Bernard Vitrac
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Au
Livre VII de l'Almageste,
l'astronome Claude
Ptolémée rapporte une
observation de Ménélaos d'Alexandrie,
réalisée au cours de la première
année du
règne de l'empereur Trajan, à la fin de la
dixième heure de la nuit du 15e au 16e
jour du mois de Méchir (10/11 Janvier 98).
Ménélaos observa que l'Épi —
une
étoile de la constellation de la Vierge —
était occultée par la Lune.
Ptolémée
utilise cette observation, parmi d'autres, pour déterminer
l'ampleur de la précession
des équinoxes. Il précise aussi qu'elle fut faite
à Rome. Pour quelles raisons
Ménélaos vint-il dans la Capitale ? Nous
l'ignorons. Peut-être avait-il
recherché ou obtenu le patronage de l'empereur. Quelques
années auparavant, il
avait adressé l'un de ses traités,
intitulé « Sur le
mécanisme au moyen duquel on peut savoir la
quantité de chacun
des corps qui entrent en composition dans un mélange » à
Domitien, empereur de 81 à 96.
L'attitude
de celui-ci vis-à-vis des intellectuels fut
contrastée. A la fin de son règne,
devenu paranoïaque, il fit expulser les rhéteurs,
philosophes et autres
astrologues. Certains furent persécutés ou
sommairement exécutés. Mais,
auparavant, notamment après les catastrophes des
années 79-80, l'éruption du
Vésuve qui détruisit Pompéi et
Herculanum, l'incendie et l'épidémie de peste
qui ravagea Rome, il rétablit certains édifices
culturels comme la bibliothèque
publique du Champ de Mars, édifiée par Auguste.
Celle-ci était double, avec une
partie consacrée aux ouvrages en grec, l'autre aux
écrits latins. Le modèle en
avait peut-être été conçu
par Jules César quand il avait projeté de
construire
la première bibliothèque publique de Rome en 44
(avant J.C.), très peu de temps
avant son assassinat. C'est également celui qui avait
été suivi pour la
bibliothèque du Palatin, elle aussi fondée par
Auguste dans le temple
d'Apollon. Détruite dans l'incendie de 64 que l'on
attribuait à Néron, elle fut
également restaurée par Domitien. En fait, toutes
les bibliothèques romaines publiques
furent conçues selon ce modèle. D'une certaine
manière on entérinait ainsi la
forte influence grecque sur la culture et l'éducation
romaines. L'élite était
déjà bilingue au IIe
siècle
avant notre ère. La norme éducative, pour les
familles aisées, fut calquée sur
l'idéal de la paidéia grecque,
littéraire et rhétorique, adaptée au
latin. La
progression de cette culture générale fut
directement liée à l'urbanisation des
provinces. On lui a reproché son artificialité et
son uniformité, mais elle
agit comme un important facteur de romanisation. L'enseignement resta
majoritairement une entreprise privée, comme aux
époques antérieures, mais
progressivement, les empereurs et les municipalités
accordèrent des privilèges
fiscaux aux enseignants. Des chaires publiques de rhétorique
et de philosophie
furent même créées, les plus
importantes à Rome et à Athènes. Car
dans la
partie orientale du Bassin méditerranéen,
passée peu à peu sous le contrôle de
Rome, en Égypte notamment, devenue province romaine
après la bataille d'Actium
en 31 avant J. C., comme en Asie mineure, l'activité
intellectuelle restait
très importante. La langue grecque servait toujours de
véhicule, le latin
n'étant imposé que dans l'armée et
l'administration. Athènes restait le centre
de l'enseignement rhétorique et philosophique, mais,
à partir des années 60-50,
la philosophie s'implanta à Alexandrie.
