Bernard Vitrac
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Nous ne savons rien des années de formation d'Euclide et il y a fort à parier qu'il en était de même pour ses commentateurs de l'Antiquité tardive. Toutefois Proclus de Lycie (†485), lorsqu'il rédige l'introduction à son commentaire au premier Livre des Éléments, affirme sans hésitation qu'Euclide était platonicien. Disposait-il d'informations aujourd'hui perdues ? C'est fort peu probable. Il en veut simplement pour preuve que les Éléments s'achèvent par la construction des figures dites platoniciennes.
Reconnaissons à Proclus qu'il a raison sur un point : il y a bel et bien un point de contact entre Platon et Euclide, plus précisément entre la cosmologie platonicienne et la fin du Livre XIII des Éléments. Dans son dialogue Timée, composé dans les années 360-355, Platon décrit un Démiurge qui construit le corps du Monde, et notamment celui des quatre éléments fondamentaux qui le compose (Feu, Air, Eau, Terre) à l'aide des solides réguliers : la pyramide pour le Feu, l'octaèdre pour l'Air, l'icosaèdre pour l'Eau, le cube pour la Terre. Il ajoute qu'il existe une cinquième figure que le Démiurge a utilisé pour dessiner l'esquisse de l'Univers. Il s'agit du dodécaèdre, mais Platon ne le nomme pas. Or, dans les Propositions XIII. 13-17, Euclide construit (et circonscrit par une sphère) chacun de ces solides. Dans l'ultime Proposition du traité (XIII. 18) il compare ces cinq figures quant à leurs arêtes. Tel est le point de contact entre ces deux auteurs. La dénomination traditionnelle de « figures platoniciennes » accolée aux cinq polyèdres tient évidemment à la grande renommée qu'acquirent, dès l'Antiquité, Platon et son Timée.
Figure 1: Les 5 solides de Platon
Tétraèdre régulier
Octaèdre régulier
Icosaèdre régulier
Cube
Dodécaèdre régulier
Mais la déduction qu'en tire Proclus quant à l'appartenance philosophique d'Euclide est un peu incertaine et ce pour deux raisons.
1. Indépendamment de toute obédience philosophique, les cinq solides réguliers ont un intérêt évident pour tout géomètre. Comme Proclus le précise plus loin, ces polyèdres ont une propriété très remarquable : alors qu'il est possible d'inscrire, dans un cercle, une infinité de polygones équiangles et équilatéraux, il n'existe que cinq solides réguliers inscriptibles dans la sphère. Autre manière de le dire : la sphère, à la différence du cercle, ne se laisse pas diviser d'une infinité de manières en portions congruentes, mais de cinq façons seulement (Encart 1 : le théorème de limitation et les "patrons" des cinq solides). Et pourtant la sphère est l'analogue solide du cercle, deux figures contenues par une seule limite.
2. Proclus avait déjà mentionné ces polyèdres quand il décrivait la généalogie (très spéculative) des Éléments. Il affirmait alors :
« … Pythagore transforma l'étude de la géométrie en un schéma d'éducation libérale …; et c'est lui alors qui découvrit l'étude des irrationnelles et la construction des figures cosmiques ».
Si donc c'était Pythagore qui avait découvert la construction des cinq solides réguliers, il se pourrait qu'Euclide soit, non pas un platonicien, mais un pythagoricien !
En fait l'assertion relative à Pythagore, que Proclus reprend pour ainsi dire mot à mot au très imaginatif Jamblique, appartient à la tradition (pseudo) historique des pères fondateurs. Son objectif est double :
• En lui attribuant « un schéma d'éducation libérale » il s'agit de lui rapporter de manière totalement anachronique la mise au point du système quadripartite de description des sciences mathématiques (le "quadrivium") élaboré au début du IVe siècle avant J. C.
• Quant à ses prétendues contributions à l'étude des irrationnelles et à celle des polyèdres réguliers, elles sont introduites pour suggérer qu'une grande partie des Eléments, et notamment ces deux achèvements remarquables que constituent les Livres X et XIII étaient déjà esquissés par Pythagore.
