1743
: premier coup et coup de maître. Alors tout juste
âgé de 26 ans et fraîchement
élu adjoint mécanicien à
l'Académie Royale des Sciences, Jean Le Rond D'Alembert
publie son premier et plus fameux ouvrage scientifique, le Traité de dynamique
(seconde éd. en 1758). Une ambition forte préside
au projet de cette rédaction, à savoir la
volonté, exprimée par son auteur, d' "aplanir
l'abord de la mécanique", afin d'en faire une "Science
claire" en démontrant ses "principes "
à partir "de la considération seule du mouvement"
; une économie de moyens -l'usage des seules
définitions du mouvement et des corps- devrait permettre
d'élever une science sur des bases pérennes. En
somme, D'Alembert estime les fondements de la mécanique
sujets à caution et sacrifie sur l'autel de la
clarté les principes et concepts qu'il juge incertains voire
sujets à erreur.
Mais d’où lui vient son scepticisme envers les
fondements de la mécanique ? Sur quelles bases fonde-t-il
lui-même sa science ? Coup de maître ou coup
d'épée dans l'eau : son projet est-il exempt de
reproches ? Quelle en est la postérité ? Autant
de question qui guideront la rédaction du présent
article.
Un contexte
philosophique et scientifique : la question des
fondements
Contexte philosophique
: la crise de la causalité
Aux
tournants des 17
ème
et 18
ème
siècles,
la mécanique semble se trouver dans une situation paradoxale
: tandis que la dynamique se développe, qu'Isaac Newton
(1642-1727) fait du concept de force la clef de voûte de son
œuvre phare promise à une immense
postérité, les
Principes
mathématiques
de la philosophie naturelle (1687), apparaît
aussi dans les
années 1660 un courant de pensée anti-dynamiste.
Une doctrine philosophique d'inspiration cartésienne,
l'occasionnalisme auquel le philosophe Nicolas Malebranche (1638-1715)
donnera ses lettres de noblesse, développe en effet une
analyse critique de la causalité –comment
comprendre les actions réciproques entre l'âme et
le corps ou celles entre les corps ?- et ne voit en Dieu que l'unique
cause efficiente : les corps n'agissent pas en propre, le choc
n'étant qu'une occasion qui détermine l'exercice
de l'action divine. Il n'existe donc pas de forces dans la nature et
ces réflexions entraînent un vaste mouvement de
scepticisme quant à la possibilité de
développer une mécanique autrement que comme une
science des effets : ce recours à Dieu ne se veut pas une
solution de facilité, mais la reconnaissance de
l'impossibilité de comprendre la nature de la cause,
impossibilité impliquant de ne s'en tenir qu'aux
phénomènes.
Quelle connaissance avait D'Alembert de ce genre de
réflexions ? Alors encore élève au
collège des Quatre Nations (ou collège Mazarin),
il recevra l'enseignement du professeur Adrien Geffroy, malebranchiste
convaincu ; il n'ignore donc pas l'occasionalisme. Dans
l'édition de 1743 du
Traité
de dynamique, il cite
un ouvrage de Trabaud (
Principes
sur le mouvement et
l’équilibre, pour servir d’introduction
aux Mécaniques & à la Physique,
1741) qui
se réfère de nombreuses fois aux
thèses de Malebranche, ce qu'un lecteur attentif ne peut
manquer. D'Alembert développe aussi ce qu'on nomme
"l'argument de l'inconcevable", qui figure originellement chez
Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (
Discours
sur les
différentes figures des astres, où l’on
essaye d’expliquer les principaux
phénomènes du Ciel, 1732),
à savoir
que l'explication de la gravité basée sur une
impulsion (thèse de type cartésienne) n'est pas
plus intelligible que l'attraction newtonienne, la force dans chacune
de ces hypothèses demeurant incompréhensible,
comme l'enseignent les réflexions occasionalistes. Enfin,
dans l'article Mouvement de l'
Encyclopédie,
D'Alembert se
réfère à un livre du philosophe suisse
Jean-Pierre de Crousaz (
Essay
sur le mouvement, 1728) dans lequel se
trouve inséré un mémoire qui remporta
le prix de l'Académie Royale des Sciences de 1720,
pièce s'inspirant en partie de Malebranche.
Quelles influences ces analyses critiques de la causalité
exercèrent sur D'Alembert ? Bien que les certitudes
manquent, notons que dans son projet d'épurer la
mécanique de notions ambiguës, D'Alembert a une
cible de choix : les forces, qualifiées dans son
Traité
"d'êtres obscurs &
métaphysiques". Il écrit alors envisager
"plutôt la Mécanique comme la Science des effets,
que comme celle des causes" et avoir "détourné la
vue de dessus les
causes
motrices" pour ne considérer que le
mouvement qu'elles produisent. Autant de propos permettant d'inscrire
son travail dans le prolongement des réflexions sur la
causalité précédemment
mentionnées.
Figure 1
Le philosophe Nicolas
Malbranche (1638-1715)
|
Un contexte
scientifique
Le temps des querelles
Mais il n'existe pas qu'un contexte philosophique
venant jeter le trouble sur une physique de type causale. Trois grands
débats impliquent la force et son statut ; D'Alembert en
héritera, voire y prendra part.
La nature de la force
de gravitation newtonienne
Si,
dans ses Principes,
Newton écrit qu'il ne faut voir derrière la force
d'attraction rien d'autre qu'une grandeur mathématique, il
n'en demeure pas moins que des savants influencés
par les
théories de Descartes -essentiellement des
français- considèrent qu'il s'agit là
d'un retour aux "qualités occultes", aux
êtres obscurs dont on douait les corps et qui abondaient
durant la période de la Renaissance. Aussi estiment-ils que
seuls les contacts entre les corps –les planètes
sont transportées par un fluide- permettent un mouvement
alors
qu'a contrario
une action à distance demeure inconcevable. Etre obscur pour
les uns, simple vérité de faits pour les autres
ou bien encore propriété de la matière
selon certains newtoniens, le débat engagé autour
de cette force a sa part d'idéologie mais aussi de
chauvinisme, le secrétaire perpétuel de
l'Académie Royale, B. Le Bovier de Fontenelle
n'hésitant pas, dans son Eloge de Newton de
1727, avec un parti pris évident, à mettre sur un
pied d'égalité Descartes et Newton. Sans doute
inspiré par Maupertuis, D'Alembert écrit dans son
Traité
que la gravitation fait partie des "causes qui se font
connaître par leur effet, & nous en ignorons
entièrement la nature" ; ainsi, la loi de chute des corps
est donnée par "l'expérience", "sans
connaître la cause de la pesanteur". Aussi D'Alembert
prône-t-il de ne s'en tenir qu'aux seuls effets
mesurés.
La mesure de la force
d'un corps en mouvement ou la querelle
dite des forces vives
Pour
les partisans de G. W. Leibniz, la force d'un corps de masse m et de
vitesse v s'estime par
mv²
; pour la plupart des français
(dont J.-J. Dortous de Mairan,
Dissertation
sur l'estimation et sur la mesure des forces motrices des corps,
1728) et anglais (dont le disciple écossais de Newton, C.
MacLaurin,
Dissertation
des lois du choc des corps, 1724) par mv. La
polémique commence en 1686, année où
Leibniz publie un mémoire critique à l'encontre
de Descartes (
Brevis
demonstratio), lequel commettrait l'erreur de mesurer la
force d'un corps par sa quantité de mouvement, et
s'étend jusque dans les années 1740. Selon
Leibniz, la force se mesure par la hauteur du poids qu'elle permet
d'élever. Or, s'appuyant sur la loi de Galilée de
chute libre des corps -l'espace parcouru est comme le carré
du temps de chute, et la vitesse comme ce temps- la mesure
mv²
s'ensuit. Des expériences comme celles menées par
le hollandais s'Gravesande (
Remarques
sur la force des corps en mouvement et sur le choc, 1728),
et des écrits plus théoriques (Jean Bernoulli,
Discours sur les lois de la communication du mouvement, 1724 et 1726)
confortent cette thèse. Du point de vue strictement
scientifique –car Leibniz développe toute une
métaphysique, la force vive exprimant l'essence dynamique de
la matière, les cartésiens définissant
pour leur part cette dernière par son étendue
géométrique -, le débat tient au choix
de la variable à prendre en compte dans la mesure de
l'effet. Les leibniziens considèrent l'espace parcouru comme
essentiel et leur "force" s'estime par
avec
ds un
élément d'espace parcouru par un corps de masse m
sous l'action d'une force (au sens actuel) F, et
v1
et
v2
les vitesses aux positions 1 et 2 du corps ;cette
égalité correspond au
théorème de l'énergie
cinétique, Leibniz nommant
mv² la
force vive. Pour ceux
faisant intervenir le temps, il vient
où on reconnaît l'expression d'une impulsion
obtenue à partir du théorème
fondamental de la dynamique (F =
ma,
F la force produisant sur la masse
m
une accélération
a).
D'Alembert qualifie la querelle de "dispute de mots", la jugeant
"inutile" et estimant y mettre un terme. Il dépasse la
question de la véritable mesure, question venant
conférer une réalité à la
force, en estimant qu'au fond les deux proposées peuvent
bien coexister. En effet, le terme force ne signifie rien d'autre
à ses yeux que la "propriété" des
corps à surmonter des obstacles, ou l'effet produit en les
surmontant. La diversité d'effets entraîne donc
celle de la mesure et D'Alembert juge qu'il n'y a pas là
d'"inconvénient". Ainsi, si le corps est en
équilibre, il faudra retenir
mv, tandis que
mv²
correspondra au cas d'un mouvement
décéléré (ascension d'un
poids). Fidèle à sa critique de la force,
D'Alembert entend donc se placer au-dessus de la
mêlée : l'éviction du concept
entraîne par le même coup celle d'un faux
problème, à savoir la recherche de sa vraie
mesure.
Le statut des
principes de la mécanique
En 1756, l'académie de Berlin, sous l'initiative
du savant Leonard Euler, propose d'examiner "si les lois de la statique
et de la mécanique sont de vérité
nécessaire ou contingente". On trouve trace de telles
réflexions dès la première
moitié du 18ème siècle, chez des
auteurs comme Pierre Varignon, figure majeure des sciences
physico-mathématiques françaises de cette
période, ou sous la plume de Fontenelle. D'Alembert estime
nécessaire les principes sur lesquels il fonde sa
mécanique : pour lui, cela signifie que leur
découverte à partir des seules
définitions de la matière et du mouvement doit
coïncider avec ce que l'expérience enseigne.
A contrario, si
cette dernière infirme le raisonnement, elle seule permet de
fonder une science dont les principes ne sont alors que des
vérités contingentes. Concernant le concept de
force, le principe fondamental de la dynamique (F =
ma) est
érigé par Euler comme une
vérité nécessaire : il s'agit d'un
théorème démontré
à partir de la nature de la force et de son action (
Mechanica sive motus scientia
analytice exposita, 1736). D. Bernoulli voit dans ce
principe une vérité empirique donc contingente (
Examen principiorum mechanicae
et demonstrationes geometricae de compositione et resolutione virium,
1726). D'Alembert rejette chacune des deux thèses pour ne
faire de la formule qu'une simple définition (voir
Encart 1) : Euler
voit la mariée trop belle, la nature du concept de force
demeurant incompréhensible, comment fonder en
nécessité une telle formule ? La position de
Bernoulli ne consiste à faire de la mécanique
qu'une science expérimentale, D'Alembert la concevant comme
une branche des mathématiques. Il refuse alors les termes
d'un débat qui impliquerait un examen du statut de la force
puisque, de par son caractère "obscur", elle ne saurait
fonder des principes nécessaires servant à
l'édifice d'une science "claire".
Chacun de ces débats
entraîne une prise de position de D'Alembert relative
à la force. L'obscurité de sa nature comme le
doute porté sur sa mesure contribuent sans doute
à la naissance d'une attitude sceptique conduisant
à souligner l'inanité de la recherche des causes
et la nécessité de ne s'en tenir qu'aux seuls
effets mathématisés ; position qui sera une
constante dans toute son œuvre.
Figure 2
Pierre Varignon
(1654 - 1722)
|
Le contenu du
Traité de dynamique
La lecture des
Opuscules
mathématiques de D'Alembert apparaît
bien complexe, tant par le contenu que par le caractère
parfois décousu de la rédaction, l'auteur donnant
l'impression d'écrire au fil de l'inspiration, avec ce
caractère brouillon inhérent à la
recherche. Le
Traité
de dynamique est d'une toute autre nature : certes, la
complexité est bien là, mais la
rédaction est cohérente avec un ordre de
progression allant des principes premiers –des
éléments de mécaniques- à
l'énoncé d'un principe fondamental et son
application.
Le livre s'ouvre par un "Discours
préliminaire" – "Préface" dans
l'édition de 1743 -, contient quelques
"Définitions et Notions préliminaires"(incluant
la définition du "Corps"comme "étendue
impénétrable"), puis se compose de deux parties.
La première s'intitule "Lois générales
du mouvement & de l'équilibre des Corps" et contient
la démonstrations des "principes" sur lesquels D'Alembert
entend fonder une "science claire". La seconde, "Principe
général pour trouver le Mouvement de plusieurs
Corps qui agissent les uns sur les autres d'une manière
quelconque ; avec plusieurs applications de ce Principe", comprend
l'énoncé du principe dit de D'Alembert (une telle
appellation semble postérieure au 18ème
siècle) et son application à 14
problèmes.
Dans son
Discours
préliminaire, D'Alembert énonce son
projet de ce livre ayant pour "double objet" de "reculer les limites de
la Mécanique, & [...] en aplanir l'abord". A cette
fin, il énonce que sa mécanique repose sur trois
principes, "celui de l'équilibre joint à ceux de
la force d'inertie & du mouvement composé",
démontrés "par la seule considérations
du Mouvement, envisagé de la manière la plus
simple & la plus claire", à savoir "le transport du
mobile d'un lieu dans un autre". Cette dernière
définition à sa part de polémique :
D'Alembert récuse le recours à "des forces
inhérentes au Corps en Mouvement" permettant de justifier sa
continuation et ne conçoit le mouvement que dans son aspect
géométrique. Trois principes
démontrés, épurés des
chimères métaphysiques que sont les forces,
devraient constituer un socle suffisamment solide sur lequel
élever toute la mécanique.
Pour leurs démonstrations, D'Alembert
recourt à un principe
supra-géométrique, le principe de raison. La
combinaison des trois principes donne naissance au "principe
général" ou à une "méthode
générale" permettant la résolution des
"plus difficiles problèmes" relatifs aux chocs ou
à la traction de corps par le bais de fils ou verges
inflexibles, soit des problèmes du ressort de ce que
D'Alembert nomme la "dynamique". La définition du terme
permet d'éclairer ce paradoxe, à
savoir, l'appellation de
Traité
de dynamique
pour un ouvrage récusant l'usage
des forces. Déjà, en 1736, Alexis-Claude
Clairaut,
académicien des sciences, publie un mémoire
intitulé
De
quelques Problèmes de Dynamique dans
lequel il conçoit cette science comme "une Classe de
Problèmes Physico-mathématique" ayant pour but
l'étude du mouvement des corps soumis à des
forces
initiales et "liés ensemble par des fils" tels "qu'ils
s'altèrent réciproquement leur
mouvement".
Clairaut écrit que cette recherche sur les
systèmes à liaison lui vient de la question des
"tractoires", courbes décrites sur un plan horizontal
lorsque l'extrémité d'un fil suit une droite
donnée tandis que l'autre est chargée d'un poids
: la droite devient courbe quelconque et "insensiblement cela
[…] conduit à une plus grande recherche, pour peu
qu'on pense à ce genre de Problème, il en vient
dans l'esprit beaucoup d'autre de la même nature". Les
variantes à ce genre de problèmes sont
généralement résolues par Clairaut
à l'aide du "principe des forces
accélératrices" (le F =
ma) et du principe
des forces vives, qu'il s'agisse de ce mémoire de 1736 ou de
celui de 1742,
Sur
quelques principes qui donnent la Solution d'un grand nombre de
Problèmes de Dynamiques ; ceci revient
à l'utilisation du théorème de
l'énergie cinétique. Aussi, si les deux savants
se rejoignent sur les thèmes, ils se séparent sur
les méthodes, en ajoutant que Clairaut énonce des
"principes" sans cependant livrer une réflexion
philosophique comme le fait D'Alembert. Et une telle
réflexion détermine la démonstration
de ses trois principes fondamentaux.
Premier
principe
Le chapitre I de son livre s'intitule
"De la force d'inertie, & des propriétés
du mouvement qui en résultent". Pour cette appellation,
D'Alembert renvoie à Newton et à ses
Principes (loi I)
: il s'agit de la "propriété qu'ont les Corps de
rester en l'état où ils sont". D'Alembert
démontre deux "lois": la première relative
à la conservation du repos, la seconde, à celle
de la direction du mouvement. La clef de voûte du
raisonnement tient à l'emploi du principe de raison :
D'Alembert invoque que sans "causes étrangères",
"il n'y a pas de raison" pour que le repos donne lieu à un
mouvement -en déduit plus généralement
qu'une vitesse ne peux pas changer spontanément-, ou encore
qu'"il n'y a pas de raison" pour qu'un mobile change de direction. Sur
ce dernier point, D'Alembert démontre sa proposition en se
plaçant sous deux hypothèses : d'une part, en
supposant que la "cause motrice" n'agisse qu'instantanément
–un choc de corps durs- et, d'autre part, qu'elle agisse
continuellement afin d'assurer la persistance du mouvement. Il n'entend
pas adhérer à cette dernière
hypothèse car, tout au contraire, il récuse toute
démonstration se basant sur des forces inhérentes
aux corps : il s'agit en somme d'un cas d'école, et la
démonstration sous chaque hypothèse vise
à justifier la généralité
de la loi.
Il poursuit en donnant une définition du mouvement uniforme
puis une "Remarque" concernant "la mesure du tems" que seul ce
mouvement permet. Par degrés
croissants de complexité, il en vient alors au
"mouvement accéléré ou
retardé" ; comment l'aborde-t-il étant entendu
qu'une accélération suppose une force, concept
qu'il entend proscrire de ce livre ? Pour D'Alembert, c'est le
mouvement qui définit la force et non la force, comme une
entité première qui existerait dans la nature,
qui provoque le mouvement (voir
Encart
1). La démarche illustre ainsi parfaitement les
positions épistémologiques figurant dans le
Discours préliminaire,
D'Alembert développant une théorie de la
définition remettant à plat, par la
considération des seuls effets mesurés (une
accélération), les fondements de la dynamique qui
lui paraissent obscurs.
Second principe
Il apparaît dans le chapitre II, "Du
mouvement composé", qui se compose d'un unique
théorème, celui du parallélogramme des
forces : si un corps A est soumis à deux "puissances"
(forces) lui faisant parcourir uniformément AB et AC pendant
le même temps, il parcourra uniformément la
diagonale AD du parallélogramme construit sur AB et AC sous
l'action simultanée de ces deux "puissances" durant ce
temps. La démonstration de D'Alembert repose sur la
mobilité d’un plan (KLMH) par rapport à
l’ "espace absolu". Un corps A situé sur ce plan
et soumis aux deux "puissances" agissant continuellement ou
instantanément décrit d’un mouvement
rectiligne uniforme une ligne Ag ; il faut justifier que cette
dernière et la diagonale AD de ABDC se confondent.
D’Alembert imagine que le plan KLMH franchisse AB et AC
pendant la durée T avec les
mêmes mouvements uniformes que produisent les deux
"puissances", mais selon des sens opposés à
chacune d’elles. Ainsi, "le point mobile A, est
tiré continuellement en cet état par quatre
puissances contraires & égales deux à
deux, & [...] par conséquent, il doit rester en
repos dans l’espace absolu".
|
Par ce mouvement de KLMH, le
point g du plan décrit une ligne ga égale et
parallèle à AD, diagonale de ABCD. Or, pour que
le corps A demeure immobile dans l’espace absolu, il faudra
que a et A coïncident à l’issue de la
combinaison du mouvement produit par les « puissances
» (Ag) avec celui du plan.
L’égalité et le parallélisme
de AD et ag, la coïncidence de A et a, conduisent à
identifier Ag et AD.
|
D'Alembert récuse une
démonstration reposant sur l'artifice d'une règle
mobile -A se déplaçant uniformément
sur la règle AB pendant que AB glisse
uniformément le long de AC ; ce raisonnement figure dans le
livre de Varignon de 1725-, car il restreint la
généralité du propos : D'Alembert
suppose une action continuelle ou instantanée, la
règle impliquant une action permanente. Il refuse aussi une
analyse fondée sur un "axiome" qui prétendrait
que "l'action de causes conjointes est égal à la
somme de leurs effets pris séparément", et qui
viendrait introduire une proportionnalité de l'effet
à sa cause et ferait ainsi tomber dans les
obscurités inhérentes aux analyses se basant sur
les forces. D'Alembert fait donc seulement usage de "l'espace parcouru
& du tems employé à la parcourir". Sa
démonstration s'appuie cependant aussi sur les acquis de la
loi II précédente : il se place en effet sous
cette double hypothèse d'une action instantanée
ou de la persistance d'une cause motrice (action continuelle) pour
justifier la permanence d'un mouvement rectiligne uniforme. Ainsi, ce
théorème, tout comme la loi II, repose sur le
principe de raison.
Troisième principe
Ce dernier apparaît dans le Chapitre
III, "Du Mouvement détruit ou changé par des
obstacles". D'Alembert le nomme "principe de l'équilibre" et
il se présente comme celui du "mouvement
composé", à savoir sous la forme d'un
"théorème" démontré
à l'aide du principe de raison. D'Alembert énonce
que si deux corps de même quantité de mouvement
ont des directions opposées de telle sorte qu'ils
ne puissent se déplacer mutuellement, il y aura
équilibre. Pour des masses et vitesses égales, il
juge "évident" le repos qui s'ensuit, ne voyant dans ce cas
"point de raison" pour qu'un corps se meuve plutôt que
l'autre comme le suggère la symétrie du
problème. Il démontre ensuite que
l'équilibre survient pour les cas plus
généraux où les masses et vitesses des
corps sont inégales mais inversement
proportionnées de telles sorte que els quantités
de mouvement respectives soient égales. Cette
interprétation du choc de corps durs de même
quantité de mouvement en terme d'équilibre
s'avère classique. Elle apparaît, entre autre,
chez Antoine Parent, académicien des sciences, qui en fera
usage dans sa détermination des règles du choc,
voir
Essais et
recherches de mathématique et de physique,
1713). Sa méthode, impliquant une décomposition
de mouvement et un équilibre de quantités de
mouvement égales, n'est pas sans rapport avec celle
développée par D'Alembert, même s'il
demeure difficile de savoir dans quelle mesure ce dernier s'inspire de
ses aînés.
La combinaison de chacun de ses principes
démontrés à l'aide du principe de
raison va donner naissance au "Principe général"
exposé dès le début de la seconde
partie du livre.
Le principe de D'Alembert
Cette seconde partie se compose de
quatre chapitres, le premier exposant le "principe
général", dont l'application permet de trouver
des propriétés du centre de gravité
d'un système de corps –second chapitre-, la
résolution de problèmes de dynamique (au nombre
de 14) –troisième chapitre constituant environ les
deux tiers du livre- et la démonstration "Du principe de la
conservation des forces vives"(intitulé du chapitre IV).
Le "principe
général" se présente sous la forme
d'un "problème général" (voir
Encart 2 pour son
énoncé) dans lequel D'Alembert cherche les
mouvements pris par chacun des corps d'un système auxquels
on impose des mouvements initiaux qu'ils ne peuvent suivrent en raison
de leurs actions mutuelles. Il s'agit donc d'étudier des cas
de collisions ou le mouvement de systèmes à
liaisons inflexibles (verges, fils) comme, par exemple, le mouvement de
pendules composés (voir
infra)
ou bien encore celui de deux corps sur un plan horizontal, l'un
coulissant le long d'un fil au bout duquel l'autre est
attaché, l'extrémité libre du fil
étant reliée fixement au plan, les deux corps se
voyant soumis à des mouvements initiaux quelconques
(Problème 8). Ce type de problèmes correspond
à ceux rencontrés dans le mémoire de
Clairaut. Par quelle méthode D'Alembert entend les
résoudre ?
La combinaison de la
décomposition particulière mentionnée
dans le cas du choc oblique et du principe de l'équilibre
est la pierre angulaire de la méthode. D'Alembert imagine
les corps A, B, C etc. soumis aux mouvements
a, b, c etc. qu'ils
changent à cause de leurs actions mutuelles en a, b, c, etc.
Il considère alors
a,
b, c etc. comme composés de a, b, c etc. et
d'autres
α,
β, χ etc. Puisque les corps
prennent les mouvements finaux a, b, c etc. il suit que le
système soumis au seuls
α,
β, χ etc. reste au repos ou,
dit autrement, ces mouvements se détruisent mutuellement ou
encore eux seuls imposés aux corps entraînent
l'équilibre du système. Ainsi la
méthode repose sur une décomposition en
composantes qui ne se nuisent pas (a, b, c etc. les mouvements finaux
que les corps suivent librement, c'est-à-dire sans interagir
mutuellement) et en mouvements détruits par les interactions
mutuelles (voir
Encart 3
pour une application du principe au cas du choc des corps
durs). Les mouvements équilibrés donnent lieu
à une équation qui permettra l'étude
du mouvement du système (voir
infra
l'exemple du pendule).
D'Alembert fonde ainsi l'interaction
mécanique sur des mouvements fictifs détruits,
c'est-à-dire équilibrés ;
l'équilibre devient sous-jacent à l'ensemble des
événements dynamiques. Il ne s'agit plus
d'étudier l'interaction par le biais d'une force agissant
extérieurement sur un système, ce qui correspond
à une mécanique de type newtonienne, mais par les
mouvements empêchés de ce système
lui-même. Le principe illustre alors le parti pris de son
auteur de fonder la mécanique sans le recours à
un concept de force. Concernant son origine, l'historien en est
réduit aux spéculations. Il semble que la
question des collisions de corps (choc oblique et règles du
choc) soit importante. D'Alembert développe un passage sur
les collisions oblique et directe sur des surfaces fixes (chapitre III
: "Du Mouvement détruit ou changé par des
obstacles"). L'intérêt de ces collisions tient
davantage à la méthode pratiquée
–une décomposition originale du mouvement initial
qui est au cœur de son "principe
général"-qu'à la solution du
problème – la détermination de la
vitesse du corps après le choc. Pour le choc oblique,
D'Alembert suppose la vitesse initiale composée de la
vitesse finale (celle du corps roulant sur le plan après la
collision) et d'une détruite, la composante perpendiculaire
au plan. Ainsi, il renverse une perspective dynamique qui invite
à analyser un choc par le biais d'une force agissant sur un
mouvement initial : pour D'Alembert, ce dernier renferme une composante
dont "l'anéantissement", la "destruction", donne la solution
du problème – la vitesse résiduelle
étant l'autre composante inchangée. S'ensuit une
étude du mouvement d'un corps sur des surfaces courbes
assimilées à des polygones de
côtés infiniment petits requerrant les acquis de
la collision oblique précédente et des
considérations infinitésimales. La
séquence associant collision oblique et mouvement sur des
courbes ainsi que la méthode employée se
retrouvent chez des auteurs comme Varignon (1693, 1704, 1725) et
Trabaud (1741) ; D'Alembert s'inscrit-là dans des pratiques
courantes, ce qui n'est sans doute pas sans importance pour comprendre
l'origine de son fameux "principe général" qui
repose sur cette décomposition originale d'un mouvement
initial. L'autre hypothèse la plus probante concerne la
question du centre d'oscillation (voir
infra).
Quelques exemples
d'application
L'étude
du
mouvement du centre de gravité sans l'usage des forces
Le "théorème I" du
chapitre II ("Propriétés du centre de
gravité commun de plusieurs Corps, déduites du
principe précédent") énonce que
"l’état de Mouvement ou de repos du centre de
gravité de plusieurs Corps, ne change point par
l’action mutuelle de ces corps entr’eux,
pourvû que le systême soit entierement libre,
c’est-à-dire qu’il ne soit point
assujetti à se mouvoir autour d’un point fixe".
D’Alembert décompose les mouvements
a, b, c etc.,
imprimés aux corps A, B, C etc. en a, b, c etc. et
α,
β, χ etc. Inversement, il
considère que a, b, c peuvent se concevoir comme
composés
a,
b, c etc. et
-
α,-
β, - χ etc. Le mouvement du
centre de gravité système, en supposant les corps
animés de a, b, c etc., sera le même que si nous
les supposions d’abord mus avec
a, b, c, etc. et
ensuite avec
-
α,-
β, - χ etc. Par
hypothèse, l'absence de point fixe
entraîne
-
α,-
β, - χ etc. = 0 ; les corps
soumis aux seuls mouvements
-
α,-
β, - χ etc.
s’équilibrent et, ainsi, en ne
tenant compte que d'eux seuls, "le chemin du centre de
gravité est
zéro". En application du "principe", les mouvements des
corps
finaux des corps sont a, b, c etc. et ainsi le
chemin du centre de gravité est le
même quand les corps ont ces mouvements
ou
a, b, c, etc.
imprimés initialement.
Un tel théorème figure
dans les Principes de Newton mais
en
tant que corollaire (le troisième) de sa loi
d'égalité entre l'action et la
réaction, soit comme une conséquence d'une vision
dynamique de l'interaction.
Aussi, si classique que soit la proposition, D'Alembert entend lui
donner un
autre fondement, l'usage de sa "méthode
générale" requerrant des
"principes" évinçant le concept de force.
L'étude du
centre d'oscillation sans l'usage du
principe des forces vives
D'Alembert regroupe ces
problèmes, tous figurant dans le chapitre III
("Problèmes où l'on montre l'usage du Principe
précédent"), en quatre catégories :
"Des corps qui se tiennent par des fils ou par des verges"; "Des corps
qui vacillent sur des plans"; "Des corps qui agissent les uns sur les
autres par des fils, le long desquels ils peuvent couler librement";
"Des corps qui se poussent ou qui se choquent", incluant les collisions
de corps durs (indéformables) et élastiques.
L'exemple qui suit fait partie de la première
catégorie. Ce problème consiste à
trouver la vitesse des corps A, B, R etc. attachés sur une
verge CR fixe en C et oscillant autour de ce point. AO, BQ, RT
correspondent aux "lignes infiniment petites" parcourues en un
même temps par chacun des corps en supposant que la verge ne
relie pas ; RT, BQ, AO aux vitesses imprimées initialement
et décomposées en RS, ST ; BG, -GQ, AM, -MO, les
premiers termes de chaque couple représentant la vitesse
finale de chaque corps et, le second terme, la vitesse
détruite par la verge. Des grandeurs telles que A.AM ou B.BG
etc. expriment les "puissances"(forces) exercées sur chaque
corps ; A.AM.AC, B.BG.BC etc. l'action de ces "puissances"sur les bras
de levier CA et CB.
|
Il
suit, en application du "principe", que le système soumis
aux seules vitesses ST, - GQ, - MO demeure au repos ce qui correspond
à la mise en équation suivante, A.MO.AC + B.GQ.BC
= R.ST.CR, soit A.(AM-AO).AC+B.(BG-BQ)=R.(RT-RS).CR (1) ;
cette équation correspond à la
condition d'équilibre sur un levier, la somme des produits
de chaque "puissance" par sa distance au point d'appui C devant
être nulle. Or, AO (= a) et BQ (= b) sont données, et
puisque AM et BG peuvent s'exprimer en fonction de RS,
l'équation donnera l'expression de RS. En effet, en posant
RS = z, CA = r, CB = r' et CR = ρ il
vient
et
avec RT = c,
il suit à l'aide de (1) et en isolant z
|
A l'aide de cette dernière formule, D'Alembert
résout la question dite du centre d'oscillation : il s'agit
de trouver la longueur x d'un pendule isochrone (même
période d'oscillation) au pendule composé
étudié. Dès 1673, C. Huygens donnait
la solution de ce problème à l'aide du principe
des forces vives (
Horologium
oscillatorium) ; il inaugure ainsi l'examen du mouvement
de systèmes à liaisons –plus seulement
celui d'un point matériel-, soit cette classe de
problèmes que D'Alembert qualifie de dynamiques.