Figure
1 : La
bibliothèque de Pantainos à Athènes -
Restes archéologiques et Schéma en
élévation
Vers l'an 100, Titus Flavius Pantainos, qui a pris la direction de l'école philosophique de son père, d'obédience stoïcienne, fait don d'un complexe éducatif constitué de portiques, d'un péristyle et d'une bibliothèque. Une inscription a conservé le règlement de la bibliothèque (photo ci-dessous) : « Aucun livre ne devra sortir ce pour quoi nous avons prêté serment. Ouvert de la première à la sixième heure ». La structure des bibliothèques publiques grecques est différente de celle du modèle romain en deux parties, grecque et latine. De plus la bibliothèque grecque reste avant tout un dépot de livres dont la consultation se fait sous les portiques voisins, tandis que chez les Romains les livres sont entreposés dans des salles de lecture. La capacité de stockage est moindre. |
Peut-être
s'agît-il d'une conséquence indirecte de la
première guerre du Roi Mithridate
du Pont contre Rome. En 89-88 un régime
"démocratique" avait été
restauré à Athènes avec l'appui de
Mithridate. L'aventure athénienne tourna
court, et, en 86, la vie fut mise à sac par Sylla. Mais
auparavant l'alliance
avec le Pont entraîna la persécution des
élites grecques pro-romaines parmi
lesquelles se trouvaient plusieurs philosophes de
l'Académie. Les uns
s'exilèrent à Rome, d'autres, dont Antiochos
d'Ascalon, se réfugièrent à
Alexandrie. Ses disciples y inaugurèrent une forme
d'enseignement philosophique
très éclectique.
Quant aux institutions savantes, le Musée et la Bibliothèque, après une période d'activités ralenties à la suite de l'expulsion des savants, au milieu du IIe siècle avant J.C, elles connurent un renouveau aux Ie siècles avant et après J.C. Elles étaient encore la source d'un prestige intellectuel considérable quand le géographe Strabon (63 avant ? — 24 après) vint à Alexandrie accompagner son ami, le Préfet d'Égypte Aelius Gallus, vers 25-24 avant J. C. Il y séjourna longuement. Sous le règne de l'Empereur Claude, lui-même écrivain, la Bibliothèque et le Musée furent agrandis. Le Musée devint alors une sorte d'université, imité dans d'autres villes comme Smyrne, Éphèse … Quand Domitien entreprit de restaurer les bibliothèques de Rome, il s'adressa à Alexandrie pour obtenir des copies afin de remplacer les ouvrages perdus.
Cela dit, si ce mécénat a été indiscutable dans les domaines "littéraires", il n'est pas certain qu'il en ait été de même dans les sciences mathématiques. Clairement nous ne connaissons pas de "mathématicien" romain, ni même de "physicien", autrement dit de spécialiste en philosophie naturelle. Certes, on objectera que Sénèque écrivit des Questions naturelles et Pline l'Ancien une Histoire naturelle, en 37 Livres. Mais ces écrits témoignent d'abord et avant tout du développement considérable de la compilation et de l'érudition, aux dépens de la recherche originale. Pline revendique le fait d'avoir consulté 2000 ouvrages pour rédiger sa monumentale encyclopédie ! Bien entendu l'érudition n'est pas une exclusivité romaine. Elle est évidente chez certains auteurs grecs du Ie siècle avant J. C. comme Diodore de Sicile, Denys d'Halicarnasse, Strabon … En fait elle est une conséquence de l'accumulation des savoirs pratiquée à Alexandrie. Même chez les géomètres de l'Époque impériale, la manière d'écrire n'est plus la même qu'à l'époque hellénistique.
Figure 2 :
Alexandrie :
vestiges d’une salle de conférences
d’époque romaine (IVe
s. après JC ?)
|
Il
s'agit désormais de reprendre, de corriger, de mettre
à jour et de développer
ce qu'ont fait les prédécesseurs. On ne peut plus
prétendre à l'originalité quasi
absolue comme le faisaient Archimède
ou Apollonius. Le savant
devient nécessairement philologue et il doit
connaître l'histoire de sa
discipline. Reste que les Romains s'intéressent fort peu
à la géométrie. Ce
sont peut-être les architectes, les constructeurs de machines
et les arpenteurs
qui constituent la principale exception. Mais leur approche, on le
conçoit, est
plutôt instrumentale. Autre trait commun qui
infléchit notre connaissance de
l'époque, nos sources privilégient les
mathématiques appliquées aux sensibles (selon
la terminologie de Géminus), en particulier l'astronomie et
la mécanique. Cela
vaut pour les trois grands auteurs (tous alexandrins) des Ie-IIe
siècles : Héron, Ménélaos
et Claude Ptolémée.