En fait, ces affabulations ont elles-mêmes une motivation à chercher, non plus du côté de l'histoire de la géométrie, mais dans celle de la philosophie. Beaucoup d'auteurs de l'Antiquité tardive prétendent en effet que Platon est un (fidèle) disciple de Pythagore. Déjà à l'époque hellénistique certains, moins charitables, affirmaient que le maître de l'Académie était un plagiaire, qu'il s'était procuré l'ouvrage du pythagoricien Philolaos intitulé De la nature, duquel il avait tiré le Timée, contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Au départ de ces extravagantes affirmations il y a le fait que le personnage principal du dialogue mis en scène par Platon est un certain Timée de Locres, présenté comme un savant de Grande-Grèce. Nous ne savons rien de lui, ni s'il s'agissait d'un Pythagoricien du Ve siècle (la scène est censée prendre place dans les années 430-420); ni s'il était un simple personnage littéraire créé par Platon. Reste que bon nombre d'auteurs anciens (et moins anciens) ont crû ou voulu croire que la cosmologie platonicienne n'était qu'une reprise d'une ancienne doctrine pythagoricienne. A un certain moment de l'époque hellénistique, un faussaire a même rédigé un traité Sur la nature du cosmos et de l'âme attribué à ce Timée de Locres, lequel n'est en fait qu'un résumé du dialogue de Platon ! Beaucoup, dont Jamblique, ne virent pas la supercherie.
Comme dans beaucoup des questions que nous avons évoquées jusqu'ici, nous ne saurons sans doute jamais quel a été précisément le contexte des premières recherches sur les solides réguliers, si tant est qu'une telle question ait un sens. Par exemple, qui a découvert le cube ? D'autres témoignages, à peine plus précis mais un peu plus crédibles, permettent cependant de connaître celui qui a été probablement responsable de la constitution d'un domaine d'études spécifiques concernant les polyèdres. Il s'agit de Théétète d'Athènes (†369), l'ami de Platon et disciple de Théodore. Il est présenté comme le premier à avoir composé un écrit consacré aux cinq figures solides régulières. Bien entendu cet ouvrage est perdu depuis longtemps. Sans doute est-ce l'une des sources mathématiques que le Timée exploite, même si Théétète n'y est pas cité.
Certains historiens pensent que le travail de Théétète en question a également été repris par Euclide et qu'il constitue la substance du Livre XIII des Éléments. Cela n'a rien d'impossible, mais nous n'avons pas les moyens de le confirmer ou de l'infirmer. Il y a différentes façons de traiter des polyèdres. Même en se limitant au seul problème de leur construction, on peut envisager deux approches au moins :
• On construit successivement chacune des cinq figures, puis on montre qu'elles sont susceptibles d'être circonscrites par une sphère. C'est le cheminement du Livre XIII.
• On se donne une sphère et l'on cherche à déterminer, sur sa surface, les points qui seront les sommets de chacun des polyèdres. Telle est la voie suivie par Pappus dans le Livre III de sa Collection mathématique.
Du point de vue technique les deux démarches sont assez différentes. Pour s'en convaincre il suffit de comparer les constructions du même polyèdre par Euclide et Pappus (Voir Encart 2). Même si nous admettions, à titre d'hypothèse, que Platon s'est inspiré de Théétète, nous ne pourrions pas déterminer la démarche de ce dernier. L'auteur du Timée, en effet, ne donne aucun détail relatif aux constructions. Le dialogue montre que Platon avait une certaine idée de la notion de solide régulier et savait qu'il n'y en a que cinq. Il en décrit la constitution globale (nature et nombres des faces et des angles solides, voir Tableau), mais il s'agit d'un exposé cosmologique, pas d'un manuel de géométrie.
Solide |
Nombre et nature des faces |
Nombre des sommets |
Élément |
Tétraèdre |
4 faces triangulaires équilatérales |
4 |
Feu |
Octaèdre |
8 faces triangulaires équilatérales |
6 |
Air |
Icosaèdre |
20 faces triangulaires équilatérales |
12 |
Eau |
Cube |
6 faces carrées |
8 |
Terre |
Dodécaèdre |
12 faces pentagonales |
20 |
— |
Platon préfère mettre l'accent sur la modélisation géométrique des éléments simples que lui fournissent ces figures. Il souligne aussi la possibilité qu'elles offrent d'expliquer certaines transformations physiques élémentaires (voir Encart 3 ci-dessous).
