Figure 7 - Classement
systématique de toka
Photo : Marc Chemillier 2001
|
Nous avons développé un
programme informatique qui permet de calculer tous les tokan-tsikidy.
Par construction, un tableau est entièrement
déterminé par les seize coefficients de sa
matrice mère. Il y a donc exactement 2
16
= 65.536 tableaux
possibles, et il suffit de quelques secondes à un ordinateur
portable pour effectuer un parcours exhaustif de ces tableaux. De cette
manière, on peut montrer qu'il existe 15.751
tokan-tsikidy
(dans le système de points cardinaux
Antandroy). Ce calcul
montre également l'existence de certaines
impossibilités :
- trois figures du sud (
tareky,
asombola, alasady) ne peuvent
être toka ni en 11, ni en 15,
- quatre figures de l'ouest (
alakarabo,
alokola, alohotsy, alakaosy) ne
peuvent être toka ni en 9, ni en 13,
- de plus,
alohotsy
ne peut être
toka
en 10.
La plupart des devins connaissent ces impossibilités,
quoique cette connaissance, telle que nous avons pu
l'observée, ne procède pas d'un argument logique,
mais seulement d'un constat hérité de la
tradition. Celle-ci n'a jamais rapporté de cas où
les impossibilités seraient mises en défaut.
L'autre catégorie de tableaux
particuliers qui intéresse les devins concerne ceux,
appelés sikidy fohatse, qui sont définis par le
fait qu'
une
même figure est
répétée plus de huit fois à
l'intérieur du tableau. Des tableaux avec sept
répétitions ou moins peuvent aussi être
considérés
comme
fohatse,
mais le
chiffre huit
est un seuil sur le plan logique. En effet, à partir de huit
répétitions ou plus, certaines
impossibilités apparaissent. Notre programme informatique
montre qu'il est toujours possible de construire un tableau en
répétant exactement sept fois une figure
donnée, quelle que soit cette figure, mais qu'il est
impossible d'obtenir exactement huit répétitions
des figures suivantes :
alokola,
alikisy, alaimora, renilaza, alibiavo,
adalo, tareky. Pour certaines figures, on peut construire
un tableau
avec plus de huit répétitions, et dans certains
cas indiqués ci-après, la solution est de plus
unique :
16
asombola,
11
karija, 11
alimizanda, 11
alakarabo,
10
alakaosy,
9
tareky,
9
alimizanda,
9
adalo, 9
karija, 9
alokola,
8
alotsimay,
8
alohotsy,
8
alakaosy.
Les devins connaissent la plupart de ces configurations remarquables.
La catégorie des
sikidy
fohatse, qui semble très
utilisée par eux, est passé relativement
inaperçue dans les études sur le
sikidy.
Transposition
de la matrice mère
Dans leur recherche de
tokan-tsikidy,
les devins utilisent une opération bien connue en
mathématiques, appelée
transposition de matrice,
qui consiste à échanger les lignes et les
colonnes d'une matrice, à ceci près que
l'opération d'algèbre linéaire
consiste à faire l'inversion par rapport à la
première diagonale, alors que les devins malgaches la font
par rapport à la deuxième (la ligne du haut
devient la colonne de droite, et non de gauche - Voir
Vidéo 5). Comme le
système du
sikidy
fait jouer des rôles
quasi-symétriques aux lignes et aux colonnes de la matrice
mère, cette transformation a la
propriété de laisser globalement presque
invariant l'ensemble des figures apparaissant dans un tableau. Plus
précisément, si l'on échange les
lignes et les colonnes, on constate que les filles 9, 10, 11 sont
échangées avec les filles 13, 14, 15, et que la
colonne 12 est inchangée. Seule la colonne 16 est
susceptible de faire apparaître une nouvelle figure, non
présente dans le tableau initial. Ainsi, la transposition de
la matrice mère modifie au plus une figure dans un tableau
de
sikidy,
de telle sorte que si celui-ci était
toka au
départ, il y a de fortes chances pour qu'il le reste
après transposition (
Cf.
Encart 2). Cette opération
apparaît donc comme un moyen d'obtenir, dans de nombreux cas,
un nouveau
toka
à partir d'un
toka donné. Le
terme Antandroy qui sert à la désigner est
avaliky,
qui veut dire « inverser » dans le
dialecte du sud.
