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On dira qu’une société ancienne utilisait des grands nombres si l’on peut démontrer qu’elle avait la capacité d’exprimer tous les entiers naturels jusqu’au plus petit des entiers que l’on peut qualifier de grand nombre ; un entier est dit grand nombre si et seulement si son écriture polynomiale, ΣciNi, exigerait, dans la/les « base(s) » habituelle(s) de cette culture [1], ‘plusieurs’ monômes. Pour démontrer qu’une société utilisait des grands nombres, il faut trouver au moins un cas de nombre dont l’écriture contient ‘plusieurs’ chiffres significatifs [2]. Pour les anciennes cultures mésoaméricaines, un nombre sera dit ‘grand’ si son expression vigésimale comprend au moins cinq ‘chiffres’ affectant les nœuds : 200, 201, 202, 203, et 204, ou les périodes : jour, vingtaine, an (de compte), vingtaine d’ans, quatre-centaine d’ans. L’usage mésoaméricain des grands nombres remonte aux premiers Comptes longs, CL, attestés dès le 1er siècle avant J.-C. Un CL est une chaîne de cinq chiffres (de 1 à 19) qui représente, de l’avis des spécialistes, une durée exprimée en nombre de jours et à l’aide d’une numération quasiment [3] du type ‘Position’ ; il s’agit, plus concrètement, du nombre de jours écoulés depuis l’origine de la chronologie en vigueur dans la culture considérée, à savoir le 11/08/-3113 pour les Mayas (avec la constante 584 283). Un calcul montre que les premiers CL écrits par les Mayas ou leurs voisins (stèles : 2 Chiapa de Corzo, C Tres Zapotes, 5 Takalik Abaj, 1 La Mojarra…) dépassaient le million de jours [4].
Figure
1
Stèle 19 de
Uaxactun montrant, comme la
stèle 18, le CL 8-baktun 16-katun
0-tun 0-uinal 0-kin,
correspondant à la date grégorienne 01/02/357
(constante de correlation 584283) |
Les sources offrent quelques CL olmèques, beaucoup de CL mayas, mais aucun CL aztèque, mixtèque ou zapotèque. On en déduit que dès l’époque classique, les Mayas furent sans doute les seuls véritables utilisateurs mésoaméricains des grands nombres ; des grands nombres qui représentaient des durées, et qui s’exprimaient par le nombre de jours écoulés depuis l’origine de la chronologie maya jusqu’à la date de l’événement considéré et ainsi daté par un CL.
En dehors des questions de calendrier, un autre domaine d’expérience délivre de possibles grands nombres : celui de l’administration des affaires publiques. Dans l’état actuel des recherches archéologiques et épigraphiques, cet usage est essentiellement [5] prouvé par les tequiamatl du monde aztèque. Ce sont des listes de tributs qui fournissent, cité par cité, des renseignements sur les tributs qu’il fallait remettre à la Triple Alliance [6] : nature [7], fréquence et quantité de chaque tribut.
Dans ces registres, les quantités furent écrites en numération vigésimale et additive (comme les numérations romaine ou égyptienne). Dans ce type de numération, pour écrire trois on répète trois fois le signe un et pour écrire deux cents, c’est-à-dire dix vingtaines, on répète dix fois le signe de la vingtaine, et ainsi pour les deux autres nœuds de la numération.
Figure
2
Matrícula de Tributos, lámina 29 montrant un tribut de 8 000 paquets de résine de copalme, et le tout de cette expression pictographique est deux fois glosé, en nahuatl : cenxiquipili xochocotzotl, et espagnol : una talega de ocozote o goma de color. |
Par exemple, dans la Matrícula de Tributos, le plus grand nombre d’objets exigés s’élève à 8 000 ; cette quantité apparaît sept fois (lámina 6, 7, 16, 17, 22 et 29). Le signe ‘8 000’ (figuré par un ‘sac’ - Figure 2 ci-dessus ) de la lámina 29 est clairement associé au signe du paquet de résine de copalme, et le tout de cette expression pictographique est deux fois glosé, en nahuatl : cenxiquipili xochocotzotl, et espagnol : una talega de ocozote o goma de color. Soit, par ex., les gloses des tributs des p. 14, 22 et 32 (Figure 3 ci-dessous):
Figure
3
a. Macuilzontli
iztacomitl
b. Mattlactzontli tenextli
c. Centzontlamamalli chili
Matrícula
de Tributos,
lámina 14, 22 et 32, montrant les gloses nahuatl de
l’écriture pictographique des tributsOntzontlamamalli ichcatl |
Les gloses nahuatl (en rouge sous la figure) permettent de
découvrir que l’écriture pictographique
reflète le fait
que le nahuatl est une langue à classificateurs
numériques
(comme les langues mayas ou le chinois) et qu’il y avait
plusieurs façons d’écrire les
chaînes à coefficients plus
grands que 2 (d’où
répétition du nœud) : soit, le plus
souvent, on
répète autant de fois que nécessaire
le tout constitué par
le signe du nœud et le signe indiquant le
caractère
comptable et la nature du tribut ; soit,
moins fréquemment [8],
on
répète autant de fois que nécessaire
le signe du nœud et on place ce
coefficient numérique complexe en position de
déterminant du signe non
répété qui indique
le caractère comptable et la nature du tribut. On a donc
deux structures :
[400 Cs + 400 Cs + 400 Cs + 400 Cs + 400 Cs] = 2000 (ou
5×400) Cs
[(400 + 400 + 400 + 400 + 400) + (400 + 400 + 400 + 400 + 400)] Cs =
8000 (ou 5×400 + 5×400) Cs
où C désigne le classificateur et s la nature du
produit (du sel) ; ce qui permet de distinguer
les deux sémiotisations de la troisième figure
où l’on a d’une part 400 Cc
(où c = du chili) et
d’autre part (400 + 400) Ct (où t = du coton).
Figure
4 Codex Telleriano-remensis, folio 38v, montrant le nombre vingt mille en numération aztèque de type Addition 8000 + 8000 + 400 + 400 + 400 + 400 + 400 + 400 + 400 + 400 + 400 + 400 |
Un autre exemple de nombre relativement important est celui des victimes sacrifiées pendant la célébration du feu nouveau de l’an 8 Acatl (1487) et à l’occasion de l’inauguration du Templo mayor de Tenochtitlan. Cette fois, c’est un nombre à 2 ‘chiffres’ vigésimaux, les chiffres 2 et 10 qui sont respectivement coefficient (on répète deux fois) du nœud 8 000 et coefficient (on répète dix fois) du nœud 400. Il y aurait donc eu 2 × 203 + 10 × 202 = 20 000 victimes.
Le type additif de cette numération écrite ne facilite pas vraiment la lecture/écriture des nombres à beaucoup de chiffres significatifs surtout quand ceux-ci sont eux-mêmes plus grands que la limite (4-5) de la capacité de l’oeil à subitiser le cardinal d’un ensemble. Sauf erreur de lecture, la Matrícula contient 260 entiers désignant des quantités de tributs, toutes comprises entre 10 (représenté par dix occurrences du signe de l’unité) et 8 000 (représenté par une occurrence du signe du nœud 203). Tous les tributs enregistrés sont des nombres à un nœud (un seul chiffre significatif) ; tous les nœuds sont représentés par une ou plusieurs occurrences de leur signe. L’unité un et les trois nœuds valant puissances de vingt sont tous représentés dans ce corpus.
Théoriquement chaque signe peut être répété jusqu’à dix-neuf occurrences (correspondant aux 19 chiffres nécessaires en « base » vingt). De fait, dans la Matrícula, on ne trouve que : a) des nœuds seuls ou b) des chaînes comprenant 2, 3, 4, 5 ou 10 occurrences du même nœud. Ce qui revient à dire que, dans ce codex, les quantités de tributs sont sémiotisées par des nombres à un seul chiffre et que le choix de ce chiffre est contraint puisque seuls sont attestés les chiffres 1, 2, 3, 4, 5 et 10. Voici le tableau donnant le nombre total de tributs marqués par des entiers de la forme ci20i. Par ordre de fréquence, on trouve :
ci 20i |
1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 10 |
160 fois le nombre 400 (le
plus fréquent) ;
43 fois le nombre 20 ; 13 fois le nombre 800 ; 9 fois le nombre 1200 ; 7 fois les nombres 80 et 8000 ; 6 fois le nombre 40 ; 4 fois le nombre 1600 ; 3 fois les nombres 100, 200 et 4000 ; 1 fois les nombres 10 et 2000. |
200 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | |
201 | 43 | 6 | 0 | 6 | 3 | 3 | |
202 | 160 | 13 | 9 | 4 | 1 | 3 | |
203 | 7 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | |
204 | 210 | 19 | 9 | 11 | 4 | 7 |
Au total, il y a 210 entiers représentés par un seul signe (nœud non répété) et 50 entiers représentés par des répétitions de signes de nœud : 19 coefficients deux (deux occurrences du même nœud), 9 coefficients trois (trois occurrences), 11 coefficients quatre (quatre occurrences), 4 coefficients cinq (cinq occurrences) et 7 coefficients dix (dix occurrences d’un même signe de nœud).
Ce qui tend à prouver que les Aztèques
en charge de l’impôt avaient une
préférence pour :
a) éviter les nombres à plusieurs chiffres
significatifs (pas de grands nombres)
b) utiliser seulement des nombres à un ou deux chiffres,
c) utiliser seulement les chiffres petits (1, 2, 3, 4) ou
égaux aux ‘sous-bases’ (5 et 10).