Ménélaos fut peut-être le plus original des trois, mais c'est assurément le moins bien transmis. Le plus célèbre de ses écrits, les Sphériques en trois Livres, comme son traité consacré à la balance hydrostatique, n'est pas conservé en grec. Nous ne les connaissons que grâce à des traductions arabes. Au Moyen-Âge le succès des Sphériques fut tel que l'on en possède aussi plusieurs versions latines et hébraïques. Son exposé reformule et généralise les traitements antérieurs de géométrie sphérique, notamment celui de Théodose de Bithynie (fin du IIe s. avant J.C.). Pour ce faire, il introduit le triangle sphérique, défini comme la figure délimitée, sur la surface de la sphère, par trois arcs de grands cercles plus petits qu'un demi-cercle. Il établit certains résultats analogues à ceux d'Euclide pour le triangle plan, par exemple que la somme des angles d'un triangle sphérique est supérieure à deux droits. Son Livre III est l'exposé conservé le plus ancien de trigonométrie sphérique. Cette nouvelle discipline fait partie des prérequis de l'astronomie et Pappus attribue à Ménélaos un écrit sur les couchers des signes du Zodiaque qui complétait les travaux correspondants d'Hipparque sur les levers. Dans le même ordre d'idées, Théon d'Alexandrie affirme qu'il avait composé, toujours à la suite d'Hipparque, un livre sur les cordes dans le cercle — l'équivalent ancien de nos tables trigonométriques — en 6 Livres. Même chez un auteur original comme l'est Ménélaos, on mesure l'importance des continuités intellectuelles. Pour lui, comme, plus tard, pour Ptolémée, il s'agit de s'inscrire dans la suite des travaux d'Hipparque.
Astronome et mécanicien, Ménélaos fut aussi géomètre et c'est d'ailleurs ainsi que Ptolémée le désigne. En géométrie aussi, l'époque exige qu'on se positionne par rapport aux classiques de l'époque hellénistique. Ainsi Proclus nous transmet-il une preuve alternative à la Proposition I. 25 des Éléments qu'il attribue à Ménélaos. La démarche peut paraître curieuse, mais il semble que ce dernier ne prisait guère les preuves par réduction à l'impossible, comme l'est I. 25 chez Euclide. Lui-même les évite dans ses Sphériques. Ce travail d'exégèse d'un "classique" trouvait sans doute sa place dans l'un des deux autres traités de géométrie dont nous connaissons (une fois encore grâce aux auteurs arabes) seulement les titres : Sur les Eléments de géométrie, en trois Livres, et Sur le triangle. Le bilan est mince, mais c'est parce que les travaux géométriques de l'époque, hormis la trigonométrie, furent peu ou pas transmis. Ainsi Pappus signale incidemment que Ménélaos avait travaillé dans le domaine de la géométrie supérieure des courbes utilisées pour résoudre les problèmes grammiques.
Ptolémée vécut au deuxième siècle de notre ère, le siècle dit des Antonins, certainement la période la plus faste de l'Empire romain. Celui-ci connaît son extension maximale, une paix et une prospérité relative. Les cités du bassin oriental de la Méditerranée connaissent une renaissance culturelle avec, comme il se doit, une fascination pour l'époque classique, âge d'or de l'éloquence, de l'histoire et de la philosophie. Les observations astronomiques personnelles rapportées par Ptolémée permettent d'affirmer avec certitude qu'il était actif entre 127 et 148. Il est l'un des mathématiciens les plus prolifiques de l'Antiquité, composant de remarquables synthèses qui constituent autant de sommets de la science grecque. C'est le cas de ses Harmoniques, en trois Livres, de ses Optiques, en 5 Livres, de sa Géographie en 8 Livres sans oublier sa Tétrabible astrologique. Grâce à Proclus et Simplicius, nous savons aussi qu'il avait consacré des travaux aux fondements de la géométrie, en particulier à la notion de dimension, et qu'il avait fait une tentative (bien entendu vaine) de démonstration du postulat des parallèles.
