D'Alembert: Mathématiciens des LumièresLa science des écoulementsAlexandre Guilbaud Dossier coordonné par Pierre Crépel |
Dans ses Réflexions sur la cause générale des vents (1747), puis dans son Essai d'une nouvelle théorie de la résistance des fluides (1752), D'Alembert délaisse l'approche unidimensionnelle du parallélisme des tranches au profit d'une nouvelle méthode qu'il applique notamment, dans le second traité, à la mise en équation des écoulements plan (c'est-à-dire des écoulements supposés ne dépendre que de deux variables d'espaces). Il considère, pour ce faire, un élément de fluide infinitésimal rectangulaire $H$ (voir la figure 2a) et représente les deux composantes horizontale et verticale de la vitesse qui l'anime sous la forme de deux fonctions $p(x,y,t)$ et $q(x,y,t)$ dépendant continument des variables d'espaces $x$ et $y$ et de la variable temporelle $t$ (dans le cas compressible, la densité $\rho$ du fluide est de même mathématiquement définie comme une fonction de $x$, $y$ et $t$). Grâce à l'utilisation du calcul différentiel et intégral de fonctions de plusieurs variables ainsi qu'à l'application de son principe de dynamique, il lui est ainsi possible, comme nous allons le voir, de parvenir à des équations (aux dérivées partielles) beaucoup plus générales que ne l'étaient les équations différentielles ordinaires obtenues par le biais de l'hypothèse du parallélisme des tranches.
Figure b
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Partant donc de cette représentation analytique du
fluide et examinant un écoulement dans un vase ouvert en ses
deux extrémités (voir la Figure b. ci-dessus),
D'Alembert
remarque que les composantes $p$ et $q$ de la vitesse
répondent à la relation
$\displaystyle{\frac{q(x,y,t)}{p(x,y,t)}=\frac{dx}{dy_{0}}}$
au niveau des parois du vase (avec $y_0$ l'équation,
supposée connue, de ces parois), ce qui l'incite
à y séparer les variables d'espace et de temps,
c'est-à-dire à définir une fonction
$\theta$ du temps $t$ telle qu'en tout point $(x,y)$ du fluide $p$ et
$q$ vérifient :
$\displaystyle{p(x,y,t)={\theta}(t)p'(x,y)}$
$\displaystyle{q(x,y,t)={\theta}(t)q'(x,z)}$
Une telle hypothèse, ce dont D'Alembert est tout
à fait conscient, équivaut à la
considération d'un type particulier d'écoulement
pour lequel les lignes de courant (définies par la relation
$\displaystyle{\frac{dy}{p}=\frac{dx}{q}}$), dirions-nous en termes
modernes, sont indépendantes du temps et confondues avec les
trajectoires du fluide. La méthode dalembertienne de mise en
équation du mouvement se décline dès
lors en deux étapes.
La première, relative aux fluides tant compressibles qu'incompressibles --- nous nous placerons néanmoins dans le seul second cas de figure, ce qui revient à poser $\rho =1$ — consiste en la traduction mathématique de la conservation de la masse de l'élément de fluide $H$ entre deux instants successifs de son mouvement. Le fluide étant incompressible, et le mouvement s'effectuant dans le plan, la masse de toute partie du volume de fluide est donnée par son aire. La conservation de la masse revient donc à égaler l'aire $MO\times MN$ ou $dx\times dy$ de l'élément $H$ à l'instant $t$, c'est-à-dire l'aire du rectangle infinitésimal $MNQO$, et l'aire de ce même élément à l'instant suivant $t+dt$, c'est-à-dire l'aire $mo\times mn$ du rectangle infinitésimal $mnqo$ (voir la Figure c. ci-dessous).
Figure c
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Afin de parvenir
à l'expression des quantités $mo$ et $mn$,
D'Alembert a par ailleurs recours à la
différentiation des fonctions $p$ et $q$, de telle sorte que
(nous respectons ici les notations du XVIIIe
siècle ;
l'opérateur de différentiation partielle
apparaît donc sous la forme $d$ au lieu de la notation
actuelle $\partial$) :
$\displaystyle{mo=q(x+dx,y,t)dt=q(x,y,t)dt+dx\frac{dq}{dx}dt=\left(1+\frac{dq}{dx}dt\right)dx,}$
$\displaystyle{mn=p(x,y+dy,t)dt=p(x,y,t)dt+dy\frac{dp}{dy}dt=\left(1+\frac{dp}{dy}dt\right)dy}$
L'égalité des aires $MO\times MN=mo\times mn$
conduit alors, après avoir négligé les
termes d'ordre $2$ en $dt$, à
$\displaystyle{dxdy=dxdy\left(1+\frac{dq}{dx}dt+\frac{dp}{dy}dt\right)}$,
c'est-à-dire
$\displaystyle{\frac{dp}{dy}(x,y,t)=-\frac{dq}{dx}(x,y,t)}$,
ou encore
$\displaystyle{\frac{dp'}{dy}(x,y)=-\frac{dq'}{dx}(x,y)},
compte tenu de l'opération de séparation des
variables précédente. D'Alembert obtient ainsi sa
première équation, aujourd'hui appelée
équation de continuité ou
équation de conservation de la masse d'un
écoulement bidimensionnel stationnaire incompressible. Nous
la trouverons couramment aujourd'hui sous la forme
$\displaystyle{\nabla \cdot\mathsf{v}=0}$
avec $\displaystyle{\mathsf{v}=(q(x,y,t),p(x,y,t),0)}$ le champ de
vitesse et $\nabla$ l'opérateur divergence.
La seconde étape de sa méthode de mise
en équation, relative aux seuls fluides incompressibles,
repose sur l'application de son principe de dynamique : en ramenant le
problème à l'étude d'une situation
d'équilibre, celui-ci lui permet d'avoir recours
à la condition obtenue par Alexis Clairaut dans sa
Théorie de la figure de la Terre (1743).
Sachant,
pour être plus précis, que cette condition
d'équilibre s'écrit
$\displaystyle{\frac{d{ R}}{dy}=\frac{d{Q}}{dx}}$
et fait intervenir les composantes horizontale ${ Q}(x,y,t)$ et
verticale ${ R}(x,y,t)$ de la résultante des forces
accélératrices s'exerçant sur
l'élément $H$, D'Alembert se contente de leur
substituer, d'après son principe, les forces
accélératrices $F_y$ et $F_x$ perdues suivant $y$
et $x$ au cours du mouvement de l'élément entre
les instants $t$ et $t+dt$.
$F_y$ et $F_x$ vérifieront donc
l'équation
$\displaystyle{\frac{dF_x}{dy}=\frac{dF_y}{dx}}$.
(7)
D'Alembert, pour aboutir à l'équation du
mouvement, doit à présent parvenir à
une expression analytique des deux composantes $F_y$ et $F_x$.
Celles-ci correspondant à la résultante de la
gravité (seule force extérieure
s'exerçant sur le fluide) et des forces d'inertie, de telle
sorte que
$\displaystyle{F_{x}=g-\frac{dq(x,y,t)}{dt}}$
$\displaystyle{F_{y}=-\frac{dp(x,y,t)}{dt}}$
D'Alembert procède à la
différentiation des composantes $p=\theta p'$ et $q=\theta
q'$ de la vitesse en considérant les variables d'espace $x$
et $y$ comme des fonctions de la variable temporelle $t$.
Il parvient
ainsi à
$\displaystyle{F_{x}=g-\frac{d({\theta}(t)q'(x,y))}{dt}=g-\frac{q'd\theta
+{\theta}dq'}{dt}=g-\frac{q'Tdt+{\theta}(Adx+Bdy)}{dt}}$
$\displaystyle{F_{y}=-\frac{d({\theta}(t)p'(x,y))}{dt}=-\frac{p'd\theta
+{\theta}dp'}{dt}=-\frac{p'Tdt+{\theta}(A'dx+B'dy)}{dt}}$
avec $\displaystyle{{T=\frac{d{\theta}(t)}{dt}},
{A=\frac{dq'(x,y)}{dx}},
{B=\frac{dq'(x,y)}{dy}}, {A'=\frac{dp'(x,y)}{dx}}}$ et
$\displaystyle{{B'=\frac{dp'(x,y)}{dy}}}$, système que l'on
peut également, sachant que
$\displaystyle{\frac{dx}{dt}=q=\theta q'}$ et
$\displaystyle{\frac{dy}{dt}=p=\theta p'}$, exprimer sous la forme
$\displaystyle{F_{x}=g-\frac{q'Tdt+{\theta}(Adx+Bdy)}{dt}=g-q'T-{\theta}^{2}Aq'-{\theta}^{2}Bp'}$
$\displaystyle{F_{y}=-\frac{p'Tdt+{\theta}(A'dx+B'dy)}{dt}=-p'T-{\theta}^{2}A'q'-{\theta}^{2}B'p'}$
et conduit donc, compte tenu de
l'équation (7), à
$\displaystyle{\frac{d(g-qT-{\theta}^{2}Aq-{\theta}^{2}Bp)}{dy}=\frac{d(-pT-{\theta}^{2}A'q-{\theta}^{2}B'p)}{dx}}$.
A cette équation aux dérivées
partielles du second ordre caractérisant, en termes
modernes, un écoulement à champ de force
conservatif, D'Alembert préfère
néanmoins une équation plus simple et moins
générale,
$\displaystyle{\frac{dp'}{dx}(x,y)=\frac{dq'}{dy}(x,y)}$,
dont il se contente donc de montrer qu'elle y satisfait, restreignant
ainsi son statut à celui de condition suffisante du
problème. Il s'agit de la seconde équation du
mouvement obtenue par D'Alembert dans son Essai d'une
nouvelle
théorie de la résistance des fluides.
Elle
s'écrit également
$\displaystyle{\nabla\times \mathsf{v}=\mathsf{0}}$
en termes modernes (avec
$\displaystyle{\mathsf{v}=(q(x,y,t),p(x,y,t),0)}$ le champ de
vitesse et $\nabla$ l'opérateur rotationnel)
et caractérise ce que nous appellerions un
écoulement potentiel incompressible stationnaire
idéal.
Dans son célèbre mémoire intitulé « Principes généraux du mouvement des fluides », présenté en 1755 devant l'Académie des sciences et belles-lettres de Berlin et publié deux années plus tard, Euler s'attaque aux écoulements tridimensionnels compressibles et considère donc un élément de fluide parallélépipédique animé d'une vitesse possédant trois composantes $q$ (suivant x), $p$ (suivant y), $r$ (suivant z) fonctions, comme la densité $\rho$, des trois variables d'espace $x$, $y$, $z$ et du temps $t$.
Généralisant la méthode mise
au jour par D'Alembert au cas non stationnaire, Euler commence par
établir l'équation de continuité ou de
conservation de la masse et parvient, aux notations près,
à
$\displaystyle{\frac{d\rho}{dt}+q\left(\frac{d\rho}{dx}\right)+p\left(\frac{d\rho}{dy}\right)+r\left(\frac{d\rho}{dz}\right)+\rho\left(\frac{dq}{dx}\right)+\rho\left(\frac{dp}{dy}\right)+\rho\left(\frac{dr}{dz}\right)=0}$,
que nous écririons également aujourd'hui
$\displaystyle{{\frac{\partial \rho}{\partial t}+\nabla\cdot
(\rho\mathsf{v})=\mathsf{0},}}$
avec le champs de vitesse
$\displaystyle{\mathsf{v}=(q(x,y,z,t),p(x,y,z,t),r(x,y,z,t))}$.
Pour parvenir à la seconde équation du
mouvement, Euler opte en revanche pour une approche physique
différente de celle de D'Alembert, fondée sur
l'application de la seconde loi de Newton aujourd'hui connue sous la
forme F = ma,
où m et a
correspondent respectivement à la masse et
l'accélération de l'élément
de fluide considéré, et F
à
la somme des forces qui s'exercent sur lui. Cette quantité
$F$ regroupe non seulement la somme $f$ des forces
extérieures (par exemple celle due à la
pesanteur), de composantes $f_{x}$, $f_y$ et $f_z$, mais aussi la somme
des forces internes exercées sur
l'élément par les parties du fluide
environnantes. Sa détermination requiert donc la prise en
compte des pressions internes s'exerçant sur chacune des
faces de l'élément de fluide. Là
où le principe D'Alembert permet de faire fi des forces
internes en équilibrant les forces
accélératrices détruites, la
formulation newtonienne des lois du mouvement à laquelle
Euler a recours le conduit ainsi à introduire la notion de
pression interne, représentée sous la forme d'une
fonctions $P$ des trois variables d'espace et de la variable de temps.
Il obtient, de cette façon, le système de trois
équations
$\displaystyle{{f_{x}-\frac{1}{\rho}\left(\frac{dP}{dx}\right)=\frac{dq}{dt}+q\left(\frac{dq}{dx}\right)+p\left(\frac{dq}{dy}\right)+r\left(\frac{dq}{dz}\right),}}$
$\displaystyle{{f_{y}-\frac{1}{\rho}\left(\frac{dP}{dy}\right)=\frac{dp}{dt}+q\left(\frac{dp}{dx}\right)+p\left(\frac{dp}{dy}\right)+r\left(\frac{dp}{dz}\right),}}$
$\displaystyle{{f_{z}-\frac{1}{\rho}\left(\frac{dP}{dz}\right)=\frac{dr}{dt}+q\left(\frac{dr}{dx}\right)+p\left(\frac{dr}{dy}\right)+r\left(\frac{dr}{dz}\right),}}$
équivalent à la formulation moderne
$\displaystyle{{\frac{\partial \mathsf{v}}{\partial
t}+(\mathsf{v}\cdot\nabla)
\mathsf{v}=-\frac{1}{\rho}\nabla P+\mathsf{f}}}$
avec le champs de vitesse
$\displaystyle{\mathsf{v}=(q(x,y,z,t),p(x,y,z,t),r(x,y,z,t))}$ et
l'opérateur gradient $\nabla$. Nous
reconnaissons
là la fameuse équation d'Euler
gouvernant l'écoulement d'un fluide parfait compressible,
dont l'équation (7) de D'Alembert constitue un cas
particulier.