Ce qui semblerait indiquer que les dirigeants de la Triple alliance
étaient davantage
intéressés par les ordres de grandeur que par les
subtilités d’un calcul exact à
l’unité près.
L’arrêt (au cube 203) du
paradigme des puissances de vingt a souvent été
signalé parce que
ce fait permet d’estimer la capacité
générative théorique de la
numération écrite aztèque [9].
"On ne saurait du reste oublier que les aztèques
n'ont jamais écrit de nombres égaux ou
supérieurs
à 204 = 160 000" (Guitel;1975:139)
La formule est un peu brutale, puisqu’il faudrait dire : les
archéologues et les épigraphistes
n’ont jamais découvert
(jusqu’à ce jour) un nombre supérieur
à 160 000 écrit par les
Aztèques avant la colonisation.
Elle conduit néanmoins à relever une
différence d’usages du nombre, d’un
côté, chez les
Mayas du Classique (pour établir de nombreuses
égalités calendaires), de l’autre, chez
les
Aztèques (pour administrer la vie publique) ; une
différence qu’il est toujours regrettable
d’interpréter en termes de
supériorité/infériorité des
cultures comparées :
"On ne peut mettre en doute que les capacités
mathématiques des Aztèques et des Mayas
étaient de
qualité très différente (…)
Pour un mathématicien, le contraste entre l'usage du
calendrier
par les mayas et (…) par les aztèques fait penser
que ceux-ci n'ont été que des imitateurs
de la science maya ou d'une science antérieure." (idem)
Ce jugement de Guitel contient des éléments qui pourraient être versés au dossier des circonstances limitant l’usage des grands nombres chez les Aztèques, voire au dossier de l’absence, dans les documents qu’ils ont laissés, de Comptes longs, d’égalités calendaires et plus généralement de grands nombres (au sens de la définition précédente).
Dire que la numération écrite aztèque était de type additif (en rappelant que ce type ne facilite ni l’écriture des grands nombres ni le calcul arithmétique notamment des divisions) ne préjuge en rien des qualités de la numération parlée nahuatl (type ‘Articulation’) ni de la capacité des scribes aztèques intéressés à se doter des meilleurs outils de calcul disponibles en Mésoamérique : la numération vigésimale de position des codex mayas. Retenons de ce coup d’oeil l’idée que les savoirs aztèques s’inscrivent dans un riche fonds mésoaméricain et précolombien de recherches arithmétiques et d’observations astrologiques.
Ce fonds provient vraisemblablement de l’antiquité olmèque [10]. Il fut fortement enrichi, à l’époque classique, par les Mayas [11]. Enrichissement résultant de leurs efforts d’appliquer le nombre à des problèmes de calendriers et d’éphémérides ; des problèmes qui semblent ne pas avoir spécialement déclenché l’intérêt des Aztèques plus enclins apparemment à s’intéresser aux questions de comptabilité économique que de comput calendaire. Dès lors, il est banal de constater que les Mayas ont produit plus de résultats arithmétiques que les Aztèques, mais il reste utile de préciser que c’est dans le domaine du comput calendaire et pas dans celui de l’administration des affaires publiques.
Occupés par les questions de calendrier, on peut penser que les Mayas investirent moins d’efforts que les Aztèques dans le domaine de la comptabilité. De fait, pour les Mayas de l’époque classique, les recherches archéologiques et épigraphiques n’ont pas découvert d’équivalents des tequiámatl aztèques indiquant fréquence, nature et quantité de tributs. Certes, l’iconographie maya livre des scènes de remise d’objets qui nous semble plus proches de la pratique du don/contre don que d’une véritable politique étatique de l’impôt. Par exemple, la scène du vase K5453 (Figure 5 ci-dessous) montre un sac au pied du dirigeant assis ; on lit ‘3 CAUAC CAUAC-’ ou ‘3 PIC-’ et on traduit ‘tribut de 3 x 400 ou de 3 x 8 000 cabosses de cacao ( ?)’. Comme dans le cas aztèque, cette inscription n’est pas un exemple de grand nombre dans la mesure où c’est un nombre ‘rond’ à un seul chiffre significatif.
Figure 5
|
|
Vase maya de la
collection Kerr,
K5453, montrant une scène de remise
d’impôts
(fig. 5a) et comme détail de cette scène (fig 5b)
un impôt en ‘monnaie’ de cacao
s’élevant à 3 CAUAC CAUAC de cabosses.
|
Ce qui montre que le nombre aztèque était – bien davantage que le nombre maya – au service de l’administration publique du ‘budget de l’empire’. Herbert R. Harvey et Barbara Williams (1981) ont développé la thèse que les Aztèques furent particulièrement innovants dans ce domaine, au point d’avoir développé à l’époque coloniale l’usage du calcul des tributs en proportion des surfaces cultivées (dans des champs de forme polygonale) ellesmêmes évaluées par un calcul sur les dimensions des côtés. Admettons [12].
Pour l’épistémologue, il est frappant de constater que la pratique de l’enregistrement des tributs n’a pas conduit les Mésoaméricains qui s’y employèrent à systématiser l’écriture des grands nombres et à jeter les bases d’une science de la comptabilité proprement dite. Une comptabilité qui ne se serait pas contentée de dresser l’inventaire des tributs, mais qui se serait attachée à les totaliser, voire à croiser plusieurs façons de les totaliser. Car une liste d’inventaire n’est pas une comptabilité, si on pose que le degré zéro d’une comptabilité à naître et développer est d’avoir le moyen de détecter les erreurs et, mieux encore, au degré un, d’avoir le moyen de corriger les erreurs détectées.
La recette pour y parvenir est connue. On commence par introduire de la redondance (clé de numéro de sécurité sociale, bit de parité, etc.). Puis par croiser astucieusement deux sortes de redondance. Les tableaux comptables sont de bons exemples : ils permettent d’articuler les totalisations par ligne et les totalisations par colonnes.
Dans ce point de vue, il devient frappant de constater un contraste entre : a) l’absence de mise en relation des quantités de tributs dans les pratiques comptables mésoaméricaines [13] et b) l’abondance des mises en relation des dates et des durées dans les pratiques calendaires et astronomiques dès les plus anciennes pratiques olmèques ou mayas de datation en CL.
Les champions de ces mises en relation sont à coup sûr les Mayas depuis l’époque classique jusqu’à l’époque des codex et particulièrement du codex de Dresde. Il n’est pas exagéré de dire que les Mayas nous ont laissé des milliers d’équations reliant des dates et des durées. Petites ou grandes, ces durées sont exprimées en nombre de jours ou en nombre de diverses périodes (lunaisons, mois, années…) ; par ailleurs, ces durées montrent que les scribes savaient jouer sur la dualité ordinal/cardinal du nombre pour traduire une durée (aspect cardinal) en date (aspect ordinal) et vice-versa.
Les codex mayas contiennent des dizaines d’almanachs lesquels démontrent que les scribes avaient l’habitude de se déplacer dans le cycle des 260 jours de un ‘almanach divinatoire’ encore appelé ‘année/semaine religieuse’. Dans le but d’énoncer un présage, le scribe se déplace par saut de diverses amplitudes et va ainsi de date en date, chacune pouvant être bénéfique/maléfique/indifférente. Ces pratiques divinatoires sont encore attestées plus ou moins sporadiquement aujourd’hui. Prenons par exemple la page 2d du codex de Dresde.
Le texte [14] glose l’iconographie montrant Ik Uh, jeune déesse de la Lune, et Kisin, dieu de la mort ; il traite les premières stations comme favorables et les secondes défavorables.
Assez elliptique, l’agencement typographique [15] des dates et des durées de cette page montre une ligne d’entiers alternativement peints en rouge et en noir, et une colonne de 5 dates de la forme αX (α est en ‘facteur commun’) où α = 13 et X = Lamat, Ahau, Eb, Kan, et Cib.
Les nombres noirs sont écrits en numération additive (type romain [16]), et ils sont placés entre deux dates α [X] dont le rang a est seul marqué en rouge et le nom X étant sous-entendu. En fait, sont sous-entendues cinq lignes de dates α [X] dont les noms X sont à rétablir pour compléter les cinq lignes de dates 2 [X] et 13 [X]. La suite alternée rouge/noir [17] 13 X, 28, 2, 24, 13. se lit par exemple à partir du signe X = Ahau : 13 Ahau, 28, 2, 24, 13. Les spécialistes rétablissent les éléments sous-entendus « 13 Ahau [+] 28 [=] 2 [Lamat] [+] 24 [=] 13 [Eb] » et expliquent qu’en partant d’un 13 Ahau, on arrive en 28 jours à un 2 [Lamat], d’où, en 24 jours, on arrive à 13 [Eb].
Figure
6 Codex de Dresde, p. 2d montrant le début d’un almanach divinatoire, et la mise en page de chaînes d’équations temporelles de la forme αi [Xi] + di = αj[Xj] |
L’almanach contient en particulier des chaînes d’égalités qui représentent des translations de pas di (durées en jours) qui font passer des dates αi[Xi] aux dates αi+1[Xi+1] ; soit des égalités du type « αi[Xi] + di = αi+1[Xi+1] ». Le texte et l’iconographie précisent le caractère favorable, défavorable ou indifférent des stations atteintes : l’almanach est un instrument de divination. Comme le montrent les stèles 18 et 19 d’Uaxactun [18], le même habitus (former des égalités combinant les deux aspects du nombre) est attesté en dehors des almanachs. On le trouve aussi dans les tables de multiples du codex de Dresde et dans les textes historiques des monuments. Dans ces exemples, l’habitus n’est pas limité aux petits déplacements écrits en numération additive : les CL sont en numération de position ou disposition et la notation des dates est plus complexe puisque l’indication de la date αX dans le cycle du tzolkin de 260 jours est accompagnée de la date βX dans l’année vague solaire ha’ab de 365 jours et parfois de données relatives au cycle lunaire voire vénusien.