Mais ce sont surtout ses écrits astronomiques qui lui assureront une gloire comparable, des siècles durant, à celles d'Aristote et d'Euclide. Le plus célèbre est connu sous l'intitulé Almageste, sans doute une déformation, via l'arabe, d'un surnom grec (hê megistê) qui signifie « la Grande (astronomie ?) ». Le titre grec est Composition mathématique (Suntaxis mathematikê). L'ouvrage est en 13 Livres et constitue le premier exposé conservé d'astronomie mathématique au sens plein du terme. Les astronomes babyloniens, à partir de minutieuses observations, avaient déjà élaboré des modèles arithmétiques pour un certain nombre de phénomènes célestes. Ces schémas permettaient des prédictions susceptibles d'être validées par de nouvelles observations. De leur côté, les premiers astronomes grecs, notamment Eudoxe de Cnide, avaient mis l'accent sur l'analyse géométrique des mouvements des astres, privilégiant les mouvements circulaires uniformes. Ils proposaient par conséquent des modèles géométriques qui permettaient de rendre compte de certaines "anomalies", mais leurs explications n'étaient que partiellement quantitatives, souvent formulées en termes de simples inégalités.
L'astronomie grecque, à partir d'Hipparque semble-t-il, va chercher à associer les modèles géométriques (auxquels elle reconnaissait, au moins à l'origine, une valeur causale), et les capacités prédictives reconnues aux schémas arithmétiques orientaux. Pour cela il fallait déterminer les paramètres numériques des modèles à l'aide d'observations si possible bien choisies, les prédictions qu'ils permettaient de formuler confirmant alors lesdits modèles ou, au contraire, exigeant leur modification dans la recherche permanente d'une plus grande précision. Hipparque ouvrit la voie en proposant des modèles pour les inégalités des mouvements (apparents) du soleil et de la lune. Il établit également un catalogue des étoiles dites fixes. Ptolémée, dans l'Almageste, reprit ses travaux et les prolongea en fournissant également des modèles pour les cinq astres dits errants, ou planètes. Son succès fut tel qu'il entraîna la non conservation des traités antérieurs, en particulier ceux d'Hipparque.
Une telle approche, on s'en doute, suppose l'accès à des observations précises et accumulées sur de longues périodes. Ptolémée en utilise certaines d'origine babylonienne dont la plus ancienne remonte à l'an 746 avant notre ère ! Le perfectionnement des instruments de visée, l'invention de nouveaux dispositifs a aussi pu jouer un rôle. Mais cette façon de faire supposait également le développement de nouvelles techniques géométriques, notamment ce que nous appelons aujourd'hui la "trigonométrie". Celle-ci est exposée par Ptolémée dans son premier Livre, sous forme d'une table des cordes dans le cercle. Plus généralement, la quantification (discrète) des modèles géométriques est présentée dans l'Almageste sous forme tabulaire. Dans chaque cas Ptolémée explique comment il a construit ses tables, ce qui permettra au lecteur (patient) qui le souhaite de les vérifier. La table des cordes n'échappe pas à la règle. Aussi trouvons-nous, au chapitre 10 du premier Livre, quelques prolégomènes purement géométriques, destinés à justifier le calcul des cordes dans le cercle.
Il serait totalement anachronique d'affirmer que Ptolémée possédait l'équivalent de nos fonctions sinus, cosinus, tangente … Il s'intéresse au seul problème de la longueur d'une corde inscrite dans un cercle, en fonction de l'arc qu'elle sous-tend (voir Figure 3).
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La
table de Ptolémée
est présentée selon trois
colonnes (Voir Figure 4) : la mesure des arcs de cercle de 30'
à
180°, tabulés par
demi-degrés, la mesure des cordes correspondantes et une
troisième colonne,
intitulée "soixantièmes" laquelle contient, pour
chaque ligne,
l'accroissement de la corde entre ladite ligne et la suivante,
divisé par 30.
Elle permet de calculer, par interpolation linéaire, la
corde correspondant aux
arcs compris entre deux valeurs successives de la table,
exprimés par minutes
(d'où la division par 30 puisqu'un demi-degré =
30').
Les nombres sont écrits d'une manière un peu particulière : la partie entière est exprimée à l'aide du système alphabétique décimal grec additif traditionnel. Chaque lettre représente un nombre; par exemple δ = 4, ζ = 7, ι =10, μ = 40 donc ιζ = 17, μδ = 44 … Il ne s'agit pas d'un système de position. Tandis que, pour la partie fractionnaire, si elle utilise également les lettres comme symboles de dénotation, Ptolémée recourt au système sexagésimal de position, d'origine babylonienne. Et donc ιζ μδ ιδ signifie 17 unités + 44/60 + 14/3600, soit : 17° 44' 14". D'après la table (voir Figure 4 ci-dessous) c'est la corde de l'arc de 17°. Selon Ptolémée, le système sexagésimal permet d'éviter de fastidieux calculs avec les fractions.