L'influence du Timée, de ses commentateurs mais aussi de ses critiques, notamment Aristote, a été formidable, comparable en cela à celle des Éléments. C'est l'un des textes fondamentaux de l'École néoplatonicienne dans l'Antiquité tardive.
Encart 3 : Platon et les polyèdres |
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L'association élément—polyèdre régulier est essentiellement utilisée par Platon pour rendre compte — par décomposition / re-composition des figures solides à partir de leurs faces — des transformations mutuelles de trois des quatre éléments (Feu, Air, Eau) observables dans le monde physique, précisément parce que les solides associés sont composés à partir du même triangle équilatéral. |
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1 Air = 2 Feu (8 = 4 + 4) |
1 Eau = 2 Air + 1 Feu (20 = 4 + 2 x 8) |
L'élément Terre échappe à ces transmutations à cause du mode de composition différent du cube à partir de ses faces. |
Figure 2 - Ostrakon d'Eléphantine (IIIe siècle avant notre ère)
Hormis les fragments de papyri, très limités, en ce qui concerne la géométrie, nos sources sont pour l'essentiel des traités conservés par des manuscrits recopiés à intervalles réguliers dont la plupart, en ce qui concerne les sciences, ne remontent pas au-delà du IX e siècle de notre ère. Ce fragment est donc le plus ancien document mathématique antique. Le texte porte sur la construction de l'icosaèdre (Cf. Eucl., Él., XIII, 16), l'un des deux polyèdres réguliers "complexes".
Au Moyen-Âge les auteurs chrétiens n'ont pas manqué de comparer sa cosmogonie avec le récit de la Genèse, de jouer Platon contre Aristote et son "abominable" thèse de l'éternité du Monde, contraire aux Écritures. A la Renaissance, on retiendra la leçon platonicienne : il faut rechercher des régularités de type mathématique pour rendre compte de l'ordre et de la structure du Monde. On pense en particulier à Johannes Képler. Un tel succès a sans doute joué un rôle dans le maintien d'un intérêt constant pour la théorie mathématique des solides réguliers, bien au-delà du cercle des seuls spécialistes.
Les géomètres ne pouvaient pas rester indifférents à un tel engouement et ladite théorie est devenue un classique du genre. En jouant quelque peu sur les mots, on peut dire que cela n'a pas été sans influence sur la "fin" des Éléments. Revenons sur l'ultime Proposition du traité, XIII. 18. Elle demande en effet d'exhiber les côtés des cinq figures, et de les comparer les uns aux autres. Elle établit que l'ordre décroissant de leurs arêtes est l'ordre dans lequel Euclide les a construits dans les Propositions XIII. 13-17 (voir Encart 4 ci-dessous).
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En fait les choses sont un peu plus compliquées car le texte de XIII. 18 a subi diverses altérations et ajouts :
• L'un, tout à la fin de la démonstration, précise un peu maladroitement qu'en dehors des cinq solides précédemment étudiés, il ne sera construit aucune autre figure contenue par des figures planes équilatérales et équiangles égales entre elles. En fait il faut ajouter une condition supplémentaire comme l'inscriptibilité dans une sphère, tacitement postulée par l'auteur. Quoique ce théorème de limitation fût connu avant Euclide, il se pourrait bien que cette portion de texte soit inauthentique.
• Le second ajout, indiscutablement apocryphe, cherche à préciser davantage la série d'inégalités établies dans XIII. 18 en déterminants les rapports (an : am) quand cela est possible. Avec des écritures modernisées, son auteur énonce :
(a4)2 = 2(a6)2; (a4)2 = 4/3 (a8)2; (a8)2 = 3/2 (a6)2;
Pour a20, a12 il se contente de rappeler qu'il s'agit de droites irrationnelles (ceci avait été démontré dans XIII. 16-17), autrement dit sans rapport numériquement exprimable, ni entre elles, ni avec les 3 autres.
En ce qui concerne la comparaison de leurs arêtes avec le diamètre de la sphère circonscrite, les cinq figures se répartissent donc en deux familles : trois solides "simples" (pyramide, cube, octaèdre) et deux nettement plus complexes, l'icosaèdre et le dodécaèdre. Cela était d'ailleurs perceptible dès leurs constructions respectives. Cela dit, cet ajout, à cause de son caractère partiel, réclame à son tour d'autres développements, même en se limitant aux 3 polyèdres "simples".
Ainsi, puisqu'il a été montré que (a4)2 = 4/3 (a8)2, il est facile d'en déduire que le rapport du triangle équilatéral constituant la pyramide régulière à celui constituant l'octaèdre est aussi le rapport de 4 à 3. En multipliant par les nombres respectifs de faces (4 et 8), on en déduit que la surface de ladite pyramide à celle de l'octaèdre est comme 2 à 3. A partir de là, des questions naturelles se posent comme : comparer les solides réguliers quant à leurs surfaces, à leurs volumes, et pas seulement quant à leurs arêtes. Le cas de l'icosaèdre et du dodécaèdre, à cause des irrationnelles, est plus stimulant encore.
Hypsiclès d'Alexandrie nous informe que le mathématicien Aristée avait composé un texte intitulé Sur la comparaison des cinq figures. Il est perdu. L'auteur était sans doute un prédécesseur immédiat ou un contemporain d'Euclide, donc postérieur à Théétète. Le seul renseignement précis que nous ayons est que son étude contenait le beau résultat suivant :
« Le même cercle circonscrit à la fois le pentagone du dodécaèdre et le triangle de l'icosaèdre, ceux qui sont inscrits dans la même sphère ».
De là, par décomposition en pyramides, on déduit aisément que pour un dodécaèdre et un icosaèdre inscrits dans la même sphère, le rapport de leurs surfaces est le même que celui de leurs volumes (Voir Encart 5 ci-dessous).
Encart 5: Décompositions |
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Décomposition de l'icosaèdre en 20 pyramides
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Décomposition du dodécaèdre en 12 pyramides
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En notations modernisées : S12 : S20 :: V12 : V20. |
Hypsiclès précise que ceci avait été démontré aussi par Apollonius de Pergè, l'auteur des Coniques, dans le traité qu'il avait consacré à la comparaison des deux seuls solides complexes. On lui doit sans doute la détermination dudit rapport en termes de segments de droites, à savoir celui de l'arête du cube à celle de l'icosaèdre. En notations modernisées : S12 : S20 :: V12 : V20 :: a6 : a20.
Hypsiclès, à son tour, reprit la même comparaison et en proposa une autre description, en termes de section en extrême et moyenne raison (Voir Encart 7). Son traité eut d'abord une transmission indépendante. Puis, dans certains manuscrits grecs, on le copia à la suite des Éléments et il devint ce qu'on appelle communément le Livre XIV.
L'histoire de la "fin" des Éléments ne s'arrêta pas là. Il y a en effet d'autres façons de mettre en évidence que les cinq solides réguliers constituent une famille. Si nous reprenons le tableau 1 (v. supra, p. 00), pour considérer ensemble, par exemple, l'icosaèdre et le dodécaèdre, nous constatons que l'un a autant de sommets que l'autre possède de faces et réciproquement. Et puisque chacun de ces polyèdres a des faces égales, les centres de ces faces sont équidistants du centre de la sphère et, clairement, ils seront situés sur la sphère inscrite dans ledit polyèdre, sphère qu'ils diviseront en portions congruentes. Autrement dit, si l'on joint les centres des faces d'un icosaèdre, on obtient un dodécaèdre inscrit; si l'on joint les centres des faces d'un dodécaèdre, on obtient un icosaèdre inscrit (voir Encart 6 ci-dessous). On dit que de tels polyèdres sont en dualité. Le lecteur vérifiera facilement qu'il en est de même pour le cube et l'octaèdre. Le tétraèdre est son propre dual.
Encart 6: Polyèdres duaux |
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Dodécaèdre inscrit dans un icosaèdre |
Icosaèdre inscrit dans un dodécaèdre |
Encart 7: « Section en extrême et moyenne raison » |
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Sans prononcer le nom de "dual" les Anciens se sont intéressés aux relations d'inscription et de circonscription mutuelle des solides réguliers. On en trouve quelques exemples dans la première partie d'un traité, composé dans l'Antiquité tardive en les réunissant avec d'autres considérations simples sur les polyèdres et leurs angles solides. Ce texte, anonyme, est devenu le Livre XV des Éléments. Et nous pourrions poursuivre cette histoire au-delà de l'Antiquité car les savants d'expression arabe, puis les auteurs de la Renaissance, ont continué d'ajouter des résultats sur ces figures, si peu nombreuses mais si fascinantes, à la fin de leurs propres versions des Éléments.
En beaucoup d'occasions les anciens Grecs privilégiaient le raisonnement par oppositions polaires. Aristote, déjà, rapporte une table dite des opposés, selon lui d'origine pythagoricienne, dans laquelle dix couples sont enregistrés :
Limite / Illimité,
Impair / Pair;
Un / Multiple
…
Lumière / Obscurité,
Bon / Mauvais …
Plus tard d'autres listes inclurent :
Égal / Inégal;
Exprimable / Inexprimable;
Semblable / Dissemblable;
Ordonné / Désordonné …
Dans chaque cas un des termes est "bon", l'autre est "mauvais" et l'on peut concevoir des exemples mathématiques pour plusieurs d'entre eux. Qu'en est-il de la régularité ? Naïvement, on peut penser que la régularité l'emporte sur l'irrégularité. Mais est-il possible de donner un statut mathématique à cette opposition, en particulier en ce qui concerne les figures géométriques, lequel et pourquoi ? Deux motivations semblent avoir joué un rôle dans cette affaire.
La première réside dans la découverte d'une autre famille, constituée de treize solides, contenus par des faces certes équilatérales et équiangles, pas nécessairement toutes de même espèce, mais celles qui sont d'une même espèce sont égales entre elles. On suppose en outre que ces solides sont inscriptibles dans une sphère. D'où, par exemple, un cuboctaèdre, contenu par 8 triangles équilatéraux et six carrés (Iconographie). De tels polyèdres sont dits "semi-réguliers" par les Modernes. Mais les (rares) Anciens qui en parlent les désignent tout simplement du nom de leur inventeur : Archimède. Ainsi se constitue une opposition entre deux familles : d'une part les cinq solides dits de Platon, d'autre part les treize d'Archimède, dont Pappus nous a conservé la liste et la description. Et les premiers sont explicitement qualifiés de "réguliers" (le mot grec utilisé "tetagmena" signifie plutôt "ordonnés") parce que ceux d'Archimède sont non homogènes quant à la nature de leurs faces et donc, par conséquent, quant aux angles solides qu'ils possèdent. On voit que la découverte d'Archimède a contraint à préciser ce qui caractérisait les cinq figures platoniciennes et à distinguer, sinon des degrés, du moins un summum de la régularité.
Figure 3 - Les 13 polyèdres semi-réguliers d'Archimède d'après l'Harmonie du Monde de J. Képler
L'autre intérêt pour les figures régulières prend sa source dans les travaux du géomètre Zénodore. Nous ne savons à peu près rien de lui sauf qu'il rédigea un traité intitulé Sur les figures isopérimétriques qui contenait (entre autres) les deux résultats suggestifs suivants :
1. Entre deux polygones isopérimétriques (= ayant des périmètres égaux) réguliers, celui qui a davantage de côtés est plus grand (en surface) que celui qui en a moins.
2. Entre deux polygones isopérimétriques ayant le même nombre de côtés, l'un régulier, l'autre non, le régulier est plus grand que le non-régulier (Voir Encart 8 ci-dessous).
Encart 8: Figures isopérimétriques |
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A partir de là Zénodore en déduisait 3. que parmi les figures planes ayant un périmètre donné, celle qui contient la surface la plus grande est le cercle.
Bien évidemment le résultat 2. justifie l'intérêt que l'on porte aux figures régulières à l'aide d'un critère strictement mathématique, à savoir une propriété de maxima. Le résultat 3. fut appliqué analogiquement aux solides, soