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D'Alembert: Mathématiciens des Lumières

Dossier coordonné par Pierre Crépel


La science des écoulements


Alexandre Guilbaud

Université Pierre et Marie Curie (Paris 6) - e-mail




Article déposé le 25 juin 2010. Toute reproduction pour publication ou à des fins commerciales, de la totalité ou d'une partie de l'article, devra impérativement faire l'objet d'un accord préalable avec l'éditeur (ENS Ulm). Toute reproduction à des fins privées, ou strictement pédagogiques dans le cadre limité d'une formation, de la totalité ou d'une partie de l'article, est autorisée sous réserve de la mention explicite des références éditoriales de l'article. 






SOMMAIRE

1. Introduction

2. Les débuts de l'hydrodynamique

3. L'écoulement d'un fluide : une question d'équilibre

4. D'Alembert versus Euler

5. Les équations d'Euler : un problème insoluble?

6. La querelle avec Borda

7. Conclusion

Encarts

Encart 1: Daniel Bernoulli, D'Alembert et le parallélisme des tranches

Encart 2: De la seconde théorie des écoulements de D'Alembert aux équations d'Euler

Figures

Figure 1: Le premier traité d'hydrodynamique de D'Alembert

Figure 2: L'Hydrodynamica de Daniel Bernouilli (1738)

Figure 3: Daniel Bernoulli ( 1700-1782)

Figure 4: Jean Bernoulli (1667-1748)

Figure 5: Epître des Réflexions sur la cause générale des vents

Figure 6: Jean-Charles Borda (1733-1799)

Figure 7: Charles Bossut (1730-1814)

Bibliographie






     

Le résultat le plus connu de D’Alembert en hydrodynamique tient dans le célèbre paradoxe qu’il énonça en 1768 dans le cinquième tome de ses Opuscules mathématiques et selon lequel l’application de la théorie à la détermination de la résistance s’exerçant sur un corps solide immergé au sein d’un fluide en mouvement conduit à une résistance nulle, c’est-à-dire à un résultat en flagrante contradiction avec l’intuition et les observations expérimentales les plus élémentaires : considérant par exemple la partie d’un pilier de pont située sous la surface d’une rivière, la théorie dont il dispose montre, contre le sens commun, que la portion immergée de ce pilier ne subirait aucun effort, malgré l’effet du courant de l’eau qui l’environne ! D’Alembert formula ainsi l’un des problèmes les plus fameux et les plus ardus de l’histoire de l’hydrodynamique et s’assura une place de choix parmi les plus grands acteurs du développement de cette discipline. Résumer son œuvre à l’énoncé de ce paradoxe ne serait cependant pas rendre justice à l’étendue et la fertilité de ses recherches en la matière.

D’Alembert est en effet l’auteur de trois grands traités d’hydrodynamique, le Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides, publié en 1744 et réédité en 1770, ses Réflexions sur la cause générale des Vents de 1747 et l’Essai d’une nouvelle théorie de la résistance des fluides, paru en 1752, des traités auxquels s’ajoutent par ailleurs de nombreux articles de l’Encyclopédie ainsi que plusieurs mémoires conséquents insérés dans le Ier (1761), le Ve (1768) et le VIIIe tome (1780) de ses Opuscules mathématiques. Il est, avec Daniel Bernoulli, Jean Bernoulli et Euler, l’un des quatre grands artisans du processus qui, débutant en 1738 avec la parution de l’Hydrodymica de Daniel Bernoulli et s’achevant en 1755 avec l’établissement par Euler des équations gouvernant le mouvement d’un fluide idéal compressible, permit à la science du mouvement des fluides d’acquérir ses fondements théoriques. Il fut, dans ce cadre, l’instigateur d’une méthode de mise en équation du mouvement des fluides fondée sur un principe mécanique particulier et pour le moins fécond, son principe de dynamique – dit principe de D’Alembert –, ainsi que le fondateur d’une approche bidimensionnelle des écoulements qui lui permit d’obtenir les premières équations aux dérivées partielles d’un fluide en mouvement avant qu’Euler ne s’en inspire et ne généralise ses travaux en 1755. Il est ensuite, avec Lagrange, l’un des deux principaux contributeurs au problème consistant à tenter de résoudre ces équations et, par là-même, le découvreur d’un certain nombre de méthodes d’intégrations et de concepts particulièrement importants en hydrodynamique. Son œuvre dans cette discipline compte donc parmi les plus riches et les plus importantes de son temps. Nous tenterons ici d’en présenter chronologiquement les principaux aspects et caractéristiques.



Figure 1 : Le premier traité d'hydrodynamique de D'Alembert

      
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Partons, pour ce faire, de 1738 et rappelons qu’avant cette date les progrès accomplis en matière d’écoulement et de résistance des fluides se bornent encore à peu de choses. Les savants connaissent la loi expérimentale découverte par Torricelli à la fin de la première moitié du XVIIe siècle et donnant l’expression de la vitesse d’un fluide s’échappant d’un récipient par un très petit orifice. Ils ne sont cependant pas encore parvenus à en donner une démonstration théorique rigoureuse. Ils ont conscience du phénomène de contraction de la veine depuis la publication de la seconde édition des Principia de Newton en 1716, c’est-à-dire du rétrécissement que subit invariablement la section du jet (ou veine) de fluide en s’écoulant d’un vase par un orifice de taille quelconque. Malheureusement, les mesures expérimentales du rapport de contraction – c’est-à-dire le rapport entre la section de l’orifice et la plus petite section de la veine contractée – dont ils disposent restent très imprécises, pour ne pas dire inexactes – voir Encart 1. Ils ont enfin, pour évaluer la résistance subie par un corps immergé dans un fluide en mouvement, recours à une formule théorique établie par Newton dont ils savent qu’elle s’écarte de la réalité mais qu’ils continuent néanmoins à utiliser, faute de mieux. Avant 1738, la science du mouvement des fluides est, en d’autres termes, encore en devenir…


2.Les débuts de l'hydrodynamique

      Tout change avec la parution de l’Hydrodynamica. Dans cet ouvrage, Daniel Bernoulli propose en effet une première théorie des écoulements, c’est-à-dire une première méthode générale permettant de mettre le mouvement d’un fluide en équations. Il se fonde, pour ce faire, sur un principe mécanique, la conservation des forces vives, ainsi que sur une hypothèse simplificatrice, le parallélisme des tranches. Consistant à diviser un fluide s’écoulant dans un vase en tranches parallèles d’épaisseurs infinitésimales animées de vitesses homogènes et dirigées dans le sens de l’écoulement, cette hypothèse lui permet de ramener l’étude du mouvement à une seule variable d’espace, la hauteur du fluide dans le vase, et, par là-même, de parvenir à des équations différentielles ordinaires – elles sont ordinaires parce que leur inconnue, la vitesse, ne dépend que de cette seule variable d’espace – que les techniques de calcul de l’époque lui permettent de résoudre – voir Encart 1. Il devient ainsi possible d’exhiber des solutions théoriques pour les confronter aux résultats expérimentaux disponibles… C’est grâce à Daniel Bernoulli que la discipline visant à l’étude du mouvement des fluides acquiert donc le statut de science. Elle prend au passage le nom de son ouvrage : « hydrodynamique ». 



Figure 2



   L'Hydrodynamica de Daniel Bernouilli (1738)
Ouvrage fondateur de l'hydrodynamique


L’approche théorique initiée par Daniel Bernoulli ne tarde pas, naturellement, à inspirer d’autres savants, parmi lesquels Jean Bernoulli, son propre père, dans son Hydraulica parue en 1743, et D’Alembert, dans son Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides publié en 1744. L’une des principales difficultés inhérentes à la mise en équation d’un écoulement tient néanmoins à la nature du système mécanique que constitue un fluide en mouvement, à savoir un système de corps (les tranches dans l’hypothèse du parallélisme) en interaction mutuelle. Equivalant à ce que nous appellerions aujourd’hui le théorème de conservation de l’énergie mécanique – théorème selon lequel la somme de l’énergie cinétique (c’est-à-dire la somme des forces vives, pour employer le terme d’époque) et de l’énergie potentielle du centre de gravité d’un système de corps soumis à la seule action de la gravité se conserve au cours du mouvement –, le principe de conservation des forces vives employé par Daniel Bernoulli permet de pallier cet obstacle en ramenant l’étude de l’ensemble des tranches à l’étude du mouvement de son seul centre de gravité. Il souffre cependant encore, au début des années 1740, des retombées de deux grandes querelles mécaniciennes sévissant en Europe depuis la fin du XVIIe siècle : l’une, dite des « forces vives », porte sur la définition du concept de force, l’autre sur les propriétés de la matière solide et les lois de la communication du mouvement. Caractéristiques du processus de formalisation de la mécanique des corps solides, ces deux débats ne seront pas sans conséquence sur le développement de leur plus proche cousine, l’hydrodynamique : elles sont en particulier à l’origine du choix de Jean Bernoulli et de D’Alembert d’opter pour des fondements mécaniques différents de ceux employés par Daniel Bernoulli dans l’Hydrodynamica.



Figure 3 


Daniel Bernoulli ( 1700-1782)

Fils de Jean, détesté par son père qui en était jaloux, Daniel Bernoulli est autant physicien que mathématicien. Son Hydrodynamica (1738) a certainement été le point de départ des travaux de D'Alembert sur les fluides, mais les deux hommes ne se sont jamais entendus. D'emblée, Daniel Bernoulli doute de la pertinence des recherches du savant français. Leur animosité réciproque ne fait que grandir, notamment à propos du calcul  des probabilités et de l'inoculation dans les années 1760.


Dans son Hydraulica, Jean Bernoulli, pourtant fervent défenseur de l’emploi de ce principe par le passé, reproche en effet à son fils « de s’être appuyé sur un fondement indi-rect, la conservation des forces vives, sans doute très vraisemblable […] mais qui n’est cependant pas accepté par tous les philosophes ». Il  propose une autre méthode de mise en équation fondée sur une formulation newtonienne des lois du mouvement, appliquée à chaque tranche de fluide. 

De son côté, D’Alembert prend explicitement position sur la question de l’évaluation de la force d’un corps dans le Traité de dynamique, ouvrage paru en 1743 et renfermant l’énoncé du principe, dit de D’Alembert, sur lequel repose sa méthode de mise en équation des écoulements dans le Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides. Il y fait un choix important pour qui souhaite comprendre sa façon de concevoir la dynamique d’un système mécanique constitué d’un ensemble des corps en interaction mutuelle : celui consistant à s’affranchir du concept de force. Enonçant qu’un tel système est en équilibre si la somme globale des mouvements perdus par chacun de ses corps compte tenu de leurs actions réciproques s’annule, son principe permet en effet de ramener l’étude du mouvement de l’ensemble à celle de son équilibre en se débarrassant, à l’échelle du système tout entier, des forces qui s’exercent entre les corps qui le composent – ce que nous appellerions les forces internes, ou forces de liaison. Au concept de force, ici secondaire, le savant préfère la notion de vitesse ou encore celle de force accélératrice, définie comme la simple expression du rapport entre l’incrément de vitesse dv acquis par un corps et l’intervalle infinitésimale de temps correspondant dt.



Figure 4


Jean Bernoulli (1667-1748)

"On a publié en 1742, à Lausanne, le recueil de tous les ouvrages de Bernoulli, en 4 vol. in-4. D'Alebert avoue qu'il leur doit presqu'entrèrement les progrès qu'il à faits dans la géométrie." Cette appréciation du biographe François-Xavier Feller (1735-1802) n'est pas fausse : D'Alembert a publié un éloge de Jean Bernoulli dans lequel il situe sa filiation vis-à-vis du mathémticien bâlois ... qu'il n'a jamais rencontré..


3. L'écoulement d'un fluide : une question d'équilibre

     Dès lors, sa théorie des écoulements énoncée dans le Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides consiste, pour un volume de fluide pesant s’écoulant à l’intérieur d’un vase, à décomposer la force accélératrice gdt à laquelle chacune des tranches de ce volume serait soumise si elle se mouvait librement en deux autres : la force accélératrice animant réellement la même tranche au cours de l’intervalle dt, c’est-à-dire dv/dt, et celle perdue ou détruite g - dv/dt compte tenu de l’action réciproque des autres tranches du fluide. Parce que son principe permet de ramener l’étude du mouvement du volume global à celui de son équilibre, D’Alembert a par ailleurs besoin d’un autre principe pour conclure : le principe de l’hydrostatique mis au jour par Stevin au milieu du XVIIe siècle et selon lequel chaque partie d’un fluide supposé à l’état d’équilibre est également pressée de tous côtés. Les deux premières parties de son traité de l’équilibre sont ainsi respectivement dédiées à l’étude de l’équilibre puis du mouvement du fluide, les lois de l’équilibre définies dans la première lui permettant, dans la seconde, d’établir l’équation du mouvement.

