La divination sikidy à Madagascar


Marc Chemillier             




Encart 1 : Propriétés algébriques des tableaux

Extrait de l'article
Chemillier M., « Mathématiques de tradition orale », Mathématiques et sciences humaines, 178, 2007 (2), p. 11-40
 (Texte au format pdf ici).


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Définitions   -  Calcul de P10, P14, P12 -  Parité du nombre de graines en P12 - Résolution d’équations Pi(X) = z




Définitions


On note M la matrice mère (renin-sikidy).

a14   a13   a12   a11
a24   a23   a22   a21
a34   a33  a32    a31
a44   a43  a42    a41

Chaque élément aij vaut une ou deux graines.

On note Pi les seize positions du tableau obtenues, initiales et secondaires, pour i = 1, ..., 16, de la manière suivante :

- les huit premières P1 à P8 sont les colonnes et lignes de la matrice mère, partie supérieure du tableau

- les huit autres P9, P10, ..., P16 sont les colonnes secondaires défines par

P15 = P1 + P2 , P13 = P3 + P4 ; P11 = P5P6 ; P9 = P7 +P8  (filles de première génération)

P14 = P13 +P15 , P10 = P9 + P11  (filles de seconde génération)

P12 = P10 + P14 , P16 = P12 + P1 (filles de troisième génération)
 

Les Pi définissent des applications de l'ensemble des matrices (ℤ/2ℤ)16 dans celui des quadruplets (ℤ/2ℤ)4.
Par exemple, pour la matrice M notée ci-dessus, on a P1(M) = (a11, a21, a31, a41).


La parité des figures est donnée par le morphisme s de (ℤ/2ℤ)4 dans ℤ/2ℤ qui à un quadruplet associe la somme de ses éléments. On note 0 et 1 les éléments du groupe ℤ/2ℤ.  L'ensemble des figures avec un nombre impair de graines est alors s-1(1) , et l'ensemble des figures avec un nombre pair de graines est s-1(0), c'est-à-dire le noyau Ker(s) du morphisme s.


De ce point de vue, les règles de combinaison des princes et des esclaves :

mpanjaka + mpanjaka = mpanjaka,
mpanjaka + andevo = andevo,
andevo + andevo = mpanjaka

reviennent à décrire la table d'addition du groupe quotient (ℤ/2ℤ)4 / Ker(s).


Calcul de P10, P14, P12

La propriété fondamentale des applications Pi définissant les seize positions du tableau est que ce sont des morphismes du groupe des matrices (ℤ/2ℤ)16 dans celui des quadruplets (ℤ/2ℤ)4.

Le calcul des Pi donne lieu à diverses simplifications algébriques. Les rôles presque symétriques joués par les lignes et les colonnes conduisent naturellement à introduire la transposée tM d'une matrice M, obtenue en inversant les lignes et les colonnes (symétrie par rapport à la deuxième diagonale [1]).

On voit facilement que :

P10(M) = P14(tM),

et que :

P12(M) = P14(M + tM).

En effet, par associativité de l'opération de groupe, on peut écrire P14 = P1 + P2 + P3 + P4, soit la somme des quatre colonnes de la matrice mère. Les éléments de P14(M) sont donc les sommes des éléments des quatre lignes. En utilisant le morphisme s défini plus haut, et en posant sk = s(Pk(M)) pour les lignes et colonnes de la matrice mère, k ≤ 8, on obtient :

(1)  P14(M) = (s5, s6, s7, s8),

(2)  P10(M) = (s1, s2, s3, s4),

(3)  P12(M) = (s1 + s5, s2 + s6, s3 + s7, s4 + s8).

Le fait important concernant ces égalités, du point de vue anthropologique, est qu'elles permettent de calculer les filles de seconde et troisième génération P14, P10, P12 non plus à partir de celles de première génération P9, P11, P13, P15, mais en se référant directement à la matrice mère.
L'anthropologue Jean-François Rabedimy a décrit explicitement ces formules dans son livre, sous le nom de « nouveau système » [Rabedimy, 1976, p. 78]. Il affirme que certains devins les utilisent pour modifier l'ordre de construction des figures secondaires. Ainsi, au lieu de les calculer dans l'ordre de leur génération (celles de première génération, puis de deuxième génération, etc.), ils pourraient par un simple coup d'oeil sur la matrice mère calculer les filles P9 à P15 dans un ordre quelconque (par exemple, l'ordre dans lequel elles sont disposées de gauche à droite). Les expériences de calcul mental des filles que nous avons faites avec certains devins laissent penser qu’ils utilisent les égalités (1) et (2) pour calculer celles de seconde génération P14 et P10 sans calculer celles de première génération. En revanche, nous n’avons pas observé l’utilisation de l’égalité (3) plus sophistiquée (calcul de P12 à partir de la matrice mère).



Parité du nombre de graines en P12

Une propriété essentielle de tout tableau de sikidy est que la figure en position P12 a nécessairement un nombre pair de graines, c’est-à-dire que pour toute matrice M, on a :

s(P12(M)) = 0

Cela résulte du calcul suivant :




Tous les devins connaissent cette propriété, et ils l'utilisent comme un moyen de vérifier qu'ils ne se sont pas trompés dans la construction. Dans le langage des devins, un tableau ne peut être interprété que si la figure en position haky est un prince.