Monuments et codex prouvent que les Mayas
écrivaient couramment des nombres à cinq
chiffres significatifs et qu’ils pouvaient poser et
résoudre des équations calendaires faisant
intervenir des durées dépassant le million de
jours (et la limite aztèque 160 000). Par ex. les
linteaux 29, 30 et 31 de Yaxchilan contiennent le
CL 9-baktun 13-katun 17-tun
12-uinal
10-kin = 9 x 144 000 + 13 x 7 200 + 17 x
360 + 12 x 20 + 10 =
1 395 970 et quatre Nombres de
distance (-397, 15 230, 4 320 et 2 520) ; ces durées relient
l’origine à 5 dates Calendar Round
– CR de la forme αX βY
(cf. Encart
2) – du règne du
roi Oiseau-Jaguar ; soit la chaîne :
[0.0.0.0.0. 4 Ahau 8 Cumku] + 9.13.17.12.10. =
[9.13.17.12.10.] 8 Oc 13 Yax
[9.13.17.12.10. 8 Oc 13 Yax] – 1.1.17. =
[9. 13. 16. 10. 13.] 1 Ben 1 Ch’en
[9. 13. 16. 10. 13. 1 Ben 1 Ch’en] + 2.3.5.10.
= [9. 16. 1. 0. 0.] 11 Ahau 8 Tzec
[9. 16. 1. 0. 0. 11 Ahau 8 Tzec] + 12.0.0.
= [9. 16. 13. 0. 0.] 2 Ahau 8 Uo
[9. 16. 13. 0. 0. 2 Ahau 8 Uo] + 7.0.0.
= [9. 17. 0. 0. 0.] 13 Ahau 18 Cumku
Enfin, l’indication ‘Fin du Katun 17’
indique la date CL atteinte 9.17.0.0.0.
Figure
7
Yaxchilan, Mexique, linteaux 29,30 et 31 narrant les exploits du roi Oiseau-Jaguar et la mise en page de chaînes d’équations temporelles de la forme αiXi βiYi + ΣciPi = αjXj βjYj où les αX βY sont des dates CR reliées par un CL ou des nombres de distance ΣciPi |
La comparaison de ce texte avec une chronique aztèque (codex Telleriano Remensis - Figure 8 ci-sessous) montre que les scribes aztèques dressaient des listes d’années (sur la figure, les années successives : 6 Calli/1485, 7 Tochtli/1486, 8 Acatl/1487) pour y inscrire les événements mais sans les relier, comme les Mayas, par des équations jouant sur la dualité date/durée.
Figure
8 Codex Telleriano Remensis, folio 38 verso, narrant l’arrivée au pouvoir de Ahuitzotl, l’inauguration du Temple, la célébration du feu nouveau. |
L’étude des équations mayas montre que les scribes distinguaient les aspects du nombre. Le point de vue ordinal pour distinguer une entité parmi d’autres [19], le point de vue cardinal pour définir une entité par son étendue [20]. Elle montre aussi qu’ils n’ont jamais confondu les marques de l’ordinal et du cardinal, par ex. le trait de couleur, rouge/noir, dans l’opposition date/durée, ou la différence des logogrammes dans l’opposition du zéro ordinal/cardinal...
A l’écrit, les chiffres aztèques [21] sont des files de points. A l’oral, les numéraux inférieurs au nœud vingt sont des atomes (1, 2, 3, 4, 5, 10, 15) ou des composés additifs comprenant : un appui additif (5, 10 ou 15) [22] en place de 1er argument et un atome (1, 2, 3 ou 4) en place de 2nd argument. Entre 11 et 19, l’expression additive contient le relateur om/on (Cf. tableau 1 ci-dessous) [23].
Tableau
1
|
Figure 9 | |||
8 | 9 | 10 | |
13 | 14 | 15 | |
18 | 19 | 21 | |
Un extrait du Codex Duran montrant les « chiffres » 8, 9, 10, 13, 1, 15, 18, 19, 21 |
Muni de cette addition, l’ensemble des chiffres
parlés nahuas est isomorphe à
l’ensemble
des chiffres écrits de style point/barre (Cf. Tableau 2
ci-dessous). Bien que
mésoaméricains [24],
les
chiffres point / barre ne furent
pas en usage chez les Aztèques. Ils sont
formés par répétition du
point et de la barre [25]
puis par composition additive des éléments
répétés.
Tableau 2 Tableau
des chiffres mésoaméricains (qui
n’étaient pas en usage chez les
Aztèques) montrant le système
répétitivo-additif de leur formation
|
Chez les Mayas, les petits numéraux parlés
(< 20) sont
des atomes (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 11, 12) ou des
composés additifs sur un seul nombre d’appui, 10 ,
en place de 2nd argument, le 1er
argument étant saturé par un atome de (3, 4, 5,
6, 7, 8, 9) ; en d’autres termes, l’ensemble
des ‘chiffres’ des numérations
parlées mayas n’est pas structuré comme
l’ensemble répétitivo-additif des
chiffres
mésoaméricains écrits de style
point/barre. Voici un tableau
des entiers de 1 à 19 en numération
parlée yucatèque et orthographe coloniale :
Tableau
3
|
Ce tableau met en évidence la structure additive. Il
suggère aussi que 11 et 12 seraient des
anciens composés devenus opaques [26]:
buluc < *bolon + ca = 9 +
2 (qui suggère : lahun =
*bolon + hun = 9 + 1) et lahca
< lahun + ca = 10 + 2.
L’ensemble des chiffres
‘parlés’ mayas n’est donc pas
isomorphe à l’ensemble des chiffres
écrits mayas et mésoaméricains de
style point/barre. A ceci près, que
les Mayas ont aussi utilisé un autre jeu de
chiffres écrits. Il s’agit de chiffres que
l’on
pourrait dire ‘solennels’ car destinés
à
l’affichage sur les stèles et les monuments.
Ces chiffres ont la forme d’un personnage
(‘zéro’ à gauche,
‘neuf’ à droite). En
général, ces 20 chiffres sont
représentés
par la tête du personnage (synecdoque de
la figure entière), c’est le style
céphalomorphe.
Figure
10
A gauche : zéro
sous forme
entière et sous forme de tête.A droite : chiffre 9 sous forme entière et sous forme de tête (avec taches de jaguar) |
Figure
11
Diverses formes du
zéro cardinal sur les monuments (a)
et dans les codex (b) ;
contrairement aux formes (b) de l’écriture des
codex, les formes (a) c’est-à-dire les formes
‘solennelles’ de l’écriture
monumentale ne sont pas indépendantes mais
préfixées à un glyphe de
période (jour, mois, année, etc.)(a) (b) |
Figure
12
(a)
(b)
(c)Figures entières des entiers cinq (a), dix (b) et quinze (c) et illustrant par l’exemple de quinze la formation des composés additifs de l’écriture monumentale ; dans le chiffre 15, le nombre d’appui dix est représenté par la mâchoire décharnée de la figure du dix –synecdote du personnage b) – insérée dans la tête a) de l’entier cinq dont l’un des traits caractéristique est le ‘chapeau’. |
Figure
13
(a) (b) (c) (a) les
céphalomorphes de 3 à
9, (b) les formes entière (crâne) et
réduite (mâchoire) de l’entier dix, et
(c) les composés additifs de 13 à 19 construits
sur le modèle 3 + 10 = 13.
|
Dans les deux univers culturels, maya et aztèque, l’analyse de la forme des nœuds [27] de la numération parlée montre qu’ils relèvent d’un processus de détermination où interviennent[28] un déterminant numéral (dont le référent est un entier inférieur à vingt [29]) et un déterminé numéral (son référent est un nombre d’appui multiplicatif) que l’on trouve respectivement en position de 1er et 2nd argument du numéral complexe signifiant du dit nœud. Couramment les déterminés renvoient aux trois nœuds principaux des numérations mésoaméricaines : le nœud 20 (souvent dit ‘base’), son carré 400 et son cube 8 000.
Launey (1986:665) souligne, pour le nahuatl, qu’il ne « connaît pas d’expression classique désignant des puissances de 20 supérieures à 8000 (203) » et ceci malgré le témoignage d’un contemporain qui lui aurait affirmé que la suite des puissances de vingt continue au-delà de 8 000. On doit donc retenir que la numération parlée aztèque comprend seulement les trois nœuds[30] « 201, 202 et 203».
Chez
les Mayas du Classique la suite des puissances
successives ne s’arrête pas au cube. On
sait au contraire que les scribes l’ont effectivement
prolongée bien au-delà de la troisième
puissance. Dans le cas des durées exprimées en
nombre de jours, la stèle 1 Cobá prouve
que, la série maya des puissances de vingt est
montée aux environs[31]
de la 20ème.
La rareté et l’état de conservation des
cas de nombres dépassant les nombreux CL à cinq
chiffres n’a pas permis de découvrir les noms de
toutes ces puissances dans les langues
mayas. C’est pourquoi les américanistes utilisent
par commodité une sorte de métalangage
constitué des noms yucatèques connus par les
documents coloniaux pour les plus petites
puissances, et pour le reste des dénominations construites
par continuité : hun kal ‘un
vingt
= 201’, hun bak,
‘1×202’,
hun pic, ‘1×203’,
hun calab,
‘1×204’,
hun
kinchil,
‘1×205’,
etc.
En numération aztèque, les restrictions
observées (cf. p. 4 c) à
l’écrit le sont aussi à
l’oral.
Ci-dessous le tableau des déterminations aztèques
que l’on peut dresser à partir des
données
de Launey [32]
en prenant comme
déterminés les nœuds 201,
202 et 203 : cem-pohualli
‘un
compte’, cen-tzontli ‘une
(touffe de) cheveux’ et cem-xiquipilli
‘un sac (de graines)’
Tableau
4
Tableau de gauche
(d’après Launey) : déterminants (de 1
à 19) des nœuds
aztèques ‘vingt’,
‘quatre-cent’ et ‘huit-mille’
bien attestés par les documents ; la deuxième
colonne montre, pour rappel, la forme point/barre de ces
déterminants répandue en
mésoamérique depuis le milieu du premier
millénaire avant J.-C. mais que les Aztèques
n’utilisaient pas (les ‘chiffres’
aztèques sont des files de points
jusqu’à dix-neuf inclus).
Tableau de droite : formes parlées et écrites des trois nœuds de la numération aztèque. |
Attention à ne pas mésinterpréter les
colonnes de glyphes (multiplicateurs et nœuds) en
écriture pictographique : elles ne servent
qu’à montrer la transcription en signes
d’écriture
d’une part des multiplicateurs (déterminants) en
chiffres mésoaméricains
point/barre, et, d’autre part, des nœuds
(déterminés) en signes aztèques.
Ce serait une erreur de penser que les expressions complexes
parlées, par exemple
nauh-pohualli, s’écrivaient en
juxtaposant les deux signes correspondants et .
Cette concaténation n’existe tout simplement pas
chez les Aztèques dont
la numération écrite était de type
additif comme la numération en
chiffres romains. Le nombre parlé nauh-pohualli
‘quatre-vingts’ se
traduit à l’écrit par 4 occurrences du
nœud 20 comme sur la Figure 14 ci-dessous
dont les gloses précisent la lecture : a) en nahuatl nauh-tecpantli
tepoztli et b) en espagnol instrumentos de yerro
para cortar.
Figure
14
Extrait de la Matrícula de tributos montrant l’écriture du nombre parlé nāuh-pōhualli ‘quatre-vingts’ |
En numérations écrites mayas et contrairement aux
restrictions notées en
numération écrite aztèque, tout entier
de [1, 19] est attesté comme coefficient de tout
nœud,
ceci au moins jusqu’au baktun (204).
De nombreux exemples (Comptes longs et Nombres
de distance) le démontrent. Le paradigme est complet, de hun
‘1’ à bolonlahun
‘19’, tant
pour les chiffres point/barre que céphalomorphes, tant en
usage cardinal qu’ordinal.
Ce qui nous invite à regarder comment les
numérations écrites mayas et aztèques
notaient
ces conceptualisations numériques qui correspondent pour le
mathématicien à la notation
des monômes ciNi.
C’est sur ce point de la sémiotisation des
déterminations ciNi
que les
systèmes mayas et aztèques divergent le plus, car
les numérations mayas ne sont pas du type
additif. Chez les Mayas, les multiples des nœuds
s’écrivent comme ils
s’énoncent sous
forme de déterminations à valeur multiplicative :
leur 1er argument est un chiffre notant un
coefficient et le 2nd un
nœud/classificateur/période (non
marqué en numération de position).
La différence est spectaculaire : un aztèque
écrit ‘VINGT VINGT VINGT VINGT-’ et
énonce ‘quatre VINGT-’ là
où un maya écrit ‘4 VINGT-’
et énonce ‘quatre VINGT-’.
Attention à ne pas confondre, chez les Mayas,
l’écriture générale des
nœuds et la notation
écrite spécialisée à
l’enregistrement de l’âge de la Lune dans
les séries lunaires ; par nature
ou définition, cette écriture est seulement
attestée pour les entiers de 21 à 29
où elle est
motivée par la forme protractive orale [33]
de ces nombres, par
exemple 26 = (6 → 20) (cf. Tableau 5).
Tableau
5
|
En numération parlée nahuatl,
l’expression numérale des entiers
intermédiaires entre les
nœuds et leurs multiples est une suite additive
d’opérandes que schématise la formule
algébrique n = Σ ciNi.
Exemple : om-pohualli on ce = [(2 ×
20) + 1] = 41.
A cette ‘profondeur syntaxique’, les expressions
numérales sont très systématiques [35]
en
nahuatl. De plus, les scribes aztèques disposaient de deux
particules [36]
qui leur donnaient la
possibilité de distinguer l’addition des
opérandes et l’addition des constituants
d’un chiffre :
caxtolli on-nahui
pohualli ipan
mátlactli om-ome
= [(15 + 4) x 20] ⊕
[(10 + 2)] = 392.
D’où la thèse que la
numération parlée nahuatl est du sous-type
arithmétique
‘parenthésé’
(Cauty;1984) ou du type Bien organisé (Guitel;1975) encore
dit type [37]
Articulation (comme
celle des Chinois ou des Coréens) et que nous qualifions
parfois de dispositionnelle.
La numération parlée [38]
n’est donc pas du type Additif de la numération
écrite, ce qui revient
à dire que les numérations aztèques,
parlées et écrites, ne sont pas isomorphes.
Par contre, la numération parlée des
Aztèques est isomorphe à la numération
des CL gravés
sur les monuments mayas du Classique. Du point de vue cognitif, le
nombre est conçu en
logique polynomiale [39].
Du point de vue de la
sémiotisation, le scribe exprime tous les
monômes de Σ ciNi
– quand le chiffre zéro est disponible
(c’est le cas des Mayas) – et
seulement les monômes à coefficient non nul
– quand le zéro n’est pas disponible ou
utile
(c’est le cas des Aztèques) –. La
numération parlée nahuatl et la
numération du CL diffèrent
peu de la numération de Position (au sens strict) [40]
attestée par les codex mayas du
Postclassique.
Chez les Mayas, les numérations parlées et écrites ne sont pas non plus isomorphes entre elles. La différence vient du fait que l’expression parlée des entiers intermédiaires, ceux qui se trouvent entre les nœuds et leurs multiples, est d’un type particulier. Nous avons montré (Cauty;1987) que les numérations parlées des langues mayas, notamment en yucatèque et en chol, étaient jusqu’à l’époque coloniale d’un type assez peu attesté dans le monde, le type Protraction (Cauty et Hoppan, 2007) [41].
Les numérations protractives saisissent le nombre plus en vision ordinale que cardinale. Pour exprimer 35, par exemple, le locuteur doit anticiper le palier visé de la 2ème vingtaine et, de manière rétrograde, le prédécesseur de ce palier, à savoir la 1ère vingtaine. D’où la glose ‘5 vers la 2ème vingtaine’ ou ‘5 vers 40’ de l’expression yucatèque holhu (ti u-) ca kal [42] de l’entier 35. Pour conclure cette partie, nous traduisons dans les différents systèmes de numération évoqués l’expression numérale du millésime de la révolution française 1789 supposé désigner des entités -t. En logique vigésimale, le décimal 1789dix a 3 chiffres significatifs : [ ( 4 x 202 ) + ( 9 x 201 ) + 9 ] ou 4.9.9.
C’est la forme polynomiale que calquent les numérations écrites mayas (monuments et codex) et la numération parlée aztèque. La forme maya parlée est plus difficile à restituer non pas parce qu’elle est de type Protraction mais parce que la colonisation a eu pour effet d’en faire pratiquement disparaître les formes au profit d’autres, plus proches du modèle de la numération additivo-multiplicative du conquérant espagnol. Il est cependant possible de reconstruire la forme protractive de 1789. Soit → le signe de l’opération de protraction. En logique protractive : 1789 = [(4 x 400) ⊕ (9 → 5° 20)] pouvait s’énoncer « [(can bak-) catac (bolon- tu ho kal-)] t ».
Figure
15
Montrant un
hypothétique nombre aztèque
à trois chiffres significatifs 1789 = 4 x 400 + 9 x 20 + 9
unité. |
Pour sémiotiser le même entier en numération additive aztèque, il faut répéter dans l’ordre ou le désordre, les signes des nœuds: 4 signes tzontli, 9 signes pohualli et 9 signes unité. L’écriture proposée ci-contre n’est pas tout à fait correcte : il manque un signe précisant la chose comptée (par ex. du temps discrétisé en jours), et elle a 3 chiffres significatifs (un de plus que dans les grands nombres aztèques que nous avons pu observer dans les documents). D’où le tableau de 1789 en écriture polynomiale, en numération parlée nahuatl et dans les deux numérations écrites mayas (monuments et codex) ; du point de vue cognitif, ces trois numérations sont quasi isomorphes : elles relèvent de la conceptualisation polynomiale [43] .
Tableau
6
Forme écrite de
l’entier
1789 : en écriture polynomiale, en numération
parlée nahuatl et dans les deux numérations
écrites mayas (monuments et codex) ; du point de vue
cognitif, ces trois numérations sont quasi isomorphes :
elles relèvent de la conceptualisation polynomiale.
Unité "quahuitl" - voir note [44]. |
Comme tout système, les numérations
logographiques aztèques présentent des
variations.
En tout cas, à l’époque coloniale, il y
a deux systèmes qui se distinguent nettement par la
forme des signes de la vingtaine et de l’unité un.
L’un est plus traditionnel et plus ancien,
l’autre plus innovant et plus tardif. Aucun des deux
n’utilise les chiffres mésoaméricains.
