Harvey et Williams (1981:1078-1079) présentent un tableau
extrait d’un codex du XVI
e
siècle, dit codex Otlazpan. Il contient onze lignes
contenant chacune un rectangle (avec ses
largeur et longueur) et un impôt composé de trois
sortes de tributs (pièces d’argent, charges
de bois, têtes de volaille). Le tableau met ainsi en relation
onze parcelles agricoles
(rectangle L x l) et la quantité de chaque tribut
constituant l’impôt à verser par
l’exploitant.
Tous les nombres sont en numération additive
aztèque traditionnelle. Une numération
toutefois métissée d’un chiffre arabe :
« 4 » utilisé pour marquer le tribut de
4 pièces
d’argent. Les mesures de longueur et les quantités
de tributs sont toutes inférieures à 8 000,
et donc marquées par les chiffres un, vingt et quatre cents,
figurés par le point, le drapeau et
la touffe de cheveu. On observe quelques innovations typographiques :
a) le noeud vingt est représenté soit
classiquement par un drapeau pour marquer une
quantité de tributs (20 charges de bois), soit par la
synecdoque de la hampe (mise pour le
drapeau) chaque fois qu’il s’inscrit à
l’intérieur d’un rectangle où
il sert à noter les
dimensions (largeur, longueur) du champ réel,
b) l’opposition vertical/horizontal utilisée pour
différencier les 2 dimensions du champ,
c
1) l’usage des fractions ½
et ¾ du
noeud cen-tzontli pour noter les valeurs 200 et 300,
c
2) celui du ½ de la pièce
de monnaie.
Figure
I
Barème d'impots
|
Quelles que soient les dimensions
des champs, les
rectangles qui les représentent ont tous à peu
près
la même taille, et sont disposés de la
même façon
sur la feuille du codex. Leurs côtés
parallèles au
bord gauche sont égaux et mesurent 20 unités de
longueur
[1]; le chiffre 20 est
représenté par
une
hampe de drapeau en position verticale (à ne pas
confondre avec le trait qui marquait l’unité dans
le système de Texcoco).
Les côtés perpendiculaires ne sont pas
dessinés à
l’échelle puisqu’ils ont sensiblement la
même
longueur sur le papier et que leurs mesures sont
différentes et forment une suite décroissante de
onze entiers : 800, 400, 300, 200, 100, 80, 60, 40,
20, 15 et 10.. Les chiffres de ces onze longueurs
sont posés horizontalement, et le scribe est un
familier des innovations graphiques (a, b, c
1).
Le texte espagnol (non reproduit sur la figure)
précise pour chaque champ : la nature, la
quantité
et la fréquence des tributs.
Pour le champ 20 × 800 (
ochocientas bracas),
la
contribution est de 4 pièces d’argent et 40
charges de bois tous les 80 jours (cada ochenta
dias quatro reales de plata y quarenta cargas de
leña ) et d’une tête de volaille tous
les ans (
gallina). Pour le champ 20 × 400
(quatrocientas
bracas), 2 pièces d’argent, 40 charges de bois et
1 tête de volaille, etc. L’impôt comprend
une part fixe
[2] et une part
proportionnelle
à la longueur – et donc à la surface et
à la
production – de la parcelle de terre exploitée :
Largeur
unique |
Longueur
variable |
Part
proportionnelle |
Part
fixe |
20 |
800 |
4
pièces |
40
bois 1 poule |
20 |
400 |
2
pièces |
40
bois 1 poule |
20 |
300 |
1 ½
pièces |
40
bois 1 poule |
20 |
200 |
1
pièce |
40
bois 1 poule |
20 |
100 |
½
pièce |
40
bois 1 poule |
20 |
80 |
4
dixièmes de pièce |
40
bois 1 poule |
20 |
60 |
3 dixièmes
de pièce |
40
bois 1 poule |
20 |
40 |
2
dixièmes de pièce |
40
bois 1 poule |
20 |
20 |
1 dixièmes
de pièce |
40
bois 1 poule |
20 |
15 |
1 ½
vingtième de pièce |
40
bois 1 poule |
20 |
10 |
1
vingtième de pièce [3] |
40
bois 1 poule |
Les innovations typographiques (a, b, c) agissent sur la
matière du signe numérique, son
signifiant graphique ; elles le font sous la contrainte de devoir
écrire dans une petite surface
graphique fermée : l’intérieur
d’un cartouche (rectangle ou cercle) qui, une fois
renseigné,
devient une sorte de plus petit élément graphique
de signification, assez comparable au
logogramme de l’écriture maya. Les innovations
changent les signifiants. Les changements
observés dans ce codex sont : soit une simple simplification
(abréviation) de l’écriture, dans
les cas a) et c) ; soit une véritable création
qui consiste à sémiotiser la distinction des
côtés
du rectangle (largeur/longueur) par la distinction du trait
d’imposition (vertical/horizontal)
des chiffres de leur mesure, dans le cas b). Ainsi, est
distinguée la largeur « | »
dont la
verticalité du signe s’oppose à
l’horizontalité de ceux qui enregistrent les
longueurs.
Figure
II
Oeil d'Horus et fractions de l'unité chez
les
Egyptiens |
Saisir une moitié ou une petite fraction
est attesté dans toutes les sociétés,
et
toutes les langues semblent posséder
des noms de petites fractions. Du point
de vue cognitif, prendre la moitié ou
les trois quarts du noeud ‘touffe de
cheveu’ n’est donc ni la création
d’un
nouveau système de numération et d’une
autre conception du nombre (en tant que fraction
de l’unité)
[4],
ni un emprunt
à une autre culture.
C’est plutôt une heureuse création
calligraphique qui a permis au scribe de faire entrer, sous
une nouvelle forme, le même complexe notion/notation dans
l’espace restreint du cartouche:
Forme
parlée nahuatl |
Forme
écrite aztèque traditionnelle |
Calligraphie |
Signifié |
matlac-pohualli
10 x 20 = 200 |
|
|
½
x 400 = 200 |
caxtol-pohualli
15 x 20 = 300 |
|
|
¾
x 400 = 300 |
On retrouve ici une différence entre
l’écriture aztèque plus visuelle et
l’écriture maya plus
contrainte par la linéarité que
l’oralité impose à
l’échange linguistique de paroles. Les
signes de l’écriture maya sont en effet
régulièrement placés dans des
cartouches eux-mêmes
mis dans les cases d’un tableau que la main et
l’oeil doivent balayer dans un ordre linéaire
imposé par l’acte de parler en langue naturelle.
Les signes de l’écriture aztèque ne
semblent
pas ordinairement soumis à cette discipline de mise en file
linéaire ; ils paraissent placés au
gré de l’écrivain : les
opérandes d’un nombre ne sont pas astreints
à être écrits dans un seul
et même registre, et les registres eux-mêmes sont
placés différemment d’un codex
à l’autre.
La discipline du tableau s’oppose à la
liberté d’organiser l’espace
d’écriture comme une
planche de dessinateur de BD : les informations relatives à
un sujet n’ont à suivre ni l’ordre
des mots de la langue, ni la hiérarchie des
opérandes ; et leur disposition est indépendante
de la nature des informations placées côte
à côte ;on trouve parfois, par exemple dans les
deux derniers tributs en couvertures de la figure 19, dans un
même registre, des informations numériques aussi
différentes que le nombre de couvertures à livrer
(400 marqué par une ‘touffe de cheveux’)
et la mesure de leur largeur (4
bracas, marquée par quatre
‘doigts levés’).
[1]
Le commentaire en espagnol précise que ce sont des
brasses.
[2]
40 charges de bois tous les 80 jours, et 1 tête de
volaille tous les ans (soit annuellement : 18 × 40
charges de bois et 1 poule).
[3]
Changer d’étalon (pièce,
dixième, vingtième) permet de ne manipuler que de
petits coefficients.
[4]
Une innovation dans ce domaine reste à mon sens le
splendide et unique système égyptien de
notation des fractions de l’unité (qui sera
refaite par Thot) représentées par un ensemble de
six parties
de l’oeil d’Horus dépecé par
Seth, et utilisées pour indiquer les fractions du
hékat,
unité de capacité
pour les céréales, les liquides...