L'opération de transposition
apparaît d'elle-même quand on
s'intéresse aux tableaux
toka. Dans la
section
précédente, on a
énuméré des impossibilités,
pour certaines figures, d'être
toka dans certaines positions.
Si l'on regarde les positions obtenues, on constate qu'elles sont
liées entre elles par l'opération de
transposition. On a vu en effet que trois figures du sud ne peuvent
être
toka
ni en 11, ni en 15. Or la transposition de la
matrice mère a justement pour effet d'échanger 11
et 15. De même, quatre figures de l'ouest ne peuvent
être
toka
ni en 9, ni en 13, et de la même
manière, la transposition échange 9 et 13. Les
devins, qui connaissent ces impossibilités, n'ont pas
manqué de remarquer qu'elles se groupent par couples de
colonnes échangeables sous l'effet d'une transposition. En
revanche, la dernière impossibilité (
alohotsy
toka en 10)
est isolée, car la colonne 14
associée par transposition permet d'obtenir des
toka avec la
figure
alohotsy.
Ici, la dernière colonne 16 est
modifiée par l'opération de transposition.
Un autre cas intéressant
faisant intervenir l'opération de transposition est celui du
triple
toka.
Lors d'une séance de travail à
Majunga avec Jean-François Rabedimy, celui-ci nous a
montré un exemple de tableau trois fois
toka, en
conjecturant qu'il n'en existe qu'un seul de ce type (voir tableau 2).
Ce tableau est connu des devins, par exemple de Namdro, devin Antandroy
habitant Majunga.
Tableau 2
Tableau triple toka de Jean-François
Rabedimy
|
Le calcul par ordinateur a confirmé
l'intuition de Jean-François Rabedimy. En effet, la solution
est bien unique, mais cela n'est vrai qu'à
une transposition
près, c'est-à-dire qu'il existe
exactement deux matrices mère donnant un tableau trois fois
tokan, et
ces deux matrices sont transposées l'une de
l'autre. On notera d'ailleurs que la première ligne est
égale à la colonne de droite, et ceci est une
condition suffisante pour qu'un tableau reste
toka après
transposition.
Bibliographie
Ascher M., « Malagasy Sikidy: A Case in Ethnomathematics
»,
Historia
Mathematica, 24, 1997, p. 376-395.
Chemillier M., Jacquet D., Randrianary V., Zabalia M., «
L'art
des devins à Madagascar »,
Pour la science,
dossier n°
47 « Mathématiques exotiques », 2005, p.
90-95.
Chemillier M., Jacquet D., Randrianary V., Zabalia M., «
Aspects
mathématiques et cognitifs de la divination sikidy
à
Madagascar »,
L'Homme, 182, 2007, p. 7-40.
Chemillier M., « Mathématiques de tradition orale
»,
Mathématiques et sciences humaines, 178, 2007 (2), p. 11-40
(Texte au format pdf
ici).
Chemillier M., « Divination et rationalité
à
Madagascar », K. Chemla (éd.),
Actes du colloque
de
synthèse Histoire des savoirs, décembre 2007, p.
241-258 (Texte au format pdf
ici).
Chemillier M.,
Les Mathématiques naturelles, Paris, Odile
Jacob, 2007.
Chemillier M., « Les mathématiques dans
les
sociétés sans écriture »,
Tangente,
l'aventure mathématique, hors-série n° 33
«
Nombres, les nouveaux secrets », mai 2008, p. 6-9.
Chemillier M., « The development of mathematical knowledge in
traditional societies. A study of Malagasy divination », Paul
Dixon (ed.), special issue of
Human Evolution, vol. 24(4), 2009, p.
287-299.
Chemillier M., « Ethnomathematics », Nick
Thieberger (ed.),
The [Oxford] Handbook of Linguistic Fieldwork, chapter 12, Oxford
University Press [to appear, 2010].
Decary R.,
La
divination malgache par le sikidy, Librairie orientaliste
Paul Geuthner, 1970.
Rabedimy J.-F.,
Pratiques
de divination à Madagascar. Technique du Sikidy en pays
sakalava-menabe, ORSTOM, n°51, 1976.
Sadi R., « Configurations et probabilités
d'occurrence de
la figure unité en P15 en géomancie additive et en géomancie multiplicative », R. Jaulin,
Géomancie et Islam,
Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 37-46.