Figure
16
(a)
(b)Formes aztèques de quelques entiers : (a) en numération écrite traditionnelle (1, 10, 20, 60, 400, 800), et b) en numération écrite tardive (innovation attestée par divers codex de l’époque coloniale, 1, 5 et 20. |
Dans le système traditionnel (cf. Figure 16 (a)),
le point est le signe de l’unité un, tandis
que la vingtaine est marquée par une
sorte de petit drapeau. Dans le système tardif,
l’unité un est
marquée par un trait, tandis que le point devient le rond et
marque les vingtaines. En
d’autres termes, le rond du système tardif
correspond au drapeau du système traditionnel.
Traditionnels ou tardifs, les signes peuvent être
répétés, au moins
théoriquement, jusqu’à
dix-neuf occurrences. Dans le système tardif, quand il y a
plus de cinq répétitions du signe
de l’unité un, les occurrences sont clairement
regroupées par paquet de cinq et un trait relie
la première à la cinquième du groupe
ainsi formé, ce qui leur donne l’allure
d’un peigne [45].
Le tableau suivant illustre la différence des
systèmes traditionnel et tardif pour la mise en
signe des petits entiers compris entre 5 et 20 ; il montre aussi que la
systématisation du
regroupement par cinq a pour effet, dans le système tardif,
de réduire le champ des lectures
ou interprétations possibles d’une
écriture (réduction de
l’ambiguïté). Cf. Figure 17
ci-dessous.
Figure
17 Comparaison des petits entiers en numération aztèque traditionnelle et en numération écrite tardive |
Contrairement au français et à
l’espagnol qui sont des langues à pluriel, les
langues nahuatl
et mayas sont des langues à classificateurs. Dans une langue
à pluriel, les substantifs
comptables (c’est-à-dire la plus grande partie du
lexique) conduisent à des énoncés du
type
numéral + nom concret, et on dit, en espagnol comme en
français, 80 haches/hachas.
Dans les langues à classificateur, les mots
désignent des notions (plutôt que ‘un
enfant’, on
entend ‘de l’enfant’) qui ne sont a
priori ni pluralisables (comme par ex. le mot
fraîcheur
dans ‘je prends la fraîcheur’) ni
quantifiables (je peux quantifier directement ‘une/deux
pomme(s)’, mais pas ‘de la pomme’) avant
d’avoir été soumis à une
opération de
détermination/substantialisation qui laisse une trace
linguistique (à savoir un classificateur
dans les langues où leur système est bien
développé) : ‘je prends trois
tranches de pain’.
Les classificateurs se diversifient pour individuer de
différentes manières une même notion et
pouvoir distinguer/quantifier : ‘de la pomme, fruits,
3’ ou ‘de la pomme, arbres,
3’, ‘des
gens, debout, 3’, ‘des
animés non humains, gros, 3’,
etc.
Ne voir que deux éléments (déterminant
numérique + déterminé nominal) dans
les énoncés
comme ‘80 charges de cacao’ ou ‘100
haches’ résulte du fait que le français
et l’espagnol
sont des langues à pluriel qui ont peu ou pas
développé de ‘classificateurs
numériques’ [46].
Dans les documents traditionnels, par exemple la Matricula
de tributos, les scribes notaient
bien trois informations renvoyant à trois actes cognitifs
différents : a) un acte de saisie de la
nature du tribut, b) un acte
d’individuation/détermination/prélèvement
qui concrétise et rend
comptable la notion dont on parle et que l’on veut
quantifier, enfin c) un acte de comptage
(énumération + dénombrement) qui
s’achève dans l’acte de renseigner le
codex en y portant
trois marques qui témoignent de ce triple travail. Dans les
exemples suivants, les gloses en
nahuatl et en espagnol sont des clefs pour reconstituer les
étapes du processus énonciatif.
Elles sont comme les traces [47]
laissées
par un cheminement
cognitif qui est passé par trois
moments (identification du tribut, modalité du
prélèvement, quantification).
Figure
18 Extraits de la Matricula de tributos montrant l’écriture numérique des quantités avec leurs gloses en nahuatl et espagnol |
||||
nauhtecpan tlamamalli xochicacahuatl | macuiltecpantli tepoztli | nauhtecpantli tepoztli | ||
4 x 20 Classificateur fleur de cacao | 5 x 20 Classificateur hache | 4 x 20 Classificateur hache | ||
100 (sic !) cargas de Flor Cacao | Pas de glose visible | Instrum. de yerro p.cortar | ||
80 (100 ?) charges de fleurs de cacao | 100 haches | 80 haches |
D’où la thèse que
l’expression d’une quantité de tribut
comprend trois types de marques à
savoir : une marque d’individuation/substantialisation, une
marque de classification et une
marque de dénombrement/quantification. Ci-dessous divers
tributs (couvertures de la p. 30).
Figure
19 Figures illustrant la variété des tributs et des types de couvertures dans la Matrícula de tributos |
Les codex Vergara, Santa Maria Asunción [48], Otlazpan et autres sont des registres du XVIe siècle contenant des informations démographiques et cadastrales sur les exploitants et sur les parcelles exploitées (Noriega, 1994). Ces sources confirment les témoignages sur le calcul de l’impôt de Cortès « celui qui les possède [les lots de terre] peut payer le tribut parce que pour chaque mesure tant d’impôt leur est attribué selon l’endroit où se trouvent les terres », ou de son fils « celui qui a un terrain paie un tribut, celui qui en a deux, deux […] ; et celui qui a une terre irriguée paie le double de celui qui a une terre sèche » (Harvey et Williams;1981).
Ces documents d’un genre particulier se rangent en
trois types complémentaires :
1) tlacatlacuilolli [49],
registre généalogique des
personnes liées à l’exploitation des
parcelles.
Figure
20
Codex de Santa
Maria Asunción, folio 2r :
tlacatlacuilolli
ou registre généalogique des personnes de la
famille de Pedro liées à l’exploitation
d’une parcelle de terrain |
Sur la figure ci-dessus, on voit : Pedro Tlacochquiauh, sa femme, leurs
2 enfants, le frère de
Pedro avec sa femme et leur fils. Chaque adulte est figuré
par une tête et son nom. Au décès
de quelqu’un, l’administration noircit la
tête qui le représentait.
2) milcocolli [50],
registre des
terres reproduisant le contour des parcelles, indiquant le type de
sol, et donnant en chiffres de style trait/rond (et
non de style point/barre) la longueur des
côtés exprimée en nombre de quahuitl
[51].
La numération du système tardif
contenait aussi 5
signes désignant des fractions de
l’unité de longueur : main, coeur,
flèche, bras, os [52].
Voici l’enregistrement (folio 10r) de 4 champs dont 2 sont
à Pedro et 2 à son frère :
Figure
21
Codex de Santa Maria
Asunción, folio 10r :
milcocolli ou enregistrement des dimensions des
côtés de quatre parcelles de terrain dont 2 sont
à Pedro et 2 à son frère |
Sur le 1er côté du 1er rectangle, on voit : 1
rond, 3 groupes de cinq traits et 4 traits isolés
[53].
Supposant qu’il s’agit d’un
système additif et posant qu’un trait
représente une unité et
qu’un point en représente vingt, Harvey et
Williams déchiffrent la longueur de ce premier
côté : 20 + 5 + 5 + 5 + 1 + 1 + 1 + 1 = 39, et
ainsi des autres longueurs inscrites sur chaque
côté de chacune des 4 parcelles rectangulaires :
(39, 15 + ‘main’, 39, 15) ; (25, 8, 26, 8) ;
(38, 8, 39, 9) et (20, 8, 20, 9).
3) tlahuelmantli [54],
registre
qui reprend les parcelles du milcocolli sous forme
de rectangles
beaucoup plus ‘abstraits’ et dont certains
présentent un petit décrochement en haut
à droite.
Figure
22
Codex de Santa
María
Asunción, folio 19v : tlahuelmantli ou registre qui reprend
les parcelles du milcocolli sous forme de rectangles
‘abstraits’ |
Chaque rectangle comprend des signes et des nombres
déchiffrés dans les années quatre
vingt par Harvey et Williams. Partant des témoignages
anciens qui précisent que l’impôt
était fonction de la quantité et de la
qualité des terrains :
"un terrain paie un tribut, celui qui en a deux, deux […] ;
et celui qui a une terre irriguée paie le
double de celui qui a une terre sèche"
Harvey et Williams
réalisèrent des
expériences à partir de
l’idée que les nombres inscrits
dans le 3ème registre (tlahuelmantli)
devaient être reliés à ceux du 2ème
(milcocolli), et que le tout devait servir
à déterminer l’impôt. Ils
commencèrent par distinguer les zones de
chaque texte et leur attribuer des significations conjecturales
jusqu’à l’obtention d’une
certaine cohérence interprétative. Ils
distinguent ainsi une zone centrale, le registre Z,
destinée à recevoir les signes indiquant la
nature du terrain (Noriega, 1998:78-79).
Leur pierre de rosette fut l’idée que les trois
zones du tlahuelmantli contenant des signes
numériques devaient être
considérées ensemble, comme le tout de
l’expression complexe
d’un nombre qui, selon la conjecture principale, devait
à la fois traduire la surface du champ
et être fonctionnellement reliées aux longueurs de
ses côtés [55]
connues par le
milcocolli.
Après de multiples calculs et expériences de
pensée, leur constat est qu’il s’agit de
l’écriture
d’un nombre, que ce nombre exprime la surface du champ et
qu’il est bien corrélé aux
longueurs des côtés du deuxième
registre (dans 71% des cas, l’écart est
inférieur à 10%).