Figure 4 : Tables
des cordes de Ptolémée, extrait de
l’édition de N. Halma.
Exemple
: Cord
(17°) = 17parties 44' 14" et la
différence tabulaire est : 0 partie 1' 2" 7'''. Pour calculer la corde
de l'arc de 17°20', on fait 20
x (0 partie 1' 2" 7''') = (0 partie 20'
42" 20''') que l'on ajoute à Cord (17°).
D'où : Cord (17°20') = 18 parties 4' 56"
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Pour
construire sa table Ptolémée part de quelques
valeurs remarquables comme
cord (36°), cord (72°), cord
(60°), cord (90°), cord (120°), qui ne
sont rien d'autre que les côtés du
décagone, pentagone, hexagone, carré et
triangle équilatéral inscrits dans le cercle. Il
les calcule assez facilement
grâce à certains résultats des Éléments d'Euclide, notamment du
Livre XIII, supposés
connus. Les autres valeurs sont déterminées
grâce à quatre règles qui reposent
elles-mêmes sur trois résultats de
géométrie élémentaire :
• La règle de la corde sous-tendue par l'angle supplémentaire, basée sur Euclide I. 47 (Voir Encart1-Règle 1);
• La règle de la corde sous-tendue par l'angle moitié, basée sur Euclide VI. 8 (Voir Encart 1 - Règle 2)
• La règle de la corde sous-tendue par la différence de deux angles;
• La règle de la corde sous-tendue par la somme de deux angles.
Ces deux dernières règles sont fondées sur le même résultat qui ne figure pas dans les Éléments. Il porte sur les quadrilatères inscriptibles dans un cercle. On l'appelle parfois théorème de Ptolémée (Voir Encart 1 - Règles 3 et 4). Celui-ci n'en est peut-être pas l'inventeur, mais il lui permet de calculer cord (α + β) et cord (α - β) connaissant cord (α) et cord (β).
A
partir de là
Ptolémée peut compléter sa table
quoique cela
requière indiscutablement une quantité
impressionnante de
calculs, notamment d'extractions de racines carrées.
Connaissant
cord (72°) et cord (60°),
Ptolémée, par la
règle 3, en déduit cord (72° -
60°), soit cord
(12°). Puis, en utilisant 4 fois la règle 2, il en
déduit successivement :cord (6°), cord (3°),
cord
[(3/2)°], cord [(3/4)°].
Il constate que cord [(3/4)°] vaut à peu
près la
moitié de cord [(3/2)°]. Autrement dit, pour les
petits
arcs, la variation de la corde est pratiquement linéaire.
L'auteur de l'Almageste
vérifie avec soin que l'on
peut
prendre 2/3cord [(3/2)°] pour cord (1°) sans changer le
degré de précision qu'il s'est fixé.
La
règle 2 permet alors de calculer cord [(1/2)°].
Désormais, grâce à la règle
4, il peut
compléter la table par demi-degrés !
Comme son compatriote Ptolémée, sans doute avant lui, Héron d'Alexandrie entreprit la mise à jour des travaux mathématiques de la première période alexandrine. Comme son surnom l'indique, c'est surtout dans le domaine de la mécanique qu'il s'illustra. Mais on connaît de lui une Catoptrique et son activité de géomètre n'est pas négligeable. La situation (et le prestige) de la mécanique n'était pas la même que celle de l'astronomie. D'abord il était plus difficile d'identifier son objet. Étaient qualifiées de "mécanique" aussi bien l'étude et la construction des machines que la très abstraite et très géométrique théorie des centres de gravité d'Archimède. Aussi les relations entre mécanique et géométrie devinrent un enjeu important et l'objet de controverses. Pour les mécaniciens, tels Héron ou Carpos d'Antioche et, plus tard, Pappus, l'usage de la géométrie et de la philosophie constituait incontestablement un instrument de promotion. Ainsi voit-on Héron, dans ses Mécaniques, en trois Livres, tenter la synthèse entre une approche d'inspiration aristotélicienne, plutôt causale, et les acquis archimédiens. Au demeurant il ne partait pas de rien car, dès l'époque hellénistique, Philon de Byzance avait composé une Syntaxe mécanique ("suntaxis" est aussi le titre grec de l'Almageste de Ptolémée), sorte d'encyclopédie mécanique en 9 Livres au moins. Certaines des monographies qui la composaient étaient très peu mathématisées, d'autres l'étaient davantage. Héron s'en inspira pour rédiger ses propres traités sur les Pneumatiques, les Automates, les machines de jets … Il s'agissait donc, là aussi, de souligner des continuités et de tracer des filiations.
Figure 5:
Combinaison de machines simples … et moins simples.
Il
y a cinq machines simples selon les Anciens : le levier, la poulie, le
coin, le
treuil et la vis sans fin. Au Livre II de ses Mécaniques,
Héron d'Alexandrie a
étudié chacune d'elles. Ici il en
combine quatre — mais la poulie est remplacée par
un système de 5 poulies — et
se propose de mouvoir un poids (α) de 1000 talents.
Il suppose que γ
δ est
quintuple de δ
β, que
le
diamètre
du tambour κ est quatre fois celui de l'arbre
du treuil, θ, et que la manivelle, μ, a une longueur double du
diamètre du cylindre de la vis, λ. Il démontre qu'une
puissance de 5 talents seulement équilibrera (en
théorie !) le poids de 1000
talents. En augmentant si peu que ce soit le bras de la manivelle, on
pourra
donc mouvoir ledit poids avec une force de 5 talents. |
Celle
qui mène de Philon à Héron se retrouve
partiellement dans le domaine de la
géométrie. Nos deux auteurs ont
proposé l'un et l'autre des solutions au
célèbre problème de la duplication du
cube, ou plutôt, à la
généralisation
qu'en avait proposée Hippocrate de Chio, l'insertion de deux
droites moyennes
proportionnelles entre deux droites données. La question
devint en quelque
sorte le paradigme du problème de mécanique
mathématisée. Sa solution est en
effet requise pour la pratique des réductions ou
augmentation d'échelles entre
solides, qu'il s'agisse d'architecture ou de construction des machines. Dans le
même ordre d'idées
Philon avait
exercé ses talents sur une
Proposition (au moins) d'Euclide (I. 8) et en avait proposé
une démonstration
alternative. Celle-ci nous est parvenue grâce au commentaire
de Proclus (Ve
s.) au premier Livre des Éléments.
Mais il y a de bonnes raisons
de penser que ce dernier l'avait reprise à son
prédécesseur Héron. Là
encore,
il y a continuité dans la transmission du savoir et dans les
intentions.
Héron est en effet le plus ancien commentateur des Éléments connu de nous. Son texte a été utilisé de manière extensive par Proclus ainsi que par le commentateur persan an-Nayrîzî, grâce à qui nous voyons que Héron avait au moins commenté les huit premiers Livres. Les modifications qu'il propose pour certains sont telles que l'on peut même se demander s'il n'en avait pas fait une réédition. Contrairement à ce que suggérait Plutarque, "mécanicien" ne veut donc pas dire "artisan", plus ou moins marqué du sceau de l'infamie qui s'attache au "travailleur manuel". Dans le cas de Héron, promoteur de la mécanique comme science mathématique, cela signifie au contraire des références à l'histoire et à la philosophie et un travail savant sur les textes géométriques de la grande tradition hellénistique. Bref il faut être un lettré complet.
C'est la même recherche de synthèse que l'on trouve dans le seul traité de géométrie qui lui soit attribué de manière indiscutable, les Métriques, en trois Livres. De fait, tout un corpus d'ouvrages : Geometrica, Stereometrica, Géodésie, De Mensuris … , a été transmis sous son nom. Ils ont en commun d'être des recueils de problèmes, formulés de manière géométrique et accompagnés d'algorithmes de résolution sans justification (Voir Encart 2). Les Métriques procèdent un peu différemment. Héron y justifie géométriquement les procédures de calcul mises en œuvre dans les problèmes de type algorithmique, en combinant les deux démarches, démonstration et calculs. Cette méthode de justification géométrique sera essentielle pour les débuts de l'algèbre chez les mathématiciens d'expression arabe. Les Métriques restent toutefois un traité de géométrie car tout la structure du traité est commandée par la classification des figures, d'abord planes, puis solides. On ne pourra parler d'algèbre que lorsque le primat des équations sera reconnu. C'est ce que feront les savants arabes à partir du IXe siècle.
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