les éléments
de
l’ensemble et on s’intéresse alors
à la compréhension de
l’ensemble.
Cette distinction nous permet donc de
présenter deux types
de généralisations.
D’une part, la
généralisation sera dite conservative
si elle permet à la fois d’augmenter
l’extension d’une notion donnée (donc
d’ajouter des instances à l’extension de
la notion) et de conserver la façon de
comprendre cette notion. Par
exemple,
l’extension de la notion d’intégrale est
constituée des fonctions
intégrables. Ainsi,
on fera une
généralisation conservative
lorsqu’on
se fixera une façon de calculer
l’intégrale, donc une façon de
comprendre cette
notion, et on recherchera le plus grand ensemble de fonctions
intégrables selon
cette façon.
D’autre part, la
généralisation sera dite innovante
si elle permet de changer la
compréhension de la notion soit en la
réinterprétant, soit en la
reconstruisant. Dans
le premier cas,
une nouvelle façon équivalente
de
définir la notion est introduite et cette réinterprétation
produit une nouvelle notion dont l’extension inclut
strictement l’extension de
la notion initiale. Par
exemple, le
passage de l’intégrale de Cauchy à
l’intégrale de Riemann change la façon
de
calculer l’intégrale et permet aussi
d’augmenter l’ensemble de fonctions
intégrables. Dans
le deuxième cas, il
est possible que le changement dans la façon de comprendre
la notion initiale
soit « drastique » ou
« radical » et ainsi la réinterprétation
deviendra une reconstruction. Le passage à la
version axiomatique de
l’intégrale sera un tel exemple.
Nous montrerons que les variantes
de chacune des intégrales de Cauchy, de Riemann et de
Lebesgue sont des
généralisations conservatives,
donc
des généralisations qui ne changent pas la
compréhension de la notion
initiale. En effet,
pour chacune de ces
variantes, la façon de calculer
l’intégrale est conservée, mais elles
permettront d’intégrer plus de fonctions selon
cette façon.
Notre étude de ces variantes nous permettra d’introduire deux sortes de généralisations conservatives : celles (verticales) obtenues par l’ajout de complexité à la notion initiale, celles (horizontales) obtenues en changeant le contexte de la notion initiale.
L’interprétation de Cauchy de l’intégrale définie se fait dans le contexte des fonctions continues et elle a été présentée dans la Leçon 21 du livre Résumé des Leçons sur le calcul infinitésimal publié en 1823[2]. Pour ce faire, il se donna une fonction f continue définie sur un intervalle [a, b], avec a < b, et une partition P = {x0, … , xn}, telle que a = x0 < … < xn = b. Il calcula ensuite ce que nous appelons les sommes de Cauchy :
Et il passa à la limite pour obtenir l’intégrale au sens de Cauchy :
De plus, Cauchy démontra que les sommes de Cauchy d’une fonction continue convergeaient toujours et donc que toute fonction continue[3] était intégrable.
Cauchy proposa dans les Leçons 24 et 25 deux variantes : l’intégrale impropre (I*C1) et l’intégrale de Cauchy pour les fonctions continues par morceaux (IC2). Dans le premier cas, il permit à au moins une des deux bornes d’être infinie, dans le second, à la fonction d’avoir un nombre fini de points de discontinuité. Dans les deux cas, il utilisa la même technique que nous appellerons une technique de transfert (voir Encart 1) : il tronqua l’intervalle d’intégration pour rendre la fonction continue sur un intervalle de longueur finie, il l’intégra en utilisant (IC1), puis il passa à la limite. Par conséquent, si la limite existe, la fonction est intégrable, c’est-à-dire que les sommes de Cauchy convergent.
Cauchy ne fut pas le seul à travailler sur l’intégrale de Cauchy. En effet, en 1864, Lipschitz présenta, comme thèse de Doctorat, un article intitulé : Recherches sur le développement en séries trigonométriques des fonctions arbitraires d’une variable et principalement de celles qui, dans un intervalle fini, admettent une infinité de maxima et de minima[4], dans lequel il poursuivit les travaux de Dirichlet[5] sur la convergence des séries de Fourier. Pour ce faire, il réussit à interpréter l’intégrale de Cauchy dans le contexte des fonctions discontinues dont l’ensemble D des points de discontinuité est constitué d’un nombre infini de points, mais d’un nombre fini de points limites. Dans ce cas, l’ensemble D’, qui est appelé le dérivé de l’ensemble D et qui est uniquement constitué des points limites de D, est de cardinalité finie.
Présentons
l’idée de
Lipschitz en supposant qu’il n’y ait
qu’un seul point limite c
de D. Alors
il est
possible de construire un intervalle autour de c
tel qu’il y a qu’un nombre fini de points de
discontinuité à l’extérieur
de cet intervalle (voir Figure
1). Il est alors possible
d’intégrer la fonction sur chacun des deux
intervalles (disjoints) en utilisant la notion
d’intégrale de Cauchy pour les fonctions continues
par morceaux (IC2). Ensuite, on passe
à la limite et, si elle
existe, la fonction est intégrable. On obtient
donc une troisième variante de
l’intégrale de Cauchy (IC3). |
Figure 1 :
La
technique de transfert utilisée |
Ces variantes sont en fait des généralisations conservatives, car l’intégrale est toujours définie comme la limite des sommes de Cauchy et elles permettent d’intégrer plus de fonctions. De plus, elles ont été développées en complexifiant la même technique de transfert : on tronque d’abord l’intervalle d’intégration, on intègre ensuite la fonction sur cet intervalle en utilisant l’intégrale de Cauchy appropriée et finalement on passe à la limite. Si la limite existe, la fonction est dite intégrable au sens de Cauchy.
Riemann proposa une courte note sur la notion d’intégrale dans son texte La possibilité de représenter une fonction par une série trigonométrique[6] de 1854. D’abord, Riemann généralisa les sommes de Cauchy en s’intéressant non seulement aux fonctions continues mais aux fonctions arbitraires et en permettant à la fonction d’être évaluée à un nombre quelconque du sous-intervalle de la partition. Dans le détail, les sommes de Cauchy-Riemann sont :
Ensuite, il définit l’intégrale comme la limite des sommes de Cauchy-Riemann[7], donc comme le fit Cauchy, mais il n’utilisa jamais cette définition. En effet, il démontra l’équivalence entre les deux conditions d’intégrabilité suivantes :
R1 : La fonction est à oscillation moyenne nulle, c’est-à-dire que
où Di est l’oscillation[8] de la fonction sur le sous-intervalle Ii de la partition et δi est la longueur de l’intervalle Ii.
R2 : La somme des longueurs des intervalles où l’oscillation de la fonction est supérieure à σ peut être rendue aussi petite que l’on veut. Autrement dit :
Ensuite, Riemann supposa que la
convergence des sommes de
Cauchy-Riemann était équivalente à la
condition R1 et utilisa R2 comme
condition d’intégrabilité de ce
qu’il croyait être l’intégrale
de Cauchy. Or,
Darboux montra, en 1875 dans son long
article Mémoire sur les fonctions discontinues[9], que R2 est une condition
d’intégrabilité d’une
nouvelle façon de calculer l’intégrale. En fait, il introduisit
les sommes de
Riemann inférieures et supérieures et
démontra que, pour les fonctions bornées,
ces sommes convergent toujours vers deux nombres appelés
respectivement
l’intégrale par défaut et
l’intégrale par excès :
Darboux affirma que lorsque les
intégrales par défaut et par
excès sont égales, alors on obtient la condition
R1. Ainsi, la
condition R1 permet d’introduire une nouvelle
façon de
calculer l’intégrale : une fonction est
intégrable au sens de Riemann si
les intégrales par défaut et par excès
sont égales[10].
Darboux
récupéra donc la condition R2 comme une condition
d’intégrabilité de
l’intégrale de Riemann,
c’est-à-dire que si une fonction
satisfait cette condition alors la fonction est intégrale au
sens de
Riemann. Cependant
que cette condition
soit satisfaite ne dit rien quant à la valeur de
l’intégrale et nous dirons
donc que cette condition est non
constructive.
Nous retrouvons au moins deux
variantes non constructives de
l’intégrale de Riemann.
Selon Lebesgue[11],
Du Bois-Reymond a montré que si les points où
l’oscillation de la fonction est
supérieur à un nombre réel s
peuvent être inclus dans un groupe intégrable[12],
alors la fonction est intégrable au sens de Riemann. Pour faire cette
démonstration, il utilisa une technique
de transfert qui lui permit
d’appliquer la condition
d’intégrabilité R2 (Voir Encart 2).
Lebesgue a
démontré, en utilisant aussi une technique de
transfert, que ce groupe intégrable peut être
remplacé par un ensemble de
mesure nulle, en expliquant comment rendre l’ensemble de
mesure nulle, un
groupe intégrable et donc en appliquant les
résultats de Du Bois-Reymond.
Ces deux preuves sont donc des
utilisations plus complexes
de la condition d’intégrabilité R2 de
l’intégrale de Riemann.
Elles permettent ainsi d’intégrer, au
sens
de Riemann, plus de fonction, et ce, sans calculer explicitement la
valeur de
l’intégrale.
Nous en concluons que ces
variantes sont des généralisations conservatives,
mais non constructives.
Lebesgue présenta en 1901
dans l’article Sur une
généralisation de
l’intégrale
définie[13],
la version
calculatoire[14]
de
l’intégrale de Lebesgue.
Dans ce cas,
une fonction réelle à valeurs réelles
bornée est intégrable si la limite sur
les intégrales de fonctions simples existe.
Pour définir cette nouvelle façon
d’intégrer, Lebesgue
réinterpréta
notamment la façon de partitionner l’intervalle
d’intégration en partitionnant
non plus le domaine de la fonction, mais son image.
Pour être
précis, soit f,
une fonction réelle à valeurs réelles
bornée.
Alors il existe deux nombres réels l
et L tels que
On utilise l
et L pour partitionner
l’image de f,
d’où la partition P
= { l = l0,
l1, l2, ..., ln-1,
L = ln}
et on construit les ensembles
qui
induisent une
partition du domaine de f. En passant à la
limite, on obtient
l’intégrale de Lebesgue :
Les variantes de
l’intégrale de Lebesgue nous amènent
directement à la notion contemporaine
d’intégrale et elles n’ont pas
été
introduites par la complexification de l’utilisation de la
notion initiale,
mais plutôt en changeant le
contexte des
notions utilisées pour intégrer la fonction.
En effet, les travaux de Lebesgue se sont faits dans le
contexte des
nombres réels avec la théorie de la mesure
développée par Lebesgue, alors que
la version contemporaine de l’intégrale de
Lebesgue est plutôt présentée dans le
contexte d’un espace de mesure avec une mesure quelconque.
Nous en concluons que la version
contemporaine de
l’intégrale est une
généralisation conservative
de l’intégrale de Lebesgue, car
l’intégrale est toujours définie comme
la
limite des intégrales des fonctions simples.
Ainsi, la compréhension de la notion est
conservée.
Nous proposons donc deux sortes de
généralisations conservatives :
soit on ajoute de
la complexité à la notion initiale, soit on
change la notion initiale de
contextes. Dans le
premier cas, on
obtient une variante verticale,
dans
le second, une variante horizontale.
Dans les deux cas, nous retrouvons
l’idée de se fixer une
façon d’intégrer une fonction et de
rechercher sa plus grande extension.
Il y a donc généralisation car
augmentation
d’extensions. De
plus, la compréhension
de la notion initiale est conservée, car il est toujours
possible de simplifier
la nouvelle notion (variante verticale)
ou de choisir le contexte initial (variante horizontale)
pour retrouver exactement la notion initiale.
Dans les deux cas, la notion initiale devient alors un cas
particulier
de la nouvelle notion.
Lorsqu’on change la
compréhension de la notion, nous dirons
que nous la réinterprétons
ou nous la
reconstruisons et, dans ces cas, il
est possible que la nouvelle notion soit une
généralisation ou une abstraction
de la notion initiale.
Nous proposons deux exemples. D’une part, nous
montrerons en quoi le passage de l’intégrale de
Cauchy à l’intégrale de Riemann est une
généralisation qui change la
compréhension de la notion, donc une
généralisation innovante. D’autre part,
nous étudierons la version axiomatique de
l’intégrale de Lebesgue, et nous
remarquerons que cette reconstruction
se présente à la fois comme une abstraction et
une généralisation.
Nous nous inspirerons alors des travaux de
Piaget sur l’abstraction réfléchissante.