Figure 23
Codex
connu comme les ‘Papiers
de l’ambassade américaine’ où
un lien est explicitement marqué entre les
données milcocolli (mesures des côtés)
et les données tlahuelmantli (mesures des surfaces). |
"Papeles de la Embajada Americana (…) Le champ de gauche
fournit les données milcocoli et
celui de droite (reliés par une ligne de points) les
données tlahuelmantli. La superficie du champ
peut être calculée à partir des
données milcocoli en multipliant la
longueur par la largeur,
ce qui donne 272 quahuitl2 (quahuitl est une
unité de
longueur, d'où quahuitl2 pour
l'unité de surface
correspondante), chiffre que
l’on trouve dans le champ de droite." (ibid.:
1081)
De fait, dans le champ de droite on lit les chiffres 13 et 12
interprétés comme constituants
du nombre 13 ×
20
+ 12 = 272 ; et dans le champ de gauche on lit la
largeur ‘16 et 1 os ( ?)’
et la longueur ‘17 et 1 main’ ; admettant que
l’os et la main soient des fractions de
l’unité, le
produit des dimensions est compris entre 16 × 17 = 272 et 17
× 18 = 306, donc dans
l’intervalle [272, 306] qui contient (de justesse) la surface
272.
La conclusion de Harvey et Williams est la thèse, nouvelle
et revendiquée comme telle,
d’une numération aztèque de position.
Dans l’encart sur les ‘systèmes de
numération
positionnelle’ qui en donne des exemples et en explique le
fonctionnement on lit :
"dans le système aztèque, on joue avec des traits
et des points dont la valeur varie selon la position : 3 traits
dans le premier registre signifie 3, mais trois traits dans le second
registre signifient 3 x 20. Les points
n’apparaissent que dans le troisième registre et
ont pour valeur 202 ou 400 " (ibid.:1074)
Et plus clairement encore dans le corps de l’article :
"L’intérêt de notre récent
déchiffrement de deux documents datant des premiers temps de
la
colonisation (…) est de nous fournir la première
preuve directe que les Aztèques utilisaient aussi
un système de numération de position et un
symbole spécial pour zéro." (ibid.:1068)
Notre propos est triple : a) souligner l’importance des expérimentations arithmétiques réalisées par Harvey, Williams et les autres, b) valoriser le lien établi entre les longueurs milcocolli et les aires tlahuelmantli, et c) critiquer la conclusion que l’enregistrement des surfaces du tlahuelmantli s’est fait en numération de position avec zéro et non pas en numération additive traditionnelle comme celui des longueurs milcocolli.
"Le système de numération de position de
Texcoco fonctionne de la façon suivante : dans le
registre tlahuelmantli, les nombres sont inscrits selon trois positions
que nous appelons
« registres ». Le premier registre situé
dans le décrochement représente les
unités indiquées par
des traits de 1 à 19. Chaque groupe de 5 traits est
marqué par une ligne qui joint les traits à leur
sommet. La valeur du registre va de 0 à 19 et, quand il
s’agit de 0, le décrochement n’est pas
dessiné ou laissé vide. La base du rectangle
constitue le second registre qui représente 1 à
19
unités de 20 (soit de 20 à 380 dans notre
système numérique). Le total des deux registres
s’obtient
en multipliant le chiffre du deuxième registre par 20 et en
additionnant le résultat à celui du
premier registre. Cette somme ne dépasse jamais 399. La
partie centrale du rectangle est le
troisième registre et représente les
quantités de 400 et plus par des multiples de 20. Pour
obtenir
le total des premier et troisième registres, le chiffre du
troisième est multiplié par 20 et
ajouté à
celui du premier. Le point [le rond] symbole de 20
n’intervient donc que dans le troisième
registre et sa position lui confère la valeur de 202
soit 400 et non plus 20. [une phrase peu
compréhensible : ‘les deuxième et
troisième registres ne sont jamais
figurés’]. Lorsqu’il n’y a
aucun chiffre dans le troisième registre,
l’épi de maïs est dessiné dans
le haut du rectangle et
signifie 0." (ibid.:1077 et 1079)
Commençons par remarquer que les longueurs milcocolli
ne sont pas écrites en numération
de position mais en numération traditionnelle : la
numération aztèque de type additif.
Certes, elle a subi un petit lifting : ses chiffres
ne furent écrits ni dans le style
répétitif de la
numération aztèque traditionnelle ni dans le
style point/trait de la numération maya,
mais
dans le style trait/rond du système que
nous avons qualifié de tardif.
Regardons, registre par registre, l’écriture tlahuelmantli
des surfaces des 4 champs de
Pedro et de son frère avec les yeux recommandés
par Harvey et Williams. Le 1er registre,
R1, est le petit décrochement qui
apparaît
seulement sur certains rectangles (champs 1 et 3).
Il reçoit les unités dont le nombre est
indiqué par des traits, soit dans l’ordre des
champs :
4 traits/pas de décrochement/13 traits/pas de
décrochement
Le 2ème registre, R2,
est
la base du rectangle. A condition qu’il n’y ait pas
de quatrecentaines
(auquel cas on place un épi de maïs en haut dans le
registre Z3), le registre R2
reçoit les vingtaines dont le nombre est indiqué
par des traits, soit dans l’ordre des champs :
base vide/10 traits/16 traits/9 traits
Le 3ème registre, R3,
est au centre du rectangle (sous le glyphe Z0 de la nature du champ). A
condition qu’il y en ait (c’est le cas du champ 1),
le registre R3 reçoit les
quatre-centaines
dont le nombre est en écriture additive classique : il est
enregistré comme la somme des ses
vingtaines (dont le signe est un rond) et de ses unités
(dont le signe est un trait) ; pour le
champ 1 (seul exemple dans lequel R3
n’est pas vide) on trouve :
1 rond et 11 traits.
On notera que les opérandes ne sont pas placés
dans le même ordre : dans le milcocolli,
ils
sont rangés des unités vers les vingtaines (ordre
croissant) ; dans le tlahuelmantli, ils sont
en ordre décroissant. Soit le schéma
récapitulatif (Tableau 7) du tlahuelmantli
:
Tableau
7
|
Dans les Papeles de la Embajada Americana,
l’écriture des aires
est différente [56].
On ne voit pas de
registre R1 (décrochement). On
ne voit pas de registre R2 (des vingtaines, 201),
mais un registre
R2’ des unités
(dé)placé hors du rectangle en position
symétrique
des registres R2.
Ce registre R2’
contient 12 traits (= 12 x 200).
On ne voit pas de registre R3
(des vingtaines et quatre-centaines,
201 et 202) au centre du
rectangle, mais un registre R3’ (des
vingtaines) sur le côté ouest
intérieur du rectangle où sont inscrits 13 traits
(= 13 × 201). Harvey et Williams nous
disent
que R2’ et R3’
contiennent l’écriture 13 × 20 + 12 =
272 de la
surface. On note : a) il n’y a
pas de quatre-centaines et b) il n’y a ni registre Z3
ni épi de maïs. La règle «
Lorsqu’il n’y a
aucun chiffre dans le troisième registre,
l’épi de maïs est dessiné dans
le haut du rectangle et signifie
0 » est mise en défaut ou ne s’applique
pas ici.
Figure
24 Papeles de la Embajada Americana |
Reste à lire ces assemblages de signes placés
dans les registres eux-mêmes placés en divers
lieux du rectangle. Lire revient ici à trouver la valeur
numérique de ces assemblages.
Le critère adopté par Harvey et Williams repose
sur une statistique des écarts entre :
a) la surface calculée comme produit de la longueur et de la
largeur du milcocolli.
b) la surface obtenue en additionnant les valeurs des registres du
tlahuelmantli.
Dans l’exemple des Papeles de la Embajada,
nous avons observé plus haut que : a) l’aire
obtenue comme produit des dimensions milcocolli est
comprise entre 272 et 306 donc dans
une fourchette que l’on peut noter IC (Intervalle
Calculé), et b) l’aire obtenue par addition
des registres tlahuelmantli a la valeur 272 que
l’on peut noter SI (Surface Indiquée) et
admettre son appartenance à l’intervalle [272,
306].
Appliquée aux 4 champs tlahuelmantli, la
lecture donne les valeurs SI et IC suivantes :
Tableau
8
|
Les champs du milcocolli ne sont pas parfaitement
rectangulaires, et peuvent avoir jusqu’à
deux longueurs et deux largeurs différentes.
Plutôt que de choisir arbitrairement l’une ou
l’autre pour calculer la surface, on calcule les extrema du
produit [57]
qui fournissent les
bornes de l’Intervalle Calculé. On peut alors
constater que l’interprétation construite par
Harvey et Williams est fort satisfaisante [58]
:
Tableau
9
|
La conceptualisation polynomiale et la sémiotisation des nombres en numération de type positionnel font jouer à la position des chiffres dans l’écriture le rôle de signifié des nœuds (puissances de la base). Cette absolue systématicité invite le scribe à prolonger sans limite la suite des positions, et elle lui offre ainsi la capacité de créer et d’écrire des nombres aussi grands qu’il veut [60]. De plus, les positions sont exclusives : chacune ne reçoit que le chiffre qui marque le coefficient multiplicatif du nœud attribué à cette position. La « numération de Texcoco » ne vérifie pas ces propriétés. D’abord parce qu’il y a seulement 4 positions d’écriture prédéfinies, les registres R1, R2, R3 et Z3. Ensuite parce que ces 4 registres ne reçoivent que les coefficients de 3 nœuds, ceux des monômes en 200, 201 et 202. Le registre Z3 est en effet une sorte de double partiel et inutile de R3. Tous deux reçoivent des coefficients de 202 . Mais pas les mêmes. Quand il n’est pas vide, le registre R3 reçoit le coefficient de 202, c’est-à-dire l’un des 19 chiffres non nuls ; au contraire, Z3 reçoit seulement l’épi de maïs « lorsqu’il n’y a aucun chiffre dans le troisième registre [R3]». La « numération de Texcoco » est ainsi limitée aux nombres inférieurs à 8 000. C’est 20 fois moins que la capacité générative de la numération additive traditionnelle (160 000). Mais il est surtout impossible de faire de l’épi un symbole du zéro de position [61]. Harvey et Williams en firent donc un curieux zéro qui n’apparaît qu’en position initiale et qui ne sert qu’à signifier « 0 x 202 ».
Pour l’ordre de lecture/écriture, les positions viennent habituellement les unes à la suite des autres, de manière à former une file [62] de chiffres qui commence toujours avec celui du nœud des unités, celui de 200. En « numération de Texcoco » le registre R1 des unités (petit décrochement) n’existe pas toujours, car le scribe le dessine seulement quand le coefficient des unités n’est pas nul et que la surface s’écrit au moins sur deux registres, c’est-à-dire quand R3 ou R2 n’est pas vide (la surface dépasse 400 ou elle dépasse 20). En d’autres termes quand R1 est dessiné, il forme une file avec R2 ou (exclusif) avec R3. Dans le premier cas, la surface est un nombre à deux chiffres, c0 c1, tous écrits en traits, comme dans l’exemple du champ 3 : on transcrit 16.13. et on lit 16.13. = 16 × 201 + 13 × 200 = 333. Mis à part l’éloignement visuel des registres R1 et R2, la notation fonctionnerait comme une numération de position limitée à l’écriture des nombres à deux chiffres de la forme c0 × 200 + c1 × 201. Dans le second cas, la surface est un nombre à trois chiffres (R3 contient les coefficients de deux nœuds, 201 et 202) comme dans l’exemple du champ 1 : on transcrit 1.11.4. et on lit [1.11.]4. [63] = [1 × 201 + 11 x 200] × 201 + 4 × 200 = 624. A l’intérieur de R3, en effet, ce n’est pas la position qui définit la valeur du nœud, mais le changement de symbole : le rond réfère à la vingtaine et le trait réfère à l’unité. Ce qui montre que R3 contient un nombre en numération additive traditionnelle, à savoir le nombre 31. Il détermine des vingtaines. C’est le premier opérande, 31 × 20, de la surface. Le second opérande est le contenu 4 (en numération traditionnelle) du registre R1. En raison de ces différentes observations, nous suggérons de ne pas considérer le « système de Texcoco » comme une numération de position avec zéro [64].
Si le système tardif de Texcoco n’est pas une
numération écrite du type Position, de quel
type est-il et à qui servait-il ? Un premier
élément de réponse.
Lorsqu’il s’agit d’enregistrer
les longueurs des côtés dans le milcocolli,
le système tardif est un décalque de la
numération additive traditionnelle [65]
: leurs signes ont le même signifié et la
même fonction.
Seuls leurs signifiants sont différents : trait/rond
dans le système tardif, et point/drapeau
dans la numération aztèque traditionnelle. Le
changement ne va pas plus loin, et n’affecte
pas par exemple le caractère vigésimal de la
numération. D’ailleurs, il n’y a pas de
places de
registres différenciés : la mesure d’un
côté est inscrite sur le côté
du rectangle dont elle
donne la longueur sous forme d’un entier (à un ou
deux chiffres) écrit en numération additive
traditionnelle. C’est comme dans la notation des tributs ou
celle du nombre des
victimes : un nombre (à un ou plusieurs chiffres) est
associé à un classificateur (pas toujours
sous-entendu) et à un objet (toujours dessiné,
souvent avec beaucoup de détails qui peuvent
parfois être numériques).
La numération utilisée pour écrire les
surfaces dans le tlahuelmantli est-elle similaire
à la
numération utilisée pour enregistrer les
longueurs dans le milcocolli ?
Oui, en ce qui concerne les signifiants des signes : longueurs et
surfaces sont enregistrées à
l’aide des chiffres trait/rond, et en
négligeant le fait de l’usage de signes pour les
fractions
de l’unité de longueur.
Non, en ce qui concerne l’emplacement des
opérandes d’un nombre à plusieurs
monômes.
Dans le milcocolli, les opérandes sont
concaténés dans un seul registre. Par contre,
dans le
tlahuelmantli, ils sont distribués dans
des registres différents. De plus, la correspondance
entre les places de registres (R1, R2,
R3, Z3) et la valeur
numérique des nœuds (200, 201,
202)
n’est pas biunivoque. Cela suffit à
réfuter la thèse que la numération
tlahuelmantli de
Texcoco serait du type Position. Cela montre aussi que la
numération tlahuelmantli n’est
pas identique à la numération milcocolli, car,
sans jouer le rôle de la position en numération
de position, la place des registres est partiellement pertinente dans
le tlahuelmantli :
a) dans le registre R3, l’opposition unité/vingtaine
n’est pas marquée par la position,
mais par l’opposition trait/rond (par un
changement de symbole)
b) dans R3, un nombre à deux chiffres
désigne des vingtaines,
c) dans R1 ou dans R2, un
nombre à un chiffre désigne des unités.
Du point de vue de l’épistémologue,
deux habitus s’affrontent : i) écrire les chiffres
(ou les
opérandes) d’un nombre (qui en possède
au moins deux) les uns à la suite des autres dans
l’espace d’un seul et même registre, et
ii) les écrire en les distribuant dans des registres
différents. Dans le système milcocolli,
les chiffres sont en file dans un seul registre. Dans le
système tlahuelmantli, ils sont
distribués sur quatre registres.
C’est la plus profonde différence entre les deux
systèmes tardifs de numération.
Nous avons réfuté
l’hypothèse que cette différence
marquerait le passage du type additif au
type positionnel. D’où la question : Que
marque-t-elle ? Notre thèse est que l’ordre de
succession des registres en numération tlahuelmantli
de Texcoco est lié à des contraintes
de mise en page [66]
que les Aztèques
auraient eu intérêt à emprunter aux
Espagnols (pour un autre exemple, voir Encart 1) .
Comme un grand nombre de peuples, les Aztèques comptaient,
mesuraient, pesaient… Mais
les étalons et les mesures étaient nombreux,
hétéroclites et incommensurables entre eux. Les
mesures (longueur notamment) s’exprimaient habituellement par
des nombres ‘complexes’
comme nos semaines divisées en 7 jours, divisés
en 24 heures, divisées en 60 minutes. Un
notaire, même de nos jours et après
l’imposition du système métrique,
inscrit par exemple la
surface des terrains en hectares, ares et centiares, et, dans le
même acte, la surface des
pièces habitables en mètres carrés.
Quand le système des mesures est très familier ou
quand il est très systématique, les usagers
peuvent, sans trop d’inconvénients, ne pas
écrire explicitement la valeur des différents
nœuds.
Car la familiarité, dans un cas, ou la
systématicité, dans l’autre, permet aux
familiers
du système de restituer ces informations laissées
sous-entendues. Notre notaire pourrait
écrire : soit (dans l’ordre ou le
désordre) « 12 hectares 34 ares
45 centiares », soit
(nécessairement dans l’ordre) « 12/34/56
(sans unités) ».
Avant la diffusion du système métrique, les
calculs se faisaient (péniblement) sur des
nombres complexes ; ce qui conduit i) à choisir les
étalons et les rapports d’unités de
manière à ne manipuler que des mesures
d’une complexité réduite, des nombres
à peu de
chiffres significatifs, et ii) à traiter
séparément les quantités de
différents nœuds : les
hectares avec les hectares, les ares avec les ares…
Appelons ‘hygiène typographique’ cet
habitus qui a parfois conduit à développer des
outils
spécialisés comme les bouliers, abaques et autres
planches à poussière. Il peut conduire
aussi à distribuer les opérandes dans les
colonnes d’un tableau (réel ou imaginé).
A l’époque du
milcocolli, dans
le contexte des revendications du 16ème
siècle opposant un
parti indigène à un parti espagnol sur la
question de la valeur des tributs imposés, le parti
indigène avait, plus que le parti espagnol, avantage
à connaître et utiliser les modes de
conceptualisation et de sémiotisation de l’autre.
A s’approprier les moyens de vérifier le
calcul de l’impôt foncier, de déterminer
les surfaces, de les calculer en fonction des
côtés [67].
Or les Européens et
leurs alliés – par
ex. les encomenderos, les notaires et les
rédacteurs
indigènes des rubriques en nahuatl ou espagnol qui
émaillent les codex coloniaux –
utilisaient des nombres complexes (par exemple une surface de 3 perches
et 17 pieds
carrés) [68]
pour deux raisons
principales : la numération de position était
moins diffusée que
la numération romaine, et, surtout, la Révolution
française n’avait pas encore inventé et
imposé le système métrique des poids
et mesures.
Dans l’ancienne
métrologie européenne,
les unités de surface des champs (terre
travaillée)
portaient des noms qui renvoient i) au labeur agricole et aux
rendements du travailleur et/ou
du sol [69],
et ii) à une multitude [70]
de
quantités adaptées aux coutumes et besoins locaux
; d’où
le paradoxe d’une multiplicité de mesures agraires
incommensurables et souvent redéfinies au niveau des
provinces ou de l’état [71],
qui contraste au niveau des petites localités avec
l’usage stable d’un petit nombre de mesures
familières et simples, quantifiées par un petit
coefficient multiplicatif le plus souvent écrits en chiffres
romains.