L’emploi de son principe de dynamique spécifiquement adapté à l’étude d’un système de corps en interaction mutuelle ne lui permet pas, à dire vrai, d’aller bien au-delà des résultats précédemment obtenus par Daniel et Jean Bernoulli. Dans la partie du Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides dédiée aux écoulements, D’Alembert s’inspire d’ailleurs de la section correspondante de l’Hydrodynamica. Il y reprend les problèmes dans le même ordre, s’attache à comparer les équations obtenues par le biais de son propre principe à celles que Daniel Bernoulli a tirées de l’application de la conservation des forces vives, ce qui le pousse finalement à avouer que leurs résultats « s’accordent presque toujours »… L’ouvrage, on peut le comprendre, déplaira donc fortement à Daniel Bernoulli qui, dans une lettre du 7 juillet 1745, confie à Euler avoir « vu avec déception qu'à part quelques petites choses il n'y a rien d'autre à voir dans son hydrodynamique qu'une impertinente suffisance ». Au-delà des piètres relations qu’entretiennent les deux savants – celles-ci ne s’amélioreront en fait jamais –, et en dépit du fait que sa théorie des écoulements ne permet effectivement pas d’élargir le champ d’application de la méthode de mise en équation unidimensionnelle initiée par Daniel Bernoulli. D’Alembert n’en réussit pas moins un notable tour de force dans son traité de 1744. Il y donne une première démonstration rigoureuse du principe de conservation des forces vives employé par son prédécesseur en faisant voir comment celui-ci se déduit, de façon purement calculatoire, de son propre principe - voir Encart 1. L’aspect le plus novateur de la première théorie des écoulements de D’Alembert tient donc dans le principe de dynamique sur laquelle elle se fonde, principe dont Condorcet écrira par exemple qu’il mérite non seulement à son inventeur « un rang à part dans le nombre déjà si petit des hommes de génie », mais qu’ayant été appliqué par ce dernier en 1744 à la théorie de l’équilibre et du mouvement des fluides, « tous les problèmes résolus jusqu’alors par les géomètres » dans ce domaine en devinrent aussitôt « des corollaires »…

En outre, ce principe donne au concept de pression un statut particulier dans la théorie des écoulements de D’Alembert. A la différence des corps solides, les parties d’un fluide en mouvement exercent en effet des pressions les unes sur les autres - pressions, dites internes, afin de les distinguer des pressions externes que le fluide exerce contre le vase à l’intérieur duquel il s’écoule. Dans l’hypothèse d’un fluide incompressible (c’est-à-dire de densité constante), la pression est directement liée à la vitesse par ce que nous appelons aujourd’hui le théorème de Bernoulli. Daniel Bernoulli, à qui l’on attribue communément cette découverte, n’en formule en fait qu’une version embryonnaire dans l’Hydrodynamica : il n’y établit la relation entre vitesse et pression qu’au niveau des parois de la conduite à l’intérieur de laquelle s’opère l’écoulement, pour la simple raison que sa méthode globale de mise en équation ne requiert pas la prise en compte des pressions s’exerçant entre les tranches du fluide. D’Alembert, dont le principe de dynamique repose sur l’idée d’une destruction des forces s’exerçant entre les différentes tranches composant le volume global du fluide en mouvement, ne se démarque donc pas de Daniel Bernoulli sur ce point. Son approche se distingue en revanche de celle de Jean Bernoulli qui, en ayant recours dans son Hydraulica à une méthode locale de mise en équation fondée sur l’application de la seconde loi de Newton, parvient explicitement à mettre le doigt sur la notion de pression interne.

Notons bien qu’il ne s’agit là que d’une différence d’approche sans répercussion réelle sur les solutions théoriques obtenues par D’Alembert, Daniel et Jean Bernoulli : elles s’y accordent en fait parfaitement. Le statut particulier que possède le concept dalembertien de pression  constituera néanmoins l'une des principales spécificités de la seconde théorie de D’Alembert en hydrodynamique si on la compare à celle qu’établira Euler dans ses célèbres mémoires de 1755 par le biais d’une méthode reposant, à l’instar de celle de Jean Bernoulli, sur l’application des lois newtoniennes du mouvement.


4. D'Alembert versus Euler

      Dans son Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides, D’Alembert nourrit en fait déjà de sérieux doutes au sujet de la crédibilité de l’hypothèse du parallélisme des tranches. D’abord parce que sa méthode de mise en équation, de même que celles de Daniel et Jean Bernoulli, n’ont pas permis d’accorder les résultats théoriques et expérimentaux dans un autre cas que celui propre à la loi mise au jour par Torricelli près d’un siècle plus tôt. D’autre part parce l’hypothèse du parallélisme, en ce qu’elle consiste à supposer une vitesse égale au sein de chaque tranche, s’écarte notablement du comportement réel d’un fluide s’écoulant à l’intérieur d’un vase. A l’issue de cette première phase du développement théorique de l’hydrodynamique, D’Alembert s’apprête ainsi à poser les fondements d’une nouvelle approche des écoulements, non pas unidimensionnelle comme l’est celle initiée par Daniel Bernoulli, mais bidimensionnelle ou encore analytique, en référence au rôle fondamental que va y jouer l’Analyse.

Il s’attelle concrètement au franchissement de ce cap théorique majeur à l’occasion de deux prix mis au concours par l’Académie des sciences et belles-lettres de Berlin en 1745 et 1748. Il remporte le premier en 1746 grâce à un mémoire latin rédigé en 1745, traduit en français puis publié en 1747 sous le nom de Réflexions sur la cause générale des Vents. Cherchant, comme l’impose le sujet du prix, à y déterminer « l’ordre et la loi que le Vent devrait suivre si la Terre était environnée de tous côtés par l’Océan », D’Alembert repré-sente pour la première fois la vitesse d’un écoulement de fluide (l’air dans ce cas de figure) sous la forme de composantes mathématiquement définies comme des fonctions de plusieurs variables d’espace. Il définit ainsi les prémices de ce que nous appelons aujourd’hui le concept de champ de vitesse et ouvre la voie d’une application à l’hydrodynamique d’un nouvel outil mathématique, tout juste mis en place par Euler, Clairaut et Fontaine dans le courant des années 1730 : le calcul aux différences partielles, c’est-à-dire une délicate extension du calcul différentiel spécifiquement dédiée au traitement de fonctions de plusieurs variables.



Figure 5


Epître des Réflexions sur la cause générale des vents


D’Alembert reprend et développe peu de temps après ces innovations mathématiques à l’occasion du prix ouvert par l’Académie de Berlin en 1748 et portant sur la détermination des lois de « la résistance que souffrent les corps solides dans leur mouvement en passant par un fluide ». Comme indiqué dans sa préface, la pièce latine qu’il soumet à cet effet à la fin de l’année 1749 contient une théorie qui a « l’avantage de n’être appuyée sur aucune supposition arbitraire », c’est-à-dire débarrassée de l’hypothèse du parallélisme des tranches. Il y travaille, pour ce faire, sur un élément infinitésimal de fluide de forme rectangulaire animé d’une vitesse dont il considère les composantes comme des fonctions dépendant des deux variables d’espace et de la variable temporelle, puis y applique deux principes : la conservation de sa masse au cours d’un intervalle infinitésimal de temps et le principe d’égalité de la pression en tous sens. Le premier le conduit à l’expression bidimensionnelle de ce que nous appellerions aujourd’hui l’équation de continuité d’un écoulement compressible idéal. Pour ce qui est du second, D’Alembert, de même qu’en 1744, se ramène à l’étude d’une situation d’équilibre grâce à l’emploi de son principe de dynamique et combine ce dernier avec la condition d’équilibre d’un fluide obtenue par Clairaut dans sa Théorie de la figure de la Terre de 1743. Il parvient ainsi à établir l’équation bidimensionnelle caractérisant un écoulement potentiel incompressible idéal – voir Encart 2.

Malgré l’indiscutable nouveauté de la méthode qu’il renferme, son mémoire ne remporte malheureusement pas le prix de l’Académie de Berlin, la commission d’examen, dont Euler fait partie, ayant décidé de le reporté à l’année 1752 parce que les pièces reçues ne répondent pas à la question de la concordance entre théorie et expérience… D’Alembert, non content de cette décision, et furieux contre Euler, qu’il suspecte d’en être à l’origine, décide donc, en 1751, de retirer sa pièce du concours, de la traduire en français et de l’enrichir de quelques additions afin de la faire paraître l’année suivante (en 1752) sous le titre d’Essai d’une nouvelle théorie de la résistance des fluides. Il faut dire, comme il l’explique lui-même dans cet ouvrage, qu’il lui est « tombé entre les mains il y a quelque temps, une Théorie manuscrite sur le courant des rivières » dans laquelle la méthode employée « a quelque chose commun avec » la sienne. Il fait ainsi référence à un mémoire manuscrit d’Euler présenté à l’Académie en 1751, lequel présente de fortes similitudes avec sa pièce latine de 1749…

Le même Euler parviendra en fait quelques années plus tard, en 1755, à établir des équations plus générales que celles obtenues par D’Alembert : les équations, dites d’Euler, gouvernant en trois dimensions l’écoulement d’un fluide idéal compressible. Il s’appuie, pour ce faire, sur une démarche mécanique différente : au principe de dynamique adopté par son prédécesseur, Euler préfère la seconde loi de Newton, c’est-à-dire une approche locale impliquant l’intégration du concept de pression interne au sein des équations. En cela, son travail constitue donc non seulement une alternative à la théorie dalembertienne de mise en équation des écoulements, mais aussi une généralisation au cas tridimensionnel et compressible des résultats de son prédécesseur – voir Encart 2. D’un autre côté, et c’est ce dont témoigne sa théorie manuscrite sur le mouvement des rivières de 1751, malencontreusement tombée entre les mains de D’Alembert, Euler s’inspire directement, pour y parvenir, de la méthode analytique développée par son prédécesseur dans sa pièce latine de 1749. L’établissement de ce que nous appelons les équations d’Euler n’est donc pas le fait d’un seul homme. En exprimant les composantes de la vitesse animant un élément infinitésimal de fluide sous la forme de fonctions de plusieurs variables, c’est-à-dire en rendant possible l’application du calcul aux différences partielles en hydrodynamique, D’Alembert apporte une contribution essentielle grâce à laquelle il peut être aujourd’hui considéré comme le premier mécaniciens des milieux continus, c’est-à-dire le premier savant à avoir représenté le fluide comme un milieu mathématiquement caractérisable par des fonctions dépendant de façon continue des variables d’espaces et de la variable de temps.


5. Les équations d'Euler : un problème insoluble?

       Cet incident entre D'Alembert et Euler empoisonnera durablement leurs relations, mais là n'est pas le plus important. La période 1738-1755 aura effectivement permis de parvenir à des équations des plus générales, des équations dont nous nous servons encore couramment de nos jours mais dont la résolution constitue cependant toujours un problème mathématique des plus complexes, nécessitant d’avoir recours à des simulations numériques et, par là-même, à la puissance de calcul des ordinateurs… Inutile de dire que les savants du XVIIIe siècle se sont retrouvés impuissants face à cette question, ce que D’Alembert résume en 1752 dans son Essai d’une nouvelle théorie de la résistance des fluides en avouant que « du moins en certains cas la solution du Problème se refusera entièrement à l’Analyse ». A l’orée des années 1760, les hydrodynamiciens se retrouvent donc, pour ainsi dire, confrontés à une impasse. L’approche analytique les a conduits à des équations qu’ils ne peuvent résoudre compte tenu des outils mathématiques à leur disposition. Quant à l’approche initiée par Daniel Bernoulli, elle repose sur une hypothèse, le parallélisme des tranches, dont tout le monde sait qu’elle s’éloigne grossièrement du comportement réel d’un fluide en mouvement. Le développement de l’hydrodynamique s’organisera dès lors autour de trois grandes orientations après 1755 : 1°. la tentative de résolution des équations aux dérivées partielles obtenues par D’Alembert et Euler ; 2°. la poursuite, essentiellement par Lagrange, du processus de construction théorique de la discipline, et 3°. le renouveau d’une approche expérimentale dans un contexte de crise, crise centrée, nous allons le voir, sur la question de la concordance entre théorie et expérience. D’Alembert prendra part à chacune d’elles, mais de façon très différente…

Sur la question de la résolution des équations aux dérivées partielles tout d’abord, D’Alembert joue, avec Lagrange, un rôle essentiel. Montrant plus d’acharnement qu’Euler sur cette question, il y consacre une part importante de ses recherches en hydrodynamique après 1755 : une grande partie des mémoires traitant de l’écoulement des fluides qu’il publie dans les tomes I (1761), V (1768) et VIII (1780) de ses Opuscules mathématiques y est consacrée. Ses recherches sur le sujet font apparaître des questionnements mathématiques importants touchant par exemple au rôle que revêtent le comportement initial d’un système physique et son comportement à ses frontières vis-à-vis de la possibilité de résoudre le problème. Il y développe également une méthode d’intégration par passage dans le champ complexe, méthode dans laquelle on peut voir les prémices de la théorie des fonctions de la variable complexe formalisée par Riemann dans le seconde moitié du XIXe siècle et dont on sait qu’elle joue aujourd’hui un rôle essentiel dans l’étude des écoulements répondant aux équations obtenues par le savant en 1752 : les écoulements plans potentiels incompressibles. Il découvre à cette occasion quelques fonctions mathématiques permettant de caractériser ce type d’écoulement (la vitesse complexe, la fonction de courant) et démontre le corollaire d’un théorème habituellement attribué à Helmholtz. Ses travaux sur la résolution des équations aux dérivées partielles gouvernant un fluide en mouvement exerceront par ailleurs une notable influence sur Lagrange, avec lequel D’Alembert discute intensément de ces questions dans le cadre de leur correspondance au point d’en publier certains extraits en 1766, à la demande de son confrère, dans le troisième volume des recueils de l’Académie de Turin.


6. La querelle avec Borda

       Pour ce qui concerne, d’autre part, la poursuite du processus de construction théorique de l’hydrodynamique, D’Alembert n’apportera pas d’autre contribution que la mise au jour des fonctions mathématiques précédemment citées et l’énoncé de son célèbre paradoxe relatif à la résistance éprouvée par un corps solide immergé dans un écoulement. Sa méthode de mise en équation analytique du mouvement d’un fluide inspirera en revanche le même Lagrange dans son projet d’unification des lois de la mécanique des corps solides et des fluides, lequel projet aboutit, comme l’on sait, en 1788, avec la parution de la Mécanique analytique.

Malgré leur indéniable intérêt d’un point de vue mathématique et théoriques, les tentatives de résolution menées par D’Alembert et Lagrange et leurs contributions respectives au processus de formalisation de la discipline ne permettront pas de dépasser le principal enjeu du développement de l’hydrodynamique à cette époque : l’obtention de solutions permettant la confrontation de la théorie avec l’expérience. Parallèlement à cette orientation purement analytique pointent ainsi les conditions d’une crise centrée sur la question de la concordance entre théorie et expérience, et plus généralement, sur les capacités de la théorie à faire progresser le versant pratique de la science des écoulements, à savoir la théorie des machines hydrauliques, le problème de la construction de ports, de canaux, de navires, etc. La lecture par Jean-Charles Borda (1733-1799), en 1766, devant l’Académie des sciences de Paris, d’un mémoire à charge contre l’Hydrodynamica de Daniel Bernoulli et le Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides de D’Alembert, en constitue l’élément déclencheur. Borda revient en effet, dans cet écrit, à l’approche du parallélisme des tranches, et tente de la faire évoluer, ce qui le conduit à remettre en cause certains des fondements des théories de ses deux illustres prédécesseurs. Son mémoire marque par ailleurs le retour de l’expérience au premier plan : les résultats théoriques y sont méthodiquement comparés aux résultats d’expériences qu’il réalisa lui-même avec un talent certain.



Figure 6


Jean-Charles Borda (1733-1799)

Marin et physicien aux idées souvent originales, Borda fait partie, à l'Académie, du clan opposé à celui de D'Alembert, Bossut et Condorcet. Les réflexions de Borda sur l'écoulement et la résistance des fluides sont à la base des derniers travaux que D'Alembert écrit en hydronynamique... pour le contredire.


Borda n’est pas, à dire vrai, le seul hydrodynamicien grâce auquel le versant expérimental de la science des écoulements parvient à refaire surface à cette époque. L’abbé Charles Bossut joue aussi un rôle crucial dans ce domaine en publiant, en 1771, un Traité élémentaire d’hydrodynamique composé de deux volumes, l’un théorique, l’autre exclusivement expérimental. Ceci dit, D’Alembert, qui règne alors en maître sur l’hydrodynamique française, n’a guère apprécié les attaques de Borda contre son Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides. Bossut, qui compte parmi ses plus fidèles disciples, se rangera à ses côtés, de même que Condorcet, autre de ses plus célèbres protégés. Il s’ensuit une série de querelles, scientifiques pour les unes, institutionnelles voire politiques pour les autres, opposant clairement deux camps à l’un à l’autre : celui de D’Alembert à celui de Borda.

Sur le fond, D’Alembert applique le plus grand soin à lui répondre dans une seconde édition de son traité de 1744, parue en 1770, ainsi que dans le tome VIII de ses Opuscules mathématiques, publié en 1780. Si l’on excepte ses travaux concernant le problème de la résolution des équations aux dérivées partielles, il s’y livre cependant essentiellement à une défense de sa première théorie des écoulements contre les attaques de Borda. Quoiqu’il y explore par ailleurs quelques nouvelles pistes théoriques, malheureusement sans succès pour ce qui est de parvenir à concilier théorie et expérience, il passe à côté des deux résultats mis au jour par son contradicteur dans son mémoire de 1766. Le premier constitue le théorème que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de théorème de Borda et qui permet d’estimer la quantité d’énergie perdue par un fluide en mouvement à l’intérieur d’une conduite présentant un brusque élargissement de sa section d’écoulement. Le second tient en la correction des valeurs de coefficients de contraction de la veine obtenues par Newton dans la seconde édition de ses Principia (1713) et par Daniel Bernoulli dans son Hydrodynamica de 1738. Quand on sait que ces deux apports de Borda correspondent peu ou prou aux deux principales avancées de l’hydrodynamique dans le seconde moitié du XVIIIe siècle en matière de concordance entre théorie et expérience, la querelle entre les deux hommes n’en devient donc que plus significative. Ce sont là deux approches de l’hydrodynamique qui s’opposent en effet l’une à l’autre : celle de Borda, alliant théorie et expérience, et la tradition mathématique, exclusivement théoricienne, portée en France par D’Alembert.



Figure 7


Charles Bossut (1730-1814)

Disciple de D'Alembert, professeur à l'Ecole du génie de Mézières de 1752 à 1768, Bossut est ensuite nommé examinateur de sortie de l'Ecole. Il est élu à l'Académie des sciences, où il soutient les combats de D'Alembert et de Condorcet. Expérimentateur, enseignant, rédacteur de traités, il devient dans les années 1780 coordinateur de l'Encyclopédie méthodique, Mathématiques et historien de cette discipline.


Nous retrouvons cette même ligne de fissure dans les recherches tardives que D’Alembert donne sur la question de la résistance des fluides. Financièrement soutenues par un Royaume désireux de perfectionner sa flotte et son système de navigation fluviale, les expériences conduites par Borda et de Bossut dans le courant des années 1760 et 1770 permettent en effet de mettre en défaut les lois de la résistance énoncées par Newton dans ses Principia de 1787 et sur lesquelles reposent, depuis lors, tous les manuels relatifs à l’architecture navale. Si D’Alembert n’a pas manqué de s’intéresser à cette question, il suit cependant d’assez loin le versant expérimental de l’affaire, laissant par exemple à Bossut le soin de réaliser ses expériences et de les rapporter dans un ouvrage qu’il cosignera pourtant avec lui et Condorcet en 1776 : les Nouvelles expériences sur la résistance des fluides.

S’il n’est pas homme de terrain, ses talents de mathématiciens lui permettent néanmoins d’énoncer, à la même époque, l’un des plus célèbres paradoxes de l’hydrodynamique : le Paradoxe de D’Alembert, selon lequel un corps solide immergé dans un écoulement ne devrait, si l’on s’en tient aux lois du mouvement des fluides parfaits, ne subir aucune résistance. Premier à y voir un Paradoxe, il est aussi le premier, avec Lagrange, à tenter de le résoudre : ses recherches dédiées à la question de la résistance des fluides dans le tome VIII de ses Opuscules mathématiques (1780) y sont presque intégralement consacrées. Sachant que cette question requiert la prise en compte d’un concept inconnu des hydrodynamiciens du XVIIIe siècle, le concept de viscosité, et qu’elle constitue un problème pour lequel nous ne disposons pas encore, à l’heure actuelle, de méthode mathématique permettant de le résoudre de manière formelle, D’Alembert aura donc, là encore, plus contribué à l’avancée du versant théorique de l’hydrodynamique qu’aux progrès de son versant expérimental.


7. Conclusion

D’Alembert n’a, soyons objectifs, jamais manqué de défendre l’importance de l’expérimentation en hydrodynamique. Il n’en a toutefois jamais réalisées lui-même, assumant ainsi ce que nous pouvons à la fois considérer comme le principal trait de génie et la principale lacune de ses recherches en hydrodynamique : leur ancrage exclusif dans le domaine théorique. Ses apports en la matière n’en demeurent pas moins fondamentaux, de son paradoxe à son approche analytique de l’écoulement et de la résistance des fluides.



Bibliographie

Orientation bibliographique (pour en savoir plus sur l'oeuvre de D'Alembert en hydrodynamique et sur l'histoire de cette science au XVIIIe siècle) :

- Michel Blay, La science du mouvement des eaux de Torricelli à Lagrange, Belin, Paris, 2007.

- Julian Simon Calero, The Genesis of Fluid Mechanics 1640-1780, Studies in History and Philosophy of Science, vol. 22, Springer, 2008.

- Olivier Darrigol, Worlds of Flow : a History of Hydrodynamics from the Bernoullis to Prandtl, Oxford University Press, New-York, 2005.

- René Dugas, Histoire de la mécanique, Editions du Griffon, Neuchâtel, 1950.

- A. Guilbaud, G. Jouve, « La résolution des équations aux dérivées partielles dans les Opuscules mathématiques de D'Alembert (1761-1783) », Revue d'histoire des mathématiques 15, fascicule 1, 2010, p. 59-122.

- Gleb K. Mikhaïlov, Introduction to Daniel Bernoulli's Hydrodynamica, in Die Werke von Daniel Bernoulli - Hydrodynamique II, vol. 5, Birkhäuser, Bâle, 2002, p. 17-78.

- Istvan Szabo, Geschichte der mechanischen Prinzipien und ihrer wichtigsten Anwendungen, Birkhäuser, Bâle, 1977.

- Clifford Ambrose Truesdell, "Editor's Introduction: Rational fluid mechanics, 1687-1765", in Leonhardi Euleri Opera Omnia, série II, vol. 12, Zürich, 1954, p. VII-CXXV.