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"Les mathématiques naturelles" de Marc Chemillier

 Extrait de l'avant propos du livre Les mathématiques naturelles (Odile Jacob, 2007)

Marc Chemillier

Directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) - Email- Page web



    Il est d’usage d’appeler « langues naturelles » [1] la grande diversité de langues auxquelles l’évolution de l’espèce humaine a donné naissance tout autour de la planète depuis l’apparition de l’homme, et dont on sait qu’elle est menacée aujourd’hui au point que, des six mille langues parlées, plus de la moitié auront disparu au siècle prochain. Cette appellation a pris place au sein d’une opposition entre langues naturelles et langages formels. Les premières se rapportent à l’homme, les seconds aux ordinateurs, c’est-à-dire à des programmes ou séquences d’instructions exécutables mécaniquement.

    L’adjectif « formel » s’emploie également à propos des mathématiques. On parle de « mathématiques formelles » (ou « formalisées ») pour désigner une certaine manière d’exprimer des idées mathématiques à l’aide d’une notation spécifique soumise à une syntaxe rigoureuse dans le but d’éliminer autant que faire se peut toute trace d’ambiguïté [2]. À côté de ces mathématiques spécialisées, l’expression « mathématiques naturelles » qui apparaît dans l’intitulé de ce livre désigne une activité de l’homme en général, commune à tous les hommes, et dont on étudiera quelques manifestations en différentes régions du globe. Nous voyagerons donc dans de nombreuses cultures à la rencontre de gens qui, bien qu’experts dans leur société, ne font pas nécessairement usage de l’écriture.

    Ce livre invite à s’interroger sur la manière dont on pense et raisonne à l’autre bout du monde. L’étranger qui se trouve aux antipodes pense-t-il de la même manière que moi ? La logique est-elle universelle, ou existe-t-il d’autres manières de raisonner que l’on pourrait qualifier de « prélogique » ? Ce livre apporte quelques éléments de réponse pour une appréciation plus juste et mieux documentée de l’exercice de la pensée rationnelle sur cette planète.

    Le chapitre I, « Mathématiques sans écriture ? » revient plus en détails sur la question générale de la possibilité qu’existent et se développent des mathématiques hors du contexte de l’écriture, et sur le rôle de l’écriture et de la formalisation en mathématiques comme outil indispensable pour secourir, et dépasser l’intuition, lorsque celle-ci est confrontée à des paradoxes. Cet outil a aussi ses limites, comme on le rappellera. Aucune formalisation ne rend compte de l’intuition de façon absolument parfaite. L’axiomatisation est un processus qui fonctionne par essais et erreurs et qui est toujours susceptible d’être dépassé. Formaliser consiste, en effet, à poser dans un premier temps des axiomes de telle sorte qu’ils traduisent l’intuition de façon adéquate (par exemple, en postulant que « par deux points ne passe qu’une seule droite »). Puis on déduit à partir de ces axiomes certaines assertions en respectant les règles de la logique. Enfin on confronte les nouvelles assertions obtenues avec l’intuition, ce qui oblige généralement à revenir aux axiomes pour les modifier ou les étendre, en bouclant ainsi le processus rétroactif d’essais et erreurs. Ce chapitre reprend également la distinction fondamentale entre mathématiques analytiques et analogiques, en présentant le point de vue psychologique fondé sur la notion de représentation. Les psychologues s’intéressent aux relations entre représentations et conduites, plus précisément au fait que des représentations peuvent être accompagnées ou non de verbalisation. Ce point est essentiel pour l’enquête ethnographique, comme on le verra dans les chapitres suivants, car la mise en évidence d’un savoir traditionnel est rendue plus difficile lorsque celui-ci ne fait l’objet d’aucune verbalisation.

    Les chapitres II et III reprennent des thèmes classiques de l’ethnomathématique (dessins sur le sable, jeux de stratégie). Le premier présente des travaux de référence dans la discipline, de Marcia Asher et Paulus Gerdes notamment, qui ont analysé les propriétés des dessins sur le sable en termes de graphes eulériens. On s’efforcera de mettre en relation les propriétés formelles observées avec les connaissances autochtones réelles, telles qu’on peut les reconstituer a posteriori, mais cet effort se heurtera au fait que de tels travaux s’appuient sur des données ethnographiques rassemblées autrefois en dehors de préoccupations mathématiques. Le chapitre suivant consacré à l’awélé aborde la question de la verbalisation et des raisonnements associés à des savoirs mathématiques dans les sociétés de tradition orale. Il décrira certains travaux de psychologie interculturelle menés par Jean Retschitzki pour recueillir sur le terrain les raisonnements des joueurs sur leur pratique.

    Les chapitres IV et V explorent le domaine de la musique, qui a été encore peu étudié en ethnomathématique. Le lien entre mathématiques et musique est attesté par une longue tradition dans la civilisation occidentale : le but de ces chapitres est de montrer que ce lien peut également être envisagé dans le contexte de sociétés de tradition orale. On étudiera dans un premier temps les rythmes pratiqués en Afrique centrale, qui ont des propriétés d’asymétrie très remarquables. Puis on s’intéressera à de petites séquences jouées sur la harpe chez les Nzakara de République centrafricaine, qui ont la particularité surprenante d’être des canons à deux voix. La question fondamentale qui parcourt ce livre, à savoir mettre en relation des propriétés formelles avec les processus cognitifs censés en être la cause, se pose ici d’une manière exemplaire, car les structures formelles mises en évidence sont susceptibles de « métamorphoses logiques ». En effet, l’analyse des formules de harpe en canon peut être menée de deux manières très différentes dans leur énonciation, mais logiquement équivalentes. La question se pose alors de savoir laquelle des deux analyses est la plus pertinente dans le mode de pensée autochtone, à supposer que l’une des deux le soit, ce que les données ethnographiques ne permettent pas véritablement d’affirmer en l’état actuel de nos connaissances.

    Les chapitres VI et VII consacrés à la divination, qui terminent le livre, présentent le résultat des recherches que nous effectuons depuis quelques années sur la géomancie malgache, dans le cadre d’un programme pluridisciplinaire associant l’anthropologie, la psychologie cognitive et l’informatique. La particularité de cette recherche est de mener conjointement l’analyse mathématique et l’enquête de terrain. En ce sens, elle tente d’apporter une réponse aux questions soulevées tout au long des précédents chapitres, concernant la mise en relation de propriétés formelles avec des processus cognitifs réellement attestés.

    Le mouvement général du livre s’efforce ainsi de montrer le rôle crucial que doit jouer l’enquête de terrain dans la recherche en ethnomathématique, et surtout, la nécessité de développer des méthodes nouvelles pour conduire de telles enquêtes, afin de parvenir à extraire le contenu proprement mathématique de certains savoirs traditionnels. À ce titre, le dernier chapitre sera en quelque sorte l’aboutissement de ce mouvement, en décrivant les difficultés, et parfois les réussites, d’une véritable expérience que nous avons menée « d’enquête ethnomathématique » sur le terrain.

 

1  L'expression est utilisée par Rousseau dans cette célèbre citation : « On a long-temps cherché s'il y avait une langue naturelle et commune à tous les hommes », in Rousseau, Jean-Jacques, Émile, ou de l'éducation, Livre premier, Paris, Dupont, 1823, p. 69 (édition ancienne numérisée disponible en ligne).

2 Dont les travaux du groupe de mathématiciens réunis sous le pseudonyme collectif Nicolas Bourbaki représentent une forme d’achèvement.