En d’autres termes, les Aztèques furent
confrontés, d’une part, aux idées
d’une population
rurale européenne qui tenait pour fondateurs les liens et
rapports entre le travail humain et
une « mère nature » vue comme terre
travaillée assurant des rendements comptabilisables,
et, d’autre part, non pas aux savoirs
arithmétiques des savants de l’époque
allant de Chuquet
(1484) à Stevin (1586), mais aux habitus des agents de
l’administration avec qui il fallait
traiter des conflits entre propriétaires
indigènes et encomendero. Les
protagonistes sont
connus, ce sont les dépositaires des anciens titres
indigènes de propriété, les notaires,
les
avocats, les juges...
En matière d’écriture des surfaces, les
règles de l’hygiène typographique sont
suivies par
l’administration et les gens de culture occidentale : ils
séparent les opérandes et les placent
dans les colonnes d’un tableau (réel ou
pensé) ; par ailleurs, ils évaluent rendements et
productions agricoles en fonction des dimensions du terrain et en
tenant compte des qualités
du travailleur et de la terre.
Disposer du savoir implicite enfoui dans ces habitus permet aux
accusateurs de développer des arguments quantitatifs pour
déjouer
les fausses déclarations. Et il permet aux
accusés de développer
d’autres arguments quantitatifs pour démontrer
leur bonne foi ou
dénoncer les excès de l’encomendero.
Figure
33 Codex Kingsborough : figure de l’encomendero illustrant les rapports sociaux ente encomendero et indigènes |
Ce qui conduit à la conjecture que les
Aztèques
adoptèrent deux
habitus a priori espagnols : a) distinguer les
opérandes et les
placer dans des registres typographiquement disposés selon
des
règles nouvelles (empruntées ou
métissées) développées par
l’usage occidental de l’abaque et des tableaux, et
peut-être aussi
b) évaluer les surfaces par un calcul (largeur x longueur).
Les données du codex Santa Maria de Asunción
s’expliquent en
tout cas plus simplement dans le cadre de cette conjecture que dans
celui de l’invention
aztèque d’une numération de position
avec zéro [72].
La conjecture
évite par exemple de faire
dire à l’épi de maïs
qu’il est symbole du chiffre zéro, alors que sa
présence est plus
vraisemblablement un signal permettant de classer rapidement les fiches
en deux paquets
distincts : la classe des contribuables dont l’exploitation
atteint ou dépasse le seuil 400, et
celle des contribuables dont l’exploitation est
inférieure à ce seuil.
La classe des petits contribuables est
sur-caractérisée : a) pas de quatre-centaines, b)
la
place du nœud 400 dans le registre R3
reste
vide (tellement vide que les vingtaines sont
alors placées non dans R3 mais dans R2)
et c) l’inscription du signe ‘épi de
maïs’ dans le
registre Z3 (inutile parce a) et b) sont
déjà deux façons
d’écrire le monôme 0 × 202).
Selon moi, l’intérêt de
l’épi de maïs est de faire voir, comme un
nez rouge au milieu de la
figure du clown, qu’il s’agit d’un champ
de surface inférieure au seuil 400, donc le lopin
d’un petit propriétaire qui risque de crouler sous
les dettes et de subir de plein fouet les
brimades de l’encomendero.
Dans le contexte colonial mésoaméricain, les
interactions indiens/métisses/espagnols furent
intenses et précoces [73],
notamment
dans l’espace judiciaire qui servait de creuset à
l’apparition de nouvelles formes
d’écritures et de rhétoriques.
Ramenée à ce qu’elle fut –
changement des signifiants [74]
et redistribution
de l’espace typographique où inscrire les
opérandes d’une surface –, il est
possible de préciser en creux ce que ne fut pas le
système
tardif d’écriture des nombres tlahuelmantli.
La nouveauté à l’époque
coloniale de la notation numérique dite «
système de Texcoco » ou
« système tardif »
n’était pas encore le début de
l’abandon des numérations aztèques
traditionnelles additives ; ni l’annonce du renouveau
d’une numération
mésoaméricaine et
vigésimale de position, ni même encore
l’emprunt par les Aztèques de la
numération
européenne décimale de position que le
colonisateur espagnol finirait par imposer.
Considérée en son noyau R+D, Recherche
et
Développement, la production intellectuelle
d’un peuple ou d’une culture prend des formes et
génère des applications différentes
selon
les organisations où elle se réalise.
D’après Posner (1983:53) cité par Cauty
(1987:257-
258), des contraintes systémiques
générales poussent les
sociétés à trouver un compromis
équilibrant économie de performance et
économie du système, car le
bénéfice de la
réduction des expressions (clef de
l’économie de performance) est
consécutif et fonction de
l’investissement nécessaire à
l’obtention d’un système plus
sophistiqué sans lequel les
expressions ne seraient ni simplifiées ni simplifiables.
Dans le domaine d’expérience
‘nombres/numérations’, le type
positionnel maximalise
l’économie de performance ; mais pour en disposer
et pouvoir en maîtriser les ressources, la
société doit instituer la transmission de ce
système complexe et difficile à
acquérir, et faire
passer au moins certains individus par des années
d’apprentissage :
"[...] il est en tout cas historiquement constaté que le
chemin menant vers une plus grande économie de
performance s’est poursuivi au détriment de
l’économie du système [...]"
Posner donne l’exemple de la Chine ancienne :
"Ils [chinois] ont épargné à leurs
scribes une dépense intellectuelle dans l’exercice
quotidien de
leur profession, mais ce faisant ils ont élevé le
coût intellectuel de la formation professionnelle [...]"
et montre l’importance du type d’organisation que
la société s’est donnée :
"une société de la division du travail qui
s’autoriserait une caste de scribes hautement
spécialisés,
se sera volontiers accommodée du prolongement de leur
formation, si, de ce fait, l’efficacité des
affaires quotidiennes a pu être augmentée. Une
société égalitaire qui ambitionne une
formation
aussi vaste que possible pour le plus de gens possible,
s’accommodera par contre d’une moindre
efficacité dans certains domaines particuliers de la vie
professionnelle, si cela peut libérer les
capacités d’apprentissage pour d’autres
domaines."
Les Mayas, jusqu’au postclassique où tout allait
se perdre, ont produit une arithmétique de
qualité et une élite de scribes formés
pour en créer les outils et les utiliser. Ils
inventèrent
deux zéros, une numération de position et un
système d’unités de temps ; ils
développèrent
le calcul en arithmétique modulaire et
l’appliquèrent à la production de
calendriers et
d’éphémérides
précis au jour près.
L’invention d’une numération de position
est un événement rare. Mais une fois
inventée, sa
diffusion est irréversible, et dans ce mouvement,
à l’échelle planétaire,
c’est la numération
décimale de l’Inde qui s’est
taillé la part du lion. Donc, si l’on acceptait de
créditer les
Aztèques de l’usage d’une
numération de position, la prudence
épistémologique consiste à
étudier les circonstances de ce petit miracle et chercher a
priori du côté de la diffusion de
cette belle invention depuis l’une des deux
régions de l’espace/temps qui
possédaient déjà
ces savoirs mathématiques : le monde voisin des Mayas et le
monde omniprésent du
colonisateur espagnol. Comme on le sait, la source maya
n’avait plus, à l’époque
coloniale,
la splendeur de l’époque classique,
l’intelligence arithmétique maya ne brillait plus,
et se
mourrait dans de rares lieux confinés de la
mémoire. Ce qui réduit le champ à
explorer.
Les Aztèques ont produit des outils comptables et une
armée d’administratifs qualifiés pour
lever l’impôt. Ils inventèrent
l’agriculture sur jardin flottant (chinampo)
et développèrent. la
gestion des cités sous contrôle de la Triple
alliance avant de se voir contraints par l’Histoire
de tout subordonner aux exigences étrangères des
Espagnols qui avaient établi le nouveau
régime de l’encomienda. Ils
métissèrent leur numération
traditionnelle, apprirent l’espagnol,
l’alphabet et le calcul. Ils apprirent à calculer
les surfaces et adoptèrent les règles du bien
écrire des notaires qui placent les opérandes
dans des colonnes ou registres bien séparés.
Il n’y avait pas de mathématiciens mayas dans le
monde du tribunal où les Aztèques
produisaient comme preuves et argumentaires les tlahuelmantli.
Par suite les Aztèques ne
pouvaient être exposés qu’à
une seule numération de position, celle du colonisateur. Une
numération savante de position, forcément
ambiguë. A la fois objet de rejet, car symbole de
l’oppression subie, et objet de désir, car outil
arithmétique aux performances
inégalées.
Qu’on la dise « arithmétique
aztèque » (Harley et Williams) ou «
proto-géométrie aztèque »
(Williams et Jorge), la nouveauté apparue dans les codex du
bassin de Mexico est pour nous
la fille métisse du couple
colonisation/résistance, une fille parée
d’habits traditionnels et
d’habits d’emprunts. Un peu plus à
chaque génération, selon un gradient qui voit les
Aztèques passer à la
décimalité, aux chiffres arabes…
jusqu’à l’abandon prévisible
de la
numération additive traditionnelle et l’adoption
de la numération de position du conquérant
espagnol… Bilingue ou non, l’école de
la vie et l’école tout court s’y
emploient chaque fois
plus efficacement.
Puisse cet article contribuer à la sauvegarde des vestiges
encore vivants de deux espèces
cognitives quasiment disparues : les traces de la numération
positionnelle des Mayas du
classique et celles de la numération additive des
Aztèques de la Triple Alliance.
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