Les Nzakara et Zandé,
apparentés par leurs
langues, occupent un territoire réparti entre la
République centrafricaine, le Congo (ex-Zaïre) et
le Soudan. Ils formaient au XIXe siècle de
véritables royaumes, et les anciennes traditions musicales
nzakara et zandé semblent avoir été
largement tributaires de cette organisation politique originale.
Certains aspects de ces traditions, comme l’usage de la harpe
à cinq cordes, sont sans doute communs à toute
l’aire culturelle nzakara-zandé. Les
poètes-musiciens accompagnaient jadis leur chant
à l’aide de formules traditionnelles
jouées sur cet instrument. On peut admirer les beaux
exemplaires anciens conservés dans les musées,
qui sont ornés de magnifiques têtes
sculptées (voir la figure 1). Au-delà de ces
aspects généraux, il existait probablement des
traits spécifiques aux répertoires musicaux des
différents royaumes, mais les informations sont
insuffisantes pour permettre une étude comparative. Nous
avons effectué des recherches sur certaines formules de
harpe particulières en usage dans l’ancien royaume
Nzakara de la région de Bangassou, à
l’est de la République centrafricaine, qui ont
révélé des structures remarquables.
Parmi
les formules traditionnelles nzakara, il
existe un sous-ensemble
de formules qui ont la propriété remarquable
d'être des canons. La figure 3 montre la transcription de
certaines de ces formules. Les cinq lignes horizontales correspondent
aux cinq cordes de l'instrument. Les points indiquent quelles cordes
sont pincées pendant le déroulement de la
formule. Les cordes pincées par couples forment deux lignes
mélodiques superposées, l'une sur les trois
cordes aiguës et l'autre sur les trois cordes graves. On
constate qu'à quelques exceptions près, leurs
deux profils mélodiques sont identiques, mais
décalés dans le temps. Il s’agit donc
d’un canon,
dans un sens proche de celui de la musique occidentale. Les deux voix
canoniques sont matérialisées sur la
transcription par des lignes zigzagantes bleues et rouges. Notons que
ce tracé fait apparaître quelques «
erreurs », c’est-à-dire des exceptions
à la règle du canon indiquées par les
points sur la corde la plus grave qui sont extérieurs
à la ligne bleue. La distance
du canon est le nombre de couples qui séparent le
début de la voix grave de celui de la voix aiguë
(la distance a pour valeurs respectivement 6, 4 et 4 dans les trois
formules de la figure 3). Au décalage près de la
distance du canon, cette voix suit le même profil
mélodique, mais elle est transposée sur des
cordes plus graves, qui sont à un intervalle fixe
des cordes de la voix aiguë (la valeur de cet intervalle est
deux cordes).
Si l'on formalise
mathématiquement le problème de
la construction de tels canons, on constate la
propriété suivante :
il est impossible de fabriquer
une séquence de harpe qui soit un canon au sens strict
(c'est-à-dire sans aucune exception dans la reproduction par
une voix du profil mélodique de l'autre). Cette
impossibilité est une conséquence du fait que
l’on doit concilier deux contraintes incompatibles, une
contrainte « horizontale » qui est
imposée par l'identité des profils
mélodiques, et une contrainte « verticale
» qui interdit certains couples de cordes
simultanées. En effet, dans le répertoire nzakara
illustré par ces formules de harpe, les cordes qui sont
placées côte à côte sur
l’instrument ne sont jamais jouées ensemble, et il
en est de même pour les cordes extrêmes. Si
l’on dispose les cinq cordes de la harpe sur un cercle, en
joignant celles qui peuvent être pincées
simultanément, on obtient une figure
géométrique complète et
symétrique, en forme d’«
étoile » à cinq branches.
Figure 4
Les cinq cordes
disposées en cercle, et
l’étoile à cinq branches indiquant les
couples de cordes pincées simultanément.
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La structure de canon implique que dans une
formule de harpe, les
couples de cordes simultanées qui sont à une
distance donnée (celle du canon) satisfont une relation
particulière. Cette relation, qui assure globalement la
reproduction par la voix grave du profil mélodique de la
voix aiguë, s’exprime localement au niveau des
enchaînements d’un couple à un autre. La
corde la plus grave du deuxième couple doit être
à intervalle fixe de la corde la plus aiguë du
premier. Si l’on numérote 0, 1, 2, 3, 4 les cinq
couples de cordes jouées simultanément (en
commençant par le grave, c’est-à-dire
que 0 désigne le couple formé par la corde la
plus grave et la corde du milieu), la relation
d’enchaînement d’un couple à
un autre à distance du canon se traduit par un graphe (voir
la figure 5). Notons qu’on a rajouté une
flèche supplémentaire dans ce graphe (de 4 vers
0), qui ne correspond pas à la règle du canon.
Mais cet enchaînement est utilisé effectivement
par les musiciens nzakara dans leurs formules de harpe, et
c’est lui qui produit ce que nous avons appelé
plus haut des « erreurs »,
c’est-à-dire des points où la voix
grave ne suit pas la voix aiguë.
Figure 5
Graphe
d’enchaînement à
distance du canon pour les couples de cordes jouées
simultanément.
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L'analyse formelle du problème de la
construction des canons
montre qu'un canon comporte nécessairement certaines
erreurs. Cela résulte du fait que l’on doit
parcourir un cycle dans le graphe de la figure 5, et qu’un
tel cycle passe nécessairement par la flèche en
pointillée responsable d’une anomalie dans la
structure de canon (sauf si on utilise un cycle « trivial
» consistant à répéter
indéfiniment le même couple). Un raisonnement plus
détaillé permet de montrer que
le nombre minimal
d’erreurs dans un canon sans cycles triviaux est
égal au pgcd(n, p), où n est la longueur de la
séquence, et p la distance du canon. Les canons
nzakara ont toujours le nombre minimal d'erreurs (on peut le
vérifier facilement pour ceux de la figure 3, en comptant
les erreurs, sachant que les valeurs de
n sont
respectivement 30, 20 et
10, et celles de
p 6, 4 et 4).
L'analyse que nous venons de décrire
brièvement
ne tient pas compte de la manière dont les Nzakara se
représentent eux-mêmes leurs formules de harpe, et
lorsque nous parlons d'« interdiction » ou
d'« erreurs » dans la structure de canon, ces
termes n'ont évidemment qu'une valeur
métaphorique. Le problème est très
différent, en revanche, si l'on se place sur le plan
cognitif, c'est-à-dire sur celui des
représentations mentales autochtones. Les Nzakara
ignorent-ils les propriétés de ces formules, ou
bien sont-ils conscients de la structure de canon,
c'est-à-dire de l'identité des deux profils
mélodiques ? Nous ne pouvons répondre directement
à cette question, et dans un article de la revue
L'Homme, nous avons
exposé cette problématique, en soulignant les
difficultés qu'il y avait à ancrer dans la
réalité cognitive autochtone certaines analyses
abstraites. La plupart des études
d'ethnomathématique abordent les
propriétés formelles des systèmes
étudiés indépendamment des processus
mentaux effectivement mis en œuvre par ceux qui sont
à l’origine de ces systèmes.
L’une des principales raisons est que les études
sont menées
a
posteriori,
à partir de données de terrain recueillies en
dehors de toute préoccupation mathématique.
C’est le cas de notre étude des canons nzakara,
qui manque d’informations sur la manière dont les
musiciens de cette société se
représentent leurs propres formules instrumentales. Nous
avons proposé un faisceau d'indices, tirés de nos
travaux menés en collaboration avec l'ethnologue
Éric de Dampierre, spécialiste de la
société nzakara, qui pourraient expliquer
l'apparition de ces formules en canon. L’un des principaux
arguments en faveur de cette hypothèse est
l’utilisation par les Nzakara d’une plante
particulière dans le rituel des jumeaux. La
géométrie remarquable de cette plante, dont les
deux rangées de feuilles sont dans deux plans
perpendiculaires, et décalées l’une par
rapport à l’autre le long de la tige, explique
pourquoi elle intervient dans ce rituel. Il est donc possible que
l’intérêt des Nzakara pour la
géométrie de cette plante soit en relation avec
une intention supposé des musiciens de jouer des formules en
canon, c’est-à-dire ayant deux lignes
mélodiques décalées. Mais la question
est controversée, et l'ethnomusicologue Klaus-Peter Brenner
a publié un livre, dans lequel il rejette
l'hypothèse des canons, et développe
l'idée que sur le plan cognitif, les formules nzakara
doivent être analysées autrement.
Il est possible en effet d'analyser les
formules nzakara d'une manière totalement
différente, quoique logiquement équivalente. Si
l'on numérote tous les couples de cordes successifs dans les
formules de la figure 3 (en adoptant la numérotation de 0
à 4 ci-dessus), on fait alors apparaître une
structure « en escalier ». Par exemple, dans la
première formule, les six premiers couples 023010 sont
ensuite décalés d'une unité 134121, et
ainsi de suite, jusqu'à revenir à la succession
initiale (voir la figure 6). La structure en escalier consiste
à translater un motif initial autant de fois qu'il le faut
pour revenir au point de départ. On peut montrer que sous
certaines conditions,
cette
structure en escalier est logiquement équivalente
à la structure de canon. En effet, il est
facile de voir que si la numérotation des couples est celle
définie par le graphe de la figure 5, alors une formule en
escalier est nécessairement un canon (dont la distance est
la longueur du motif translaté). Inversement, si un canon
est construit en utilisant uniquement le cycle 0 → 1→
2→ 3→ 4→ 0 du graphe de la
figure 5 (sans cycles triviaux), alors il possède
nécessairement une structure en escalier. (Lire la
démonstration.)
Figure 6: Structure en escalier.
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La structure en escalier conduit
à mettre en évidence une
propriété supplémentaire remarquable
d'unicité concernant la plus courte des formules de la
figure 3 (c’est-à-dire la deuxième
figure 6). Ici, le motif translaté 01 ne contient que deux
couples et la translation est de 3 unités (modulo 5). On
peut alors se demander combien il est possible de fabriquer
de séquences de ce type à partir d'un motif ayant
seulement deux couples. Fixons le premier couple à 0, et
énumérons les valeurs possibles pour le second.
Si l'on prend 0, le motif translaté serait 00. On
obtiendrait alors une répétition de
couples, ce qui ne se produit jamais dans les formules du
répertoire nzakara. Si l'on prend 1, le résultat
est la formule de la figure 3. Si l'on prend 2, on remarque que la
formule obtenue n'est qu'une permutation circulaire de la
précédente. Si l'on prend 3, on obtient de
nouveau une répétition de couples 33. Enfin, si
l'on prend 4, on constate que la formule se scinde en deux (04321 est
répété deux fois). On voit que pour
les valeurs 0, 3, 4, la séquence obtenue est en quelque
sorte « dégénérée
» (répétition d'un couple, ou
répétition d'une séquence plus
courte), et que pour les autres valeurs 1 et 2, on obtient la
même séquence à une permutation
circulaire près. Finalement, la formule nzakara
apparaît comme
la
seule manière possible de fabriquer une séquence
en escalier à partir d'un motif ayant seulement deux
couples.