Lebesgue écrit
dans sa
revue historique de
l’intégrale :
Nous comprenons que le point de vue
analytique est celui que
nous avons présenté, tandis que le point de vue
géométrique est celui où
l’intégrale nous permet de calculer
l’aire sous une courbe.
Mais qu’est-ce que Lebesgue a voulu dire
lorsqu’il
a parlé de généralisation naturelle?
Nous affirmons que, dans ce cas, la
généralisation naturelle
signifie une généralisation innovante
avec réinterprétation. En effet,
d’abord la compréhension de la
notion initiale a changé.
La façon
d’intégrer une fonction, que ce soit la
façon analytique ou son interprétation
géométrique, change lorsqu’on passe de
l’intégrale de Cauchy à
l’intégrale de
Riemann car, d’un côté,
l’intégrale est vue comme la limite de sommes de
Cauchy, de l’autre, comme
l’égalité entre deux sortes
d’intégrales :
l’intégrale
par défaut et l’intégrale par
excès. La
notion est donc réinterprétée.
Ensuite, pour que cette réinterprétation
soit une généralisation, il faut utiliser la
définition par extension,
c’est-à-dire qu’il faut montrer que
l’intégrale de Riemann nous permet
d’intégrer plus
de fonctions que
l’intégrale de Cauchy, donc l’extension
de la nouvelle notion contient
strictement l’extension de la notion initiale.
Premièrement, Darboux a
montré[16],
en utilisant la condition R2, que toutes les fonctions continues sont
intégrables au sens de Riemann et donc que
l’intégrale de Riemann contient,
dans son extension, l’extension de
l’intégrale de Cauchy pour les fonctions
continues (IC1).
Deuxièmement, les
variantes de l’intégrale de Cauchy, telles
que IC2 et IC3, ont
été développées dans le
contexte des
fonctions discontinues alors que celles de
l’intégrale de Riemann, dans le
contexte des fonctions bornées[17]. Or, il n’y a pas
d’inclusion entre ces
ensembles et ainsi, pour affirmer que l’extension de
l’intégrale de Riemann
contient l’extension de l’intégrale de
Cauchy, il faut introduire un
« point de bifurcation » dans le
choix des fonctions à intégrer.
On utilisera donc le contexte des fonctions
bornées pour affirmer qu’il y a une inclusion des
extensions.
Ajoutons qu’il y a aussi un
point de bifurcation dans les
objectifs de recherche portant sur la recherche de la plus grande
extension de
la notion. En
effet, les recherches sur
l’intégrale de Cauchy avaient comme objectif de
trouver les conditions à
imposer aux points de discontinuité d’une fonction
discontinue pour
qu’elle soit intégrable, alors que les recherches
sur l’intégrale de Riemann
caractérisent plutôt la fonction et son oscillation[18].
Troisièmement, nous
retrouvons, dans les travaux de Riemann,
la construction d’une fonction qui est intégrable
au sens de Riemann,
c’est-à-dire qu’elle satisfait la
condition R2, mais qui n’est pas intégrable
au sens de Cauchy[19]. Nous pouvons ainsi
utiliser ce résultat pour
affirmer que l’inclusion d’extensions est stricte.
Nous en concluons donc que
l’intégrale de Riemann telle que
développée au 19e
siècle[20]
est une généralisation innovante
de
l’intégrale de Cauchy, car elle propose une
façon équivalente de calculer
l’intégrale d’une fonction et
qu’elle permet d’étendre
l’extension de
l’intégrale de Cauchy.
Nous avons vu que Lebesgue a
défini l’intégrale comme la
limite sur les intégrales de fonctions simples. Il a aussi
proposé, en 1904, une définition axiomatique de
l’intégrale et cette réinterprétation
« drastique » ou
« radicale » devient une reconstruction, car elle
s’attaque à la
nature même de la notion.
Il écrit dans
la préface de son livre de 1904 :
Il recherchait donc à
« généraliser »
la notion
d’intégrale de Riemann en identifiant les
propriétés « les plus
importantes de l’intégrale ». Or,
comment savoir si une propriété est plus
importante qu’une autre?
Qu’est-ce qui fait l’importance
d’une
propriété? En
fait, pour répondre à ces
questions, on doit s’intéresser à la nature
de la notion d’intégrale : Quels sont les
problèmes mathématiques que
cette notion doit résoudre? Quelles sont les
propriétés que doit
satisfaire une intégrale pour
résoudre ces problèmes?
On remarque que
le changement dans la compréhension de la notion est
normatif.
Lebesgue affirma que
l’intégrale doit
nécessairement résoudre le problème de
la recherche de
primitives et il montra que six propriétés
permettent de le faire. Il
en conclut que l’intégraleest un
opérateur[22] dont
le domaine est
les fonctions réelles à valeurs
réelles bornées définies sur un
intervalle et
le codomaine est R.
Cet opérateur doit satisfaire les six
propriétés suivantes :
D’abord, Lebesgue a
changé la compréhension de la notion
initiale, puisque l’intégrale est maintenant vue
comme un opérateur qui
satisfait certaines propriétés et non comme un
calcul qu’on effectue sur une
fonction. Il
n’a donc pas fait une
généralisation conservative.
En fait, on ne
s’intéresse plus à calculer
l’intégrale, mais
à vérifier si un certain opérateur sur
les fonctions satisfait une liste de
propriétés.
On passe alors d’un
questionnement sur les objets à un questionnement sur les
actions que l’on pose
sur ces objets. En
effet, lorsqu’on
calcule une intégrale, on pose des actions sur les objets
« fonctions » et on a vu
qu’il y a plusieurs combinaisons possibles
d’actions qui peuvent être utilisées
pour calculer l’intégrale (on fait alors
référence aux intégrales de Cauchy, de
Riemann et de Lebesgue). Or,
vérifier si une intégrale satisfait une
liste de propriétés n’est pas une
action qui est au même niveau que l’action de
calculer l’intégrale : notre attention ne
porte plus sur les objets
« fonctions », mais sur les
objets « intégrales »
qui eux
sont des actions sur les objets
« fonctions ».
Donc, ce changement dans la compréhension de
la notion implique que le sujet doit identifier les
propriétés des actions
qu’il pose lorsqu’il manipule les objets et non
qu’il doit présenter une
nouvelle façon équivalente de manipuler ces
objets.
De plus, ce changement dans la
compréhension est plus
important qu’une simple réinterprétation. En effet, nous avons vu
que l’intégrale de
Riemann est une réinterprétation
de
l’intégrale de Cauchy, parce qu’elle
proposait une nouvelle façon équivalente
de calculer
l’intégrale.
Or, pour proposer une
telle équivalence, il faut que les extensions des notions en
jeu, en
l’occurrence celles des intégrales de Cauchy et de
Riemann, soient constituées
des mêmes éléments, qui sont, dans ce
cas-ci, des fonctions réelles.
Le passage à la définition
axiomatique de
l’intégrale implique le passage des fonctions aux opérateurs sur les fonctions
et ce passage empêche la comparaison
des extensions, puisque ces extensions ne se trouvent plus sur le
même
« niveau » :
l’intégrale de Riemann devient un cas particulier
(plus précisément une instance) de la version
axiomatique de l’intégrale.
Ceci nous amène
à la question suivante : avons-nous un
nouveau type de généralisation ou bien
sommes-nous en présence d’un nouveau
type de processus
Ce passage des fonctions aux opérateurs sur les fonctions et cette recherche de propriétés essentielles s’apparentent au processus d’abstraction réfléchissante introduit par Jean Piaget pour formaliser le passage entre niveaux de développement chez l’enfant. Il écrit :
Le
propre (...) de l’abstraction
réfléchissante (...) est
d’être tirée non pas des
objets, mais des actions que l’on peut exercer sur eux et
essentiellement des
coordinations les plus générales de ces actions,
telles que de réunir,
ordonner, mettre en correspondances, etc.[23]
Ce processus implique que les
pensées du sujet ne portent
plus sur les objets mais sur les actions qu’il pose sur ces
objets. Par
exemple, lorsqu’on manipule physiquement
10 billes, on peut les regrouper, les séparer, les compter,
etc. Dans ces cas,
il est possible que le sujet
reconstruise les gestes physiques en actions mentales.
Il monte alors d’un niveau.
Pour faire cette reconstruction, le
sujet doit aussi
identifier les propriétés qu’il utilise
lorsqu’il pose le geste.
En fait, on interprète les
« coordinations les plus
générales de ces actions »
comme des
propriétés qui sont vraiment à
l’œuvre lorsque le sujet pose les gestes. Par exemple, lorsque le
sujet regroupe
physiquement les 10 billes en paquets, il pose l’action de
réunir ces 10 billes
en paquets, mais aussi l’action de réunir des
billes et surtout l’action de
réunir des objets. Il
utilise donc la
propriété d’union qui est une
propriété constitutive de chacune de ces
actions.
De plus, cette reconstruction procure
au sujet une vue
d’ensemble, car les actions de regrouper des billes, des
crayons ou des verres
deviennent des instances d’une même
action : l’action de regrouper des
objets.
On en conclut que le processus
d’abstraction réfléchissante
est caractérisé par la reconstruction des gestes
physiques en action mentale et
cette reconstruction nécessite que les
propriétés des gestes physiques
deviennent constitutives des actions mentales[24].
Nous affirmons que le passage de la notion d’intégrale de Riemann à la version axiomatique de l’intégrale est caractérisé par le processus d’abstraction réfléchissante. D’une part, le passage de la notion d’intégrale de Riemann à la version axiomatique implique que l’on monte d’un niveau : l’intégrale de Riemann est un cas particulier de la version axiomatique[25].
D’autre part, la nouvelle notion est introduite en identifiant des propriétés constitutives ou « essentielles », c’est-à-dire des propriétés qui sont vraiment à l’œuvre lorsqu’on utilise la notion initiale. En effet, l’intégrale de Riemann est une méthode pour calculer l’intégrale d’une fonction, donc une suite de « gestes » que l’on pose sur la fonction pour faire le calcul de l’intégrale. Or, ces « gestes » satisfont les 6 propriétés de la version axiomatique.
Par ailleurs, on ne voit plus la notion initiale de la même façon : elle devient un opérateur sur les fonctions. Par exemple, l’intégrale de Riemann n’est plus vue comme des actions sur les objets « fonctions », mais comme un opérateur sur les fonctions qui satisfait les propriétés de l’opérateur intégrale.
Nous en concluons que la version
axiomatique de l’intégrale
telle que proposée par Lebesgue est une abstraction et une
généralisation de
l’intégrale de Riemann, donc une
généralisation innovante
avec reconstruction.
Il est intéressant de
remarquer, en terminant, que cette
définition n’est plus utilisée
aujourd’hui.
La sixième propriété est
maintenant appelée le Théorème de la
convergence dominée de Lebesgue, alors que les autres ont
été récupérées
pour
constituer, entre autres, la notion d’espace de mesure et la
notion de mesure.
Nous avons
caractérisé le développement
d’une notion
mathématique en introduisant des
généralisations conservatives
(horizontales
et verticales) et des
généralisations
innovantes (avec réinterprétation
et avec reconstruction). Nous
généraliserons nos résultats en
augmentant de la portée de ceux-ci tout en les conservant
comme un cas
particulier, c’est-à-dire que nous ferons une
généralisation conservative
horizontale. Pour
ce faire, nous nous intéresserons non
plus à la généralisation
d’une notion mais à la
généralisation d’une méthode
de
résolution de problèmes.
Premièrement,
lorsqu’on réussit à résoudre
un problème, on
fait une généralisation conservative
lorsqu’on affirme qu’on serait
capable de résoudre un problème
« similaire », en
l’occurrence un
problème plus complexe ou le
« même »
problème dans un nouveau
contexte. Par
exemple, si on apprend la
méthode d’élimination de Gauss-Jordan
pour résoudre un système particulier
de deux équations à deux
inconnues, on fera alors une généralisation conservative
verticale en transférant
la méthode
pour résoudre un système de m
équations à n
inconnues, ou bien horizontale en
transférant la méthode
dans le contexte de la théorie des matrices.
Deuxièmement, on fait
plutôt une réinterprétation
si on apprend une nouvelle façon de résoudre le
problème, c’est-à-dire qu’on
obtient la même réponse en utilisant une solution
équivalente. Par
exemple, on pourrait
utiliser une autre méthode pour résoudre le
système particulier de deux
équations à deux inconnues, comme la
méthode d’égalité des
équations en isolant
la même variable dans les deux équations.
Dans ce cas, on réinterprète la
façon de résoudre le problème, car on
propose
deux façons équivalentes (la méthode
de Gauss-Jordan ou la méthode
d’égalité)
de résoudre le problème.
De plus, on
fait une généralisation innovante
lorsque cette réinterprétation
permet
de résoudre plus de problèmes.
Finalement, on reconstruit
la méthode de résolution de problèmes
lorsqu’on passe des matrices aux espaces
vectoriels sur un corps K. On
met alors
en évidence certaines propriétés des
matrices qui deviennent constitutives de
la nouvelle notion des espaces vectoriels.
Cauchy,
Augustin Louis, 1823, « Résumé
des Leçons sur le calcul
infinitésimal » dans Œuvres complètes,
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le développement en séries
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[1] L’extension
d’une notion (ou d’un concept) est
l’ensemble de tous les objets qui sont des
instances de la notion. Par
exemple,
l’extension du concept
« lion » est composée
de tous les objets
lions, qu’ils soient réels ou imaginaires. Par
exemple, un lion vivant est une
instance du concept et donc cet objet fait partie de
l’extension du concept
« lion ».
Consulter au besoin
[Lalande, 1996].
[3]
En fait, Cauchy a confondu la continuité et la
continuité uniforme d’une fonction
et a fait la démonstration pour le cas des fonctions
uniformément continues.
[4]
[Lipschitz, 1864]
[5]
[Dirichlet, 1829]
[7]
Notre interprétation va dans le même sens que
Hawkins ([Hawkins, 1980, section
4.3]).
[8]
L’oscillation d’une fonction sur un intervalle se
définit comme la différence
entre la limite supérieure et la limite
inférieure de la fonction sur
l’intervalle (Voir Encart
2).
[10]
En même temps que Darboux, soit en 1875, les
mathématiciens Ascoli, Smith et
Thomae ont démontré le même
résultat.
La notation adoptée aujourd’hui est
celle développée par Volterra (voir
[Hochkirchen, 2003, p.270]).
[11]
Consulter au besoin [Lebesgue, 1928, p. 26-29].
[12]
Un ensemble est un groupe intégrable si ses points peuvent
être inclus dans un
nombre fini d’intervalles
dont la
longueur peut être rendue aussi petite que l’on
veut.
[14]
Il introduit ensuite la version axiomatique en 1904 dans son livre Leçons sur
l’intégration et la recherche des
fonctions primitives ([Lebesgue, 1928]) et il existe aussi
des variantes,
voir [Daniell, 1917].
[15]
[Lebesgue, 1928, p. 36]
[16]
Ce résultat est le Théorème III de
[Darboux, 1875, p. 73]. Consulter ce document (pdf, 6660 ko)
[17]
Il s’agit plutôt du contexte des fonctions
à variations bornées, mais ni
Riemann, ni Darboux ne fit cette distinction.
[18]
Notre interprétation va dans le même sens que
celle de Michel [Michel, 1992],
Hawkins [Hawkins, 1975] et Dugac [Dugac, 2003].
[19]
Dirichlet (voir [Dirichlet, 1829]) posa la conjecture qu’une
fonction
discontinue était intégrable (au sens de Cauchy)
si et seulement si l’ensemble
de ses points de discontinuité était partout non
dense. Or, Riemann
(voir [Riemann, 1854]) a montré
cette conjecture n’était pas nécessaire
en construisant une fonction qui
satisfait la condition R2 et dont l’ensemble de ses points de
discontinuité est
dense.
[20]
On peut montrer aujourd’hui que ces deux
définitions sont équivalentes (voir la
section 6.4 de [Labelle, 1993]).
[21] [Lebesgue, 1928, p. ix]
[22]
Lebesgue parle d’opération mais utilise un
opérateur dans sa définition,
([Lebesgue, 1928, p. 105]).
[23]
[Piaget, 1968, p. 20]
[24]
En fait, pour être précis, il y a deux sortes
d’actions mentales : les
opérations concrètes et les opérations
hypothético-déductives. Ainsi, les
gestes sont reconstruits en opérations concrètes
et les opérations concrètes,
en opérations hypothético-déductives
et cette reconstruction s’effectue en
identifiant des propriétés essentielles de
l’action du niveau inférieur.
[25]
Notons que cette caractéristique est aussi une
caractéristique du processus de
généralisation et ainsi le processus
d’abstraction réfléchissante est une
sorte
de généralisation.