Résolution d’équations Pi(X) = z


Les devins s'intéressent beaucoup à la recherche de matrices mère permettant d’obtenir certaines figures dans certaines positions, ce qui revient à résoudre des équations du type :

Pi(X) = zX est la matrice cherchée, et z une figure donnée. Si M est une solution particulière, alors une matrice X est solution de l'équation si et seulement si X – M appartient à Ker(Pi).

L'ensemble des solutions est donc de la forme : M + Ker(Pi).

En particulier, le nombre de solutions est égal à card(Ker(Pi)).

L'ensemble des figures pouvant apparaître dans une colonne secondaire est soit le sous-groupe des figures paires (pour P12), soit le groupe tout entier (pour les autres) :

Im(P12) = Ker(s), Im(Pi) = (ℤ/2ℤ)4, avec 9 ≤ i ≤ 16 et i ≠ 12. Autrement dit, les morphismes sont surjectifs dans l’un de ces deux groupes. Cela est évident pour les colonnes de première et seconde génération.

Pour celles de troisième et quatrième génération, on a :

- pour P12, l'inclusion est assurée par la propriété de parité de P12 énoncée plus haut, et inversement, pour obtenir une figure avec une paire de graines en positions i et j, il suffit de prendre la matrice ayant un seul coefficient aij égal à 1 (et les autres égaux à 2), et pour obtenir une figure paire quelconque, il suffit de la décomposer en une, deux ou zéro figures avec une paire de graines,

- pour P16, il suffit de placer la figure voulue en P1 et de construire une matrice symétrique.

On en déduit que le nombre de tableaux ayant une figure donnée dans une colonne donnée est égal soit à 8.192 dans le cas de P12 (c’est-à-dire 65.536/8), soit à 4.096 pour les autres (c’est-à-dire 65.536/16).

Le calcul explicite des éléments de Ker(Pi), c'est-à-dire les matrices qui donnent l'élément neutre (2, 2, 2, 2) en position Pi, ne pose pas de problèmes pour i ≠ 12 et i ≠ 16.

Pour P12 et P16, ce calcul a été établi par Ramdane Sadi [1989, p. 41].

Pour calculer Ker(P12), notons d'abord que les matrices telles que tM = M sont des solutions. Ainsi, l’ensemble des matrices mère symétriques par rapport à la deuxième diagonale est un sous-groupe de Ker(P12). Les devins semblent conscients de cette propriété, car lorsqu’une matrice est symétrique, il peuvent calculer immédiatement la colonne P12, qui contient la figure neutre.
Dans le cas des matrices non symétriques, on remarque que toute matrice se décompose de façon unique en M = M D + M C, où M D est une matrice diagonale symétrique (tous les coefficients non diagonaux sont égaux à 2), et M C une matrice à diagonale nulle (tous les coefficients diagonaux sont égaux à 2). Comme P12(M D) est toujours nul, il en résulte que P12(M) est nul si et seulement si P12(MC) l'est aussi. Le problème se ramène donc au calcul des matrices de Ker(P12) à diagonale nulle.

 L'égalité (1) ci-dessus conduit à :

(s1 + s5) + (s2 + s6) + (s3 + s7) = s4 + s8.

Donc, pour un élément de Ker(P12), le fait que les quatre sommes s1 + s5, s2 + s6, s3 + s7, s4+ s8 soient égales à 2, équivaut à seulement trois équations.
Elles s’écrivent (les coefficients diagonaux sont supposés nuls) :

a14 + a13 + a12 + a21 + a31 + a41 = 2,

a24 + a23 + a32 + a42 = a21 + a12,

a34 + a43 = a32 + a31 + a23 + a13.

La résolution consiste à choisir successivement les coefficients de gauche des trois équations, ceux de droite étant déjà fixés par les choix précédents. Une fois ces choix faits, on est assuré que la somme des éléments placés en quatrième ligne et quatrième colonne est égale à 2. Pour compléter la matrice, il reste à choisir librement les quatre coefficients diagonaux.
Pour calculer Ker(P16), on note qu’il faut une figure paire en P1. Les équations sur les coefficients de la matrice mère se ramènent à :

a11 + a21 + a31 + a41 = 2,

a14 + a13 + a12 = 2,

a24 + a23 + a32 + a42 = a12,

a34 + a32 + a43 + a23 = a13.

Comme précédemment, on choisit les coefficients des membres gauche, ceux de droite étant déjà fixés.

L’étude des méthodes développées par les devins pour chercher des matrices permettant d’obtenir certaines figures dans certaines positions reste à l’heure actuelle un problème non résolu. L’approche algébrique basée sur le calcul des noyaux Ker(Pi) fournit le cadre de référence général. Mais la démarche des devins consiste vraisemblablement à restreindre le problème à des classes particulières de matrices.




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[1] En algèbre linéaire, la transposition d’une matrice se fait par rapport à la première diagonale (descendante de la gauche vers la droite). Nous changeons la convention habituelle pour tenir compte du fait qu’en géomancie, les lignes sont lues de droite à gauche, ce qui est une survivance de l’origine arabe de cette technique (et du fait que l’écriture arabe se lit de droite à gauche).


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