Malgré tout, ce dernier ne peut se satisfaire de l'analyse
de Huygens qui requiert l'usage d'un principe emprunt de
métaphysique ; son analyse repose donc sur son propre
principe. Ainsi, en nommant F, f,
ϕ
, les "forces motrices" agissant sur A, B, R, ayant
respectivement pour expression Aa, Bb, Rc – D'Alembert nomme
"forces motrices" les produits des masses par les
accélérations ou vitesses infiniment petites
acquises pendant un temps infiniment petit, et "forces
accélératrices" ces seules vitesses
– il obtient l'expression de la "force
accélératrice"
f1
de R sur la verge qui
répond à une équation du
type
f1
×
ds
=
u
×
du
(voir
Encart 1,
u la
vitesse de R,
ds un
élément d'espace parcouru) soit
Quant au pendule simple de longueur x soumis à
une force quelconque , il suivra aussi
l'équation
f2
×
ds'
=
u'
×
du'
(3) ; l'hypothèse d'une même période
d'oscillation que le composé implique une expression de u'
en fonction de u et x ; l'identification de (2) et (3) permet alors de
déterminer x.
Ce problème du centre d'oscillation est traité en
1703 sur la base d'une méthode assez semblable par Jacques
Bernoulli. D'Alembert fait référence à
cette solution dans l'art. Oscillation de l'
Encyclopédie
; elle constitue une possible hypothèse concernant l'origine
de son principe.
Outre les 13 autres problèmes
de cette partie, D'Alembert entend démontrer, dans le
dernier chapitre, la conservation des forces vives à l'aide
de son principe ; celui-là deviendra un principe dit
"secondaire" (art. Dynamique,
Encyclopédie),
certes utile mais dérivé d'un plus
général et strictement rationnel, cette
rationalité balayant alors la portée
métaphysique de la force vive.
La
démonstration du principe des forces vives
Cette démonstration
apparaît dans le chapitre IV de la seconde partie ("Du
Principe de la conservation des forces vives"). Ce principe de
conservation –il s'agit de celle de l'énergie
cinétique d'un système- pose en effet
problème à D'Alembert. D'une part, des savants
l'érigent en principe fondamental bien que ses
démonstrations soient insuffisantes–c'est le
reproche adressé à D. Bernoulli. D'autres n'en
font qu'une vérité empirique et, ainsi, la
mécanique n'a pas un statut de vérité
nécessaire. Puis, la force vive dépend de
thèses métaphysiques, Leibniz en faisant
l'expression mathématique d'une force inhérente
à la matière. Enfin, ce principe manque
d'universalité, puisque applicable aux seuls cas de
collisions de corps élastiques ou pour des corps durs
agissant continûment sans collision. Aussi cristallise-t-il
à lui seul une multitude de défauts et de
thèses à rejeter.
D'Alembert établit tout
d'abord le principe de conservation pour un système
composé de deux points matériels A et B
reliés à une verge inflexible AB.
|
A et B
se voient imprimées des vitesses initiales
représentées par des lignes infiniment petites
AK, BD, vitesses modifiées en vertu de la liaison en AL et
BC. Il faut établir que A.AK² + B.BD² =
A.AL² + B.BC².
D'Alembert
construit les parallélogrammes ALKN et BCDM, puis
décompose les vitesses initiales en vitesses
résultantes et détruites, AK = AL + LK (AN) et BD
= BC + CD (BM), ce qui, en élevant au
carré et en multipliant par les masses A et B, donne
A.AK² = A.AL² + 2 A.AL.LK+A.LK²
(1)
et B.BD² = B.BC² + 2B.BC.CD +B.CD²
(2). L'hypothèse de l'inflexibilité de la verge
(AB = LC) associée à l'application de son
principe (A.AN + B.BM = 0 soit A.LK + B.CD = 0) laissent de l'addition
de (1) avec (2) l'équation A.AK² + B.BD² =
A.AL² + A.LK² + B.BC² +
B.CD². |
En supposant AN (= LK) et BM (= CD) infiniment petites, soit dans le
cas de vitesses initiales et finales différant infiniment
peu l'une de l'autre, D'Alembert fait disparaître la somme
A.LK² + B.CD². La conservation de la force vive se
vérifiera alors sous cette dernière condition qui
revient à supposer des changements de vitesses
s'opérant d'une manière continue. La
validité du principe se voit ensuite étendue aux
systèmes de fils et verges composés de multiples
points matériels puis de masses finies, aux collisions
élastiques impliquant des corps de masses finies ou non, et
au mouvement des fluides. Et le livre se clôt sur l'annonce
de la publication prochaine (1744) du
Traité de
l'équilibre et du mouvement des fluides.
La
postérité du Traité de
dynamique
J.-L. Lagrange, correspondant et ami de
D'Alembert, estime que le mérite de son
aîné tient à cette innovation d'avoir
su trouver un principe réduisant la dynamique à
une science de l'équilibre et permettant la
résolution ou mise en équation de tous les
problèmes de mécanique (
Mécanique analytique,
1788). Chez D'Alembert, les mouvements perdus ou gagnés par
le biais des liaisons mécaniques s'équilibrent et
ils définissent, en application du principe,
l'équation déterminant la solution du
problème. Lagrange procède
différemment. Il reproche la complexité de
l'application du principe qui ne peut faire l'impasse sur l'examen des
figures et sur l'habileté du géomètre
dans la détermination de cette équation des
mouvements équilibrés. Aussi, au lieu de
s'attacher aux mouvements perdus ou gagnés, Lagrange en
prend d'autres équivalents. Puisque le mouvement
détruit est la différence entre celui
imprimé et l'effectif, il s'attache à
l'équilibre entre les imprimés et les effectifs
pris en sens contraire : en supposant F un ensemble de forces
imprimées à un système et F' un autre
ensemble qui communiquerait aux corps supposés libres du
système les mouvements réels qu'ils prennent
à cause des liaisons, l'action simultanée de F et
– F' conduit à un équilibre.
Indéniablement, le livre de Lagrange dont l'influence sera
considérable
au 19
ème
siècle s'appuie sur le
Traité
de D'Alembert, tant sur son principe que sur l'ambition de fonder
rationnellement la mécanique. Cependant, il n'en garde pas
l'esprit, à savoir la critique de concepts dynamiques,
Lagrange considérant la force comme première et
non seulement comme une simple définition
mathématique.
Figure 4
Joseph-Louis Lagrange (1736-1813)
Dès la fin
des années 1750, le jeune savant turinois est
considéré comme le mathématicien le
plus
prometteur de la nouvelle génération. Il devient
vite
l'ami de D'Alembert, ave lequel il échange une
correspondance
d'un quart de siècle. Une grande partie de l'oeuvre tardive
de
D'Alembert peut-être considérée comme
une sorte de
discussion scientifique avec Lagrange.
|
Mais au fond, le projet dalembertien
d'épurer la mécanique de toute approche causale
tient-il toutes ses promesses ? La démonstration des
principes repose sur celui de raison suffisante. Son usage constitue la
pierre d'achoppement de l'édifice car comment critiquer de
manière cohérente l'axiome de
proportionnalité des effets à leurs causes alors
même que ce principe de raison revient à signifier
qu'il ne peut y avoir d'effet sans cause, que rien n'arrive sans raison
? D'Alembert semble s'en remettre à l'évidence,
au bon sens, dans son usage d'un principe qui ne respecte pourtant pas
les critères de clarté
anti-métaphysiques qu'il prône. D'autre part,
comment, à lui seul, ce principe abstrait saurait
déterminer une grandeur invariante (la quantité
de mouvement dans le cas du principe de l'inertie) ? De nombreux
commentateurs (H. Poincaré,
La Science et
l'hypothèse ; E. Meyerson,
Identité et
réalité, 1908) ont attiré
l'attention
sur ce problème : le principe de raison est une coquille
vide que seule l'observation peut compléter dans la
détermination de la grandeur conservée en
question. En somme, le projet d'élaborer une
mécanique déductive est grevé par une
approche empirique qui s'ignore. Mais il n'est pas si sûr que
D'Alembert s'y trompe ; il reviendra à de nombreuses
reprises dans ses
Opuscules
mathématiques sur les
démonstrations du principe d'inertie et de la composition de
mouvement, faits témoignant sans doute d'une insatisfaction.
Des successeurs et disciples ne s'y tromperont pas non plus. Ainsi,
Lazare Carnot, fidèle à la posture dalembertienne
d'une critique de la force, affirmera pourtant le caractère
empirique des lois de la mécanique (
Principes
généraux de l'équilibre et du
mouvement, 1803). En somme, par sa critique des fondements
de la
mécanique de D'Alembert, Carnot se ferait plus dalembertien
que le maître.
Conclusion
D'Alembert entend par son
Traité de
dynamique clarifier les fondements d'une science,
tant sur le plan scientifique que philosophique. Il vise à
conférer à la mécanique le
même degré de certitudes qu'ont les
mathématiques et déduit rationnellement des
concepts premiers d'espace, de temps, de matière
–qualifiées de notions "naturelles"- les lois (ou
principes) du mouvement qui donnent naissance au "principe
général" apte à résoudre
tous les problèmes de dynamique (collisions,
système à liaison). L'ambition de
réfuter les débats philosophiques liés
à une approche causale de la mécanique se
manifeste par un rejet de concepts porteurs d'un sens autre que
scientifique ; ainsi, la force ne devient que le nom d’un
effet mathématisé. Ce projet remarquable et
salutaire de l'œuvre se voit contrebalancé par la
volonté d'établir rationnellement la
mécanique, science qui ne peut faire l'impasse sur des
acquis empiriques. Ce livre reste cependant un monument dans l'histoire
de la pensée, une aventure intellectuelle
considérable comme seuls quelques génies des
sciences surent l'entreprendre. Et s'il n'avait écrit que ce
livre, D'Alembert occuperait déjà une bonne place
dans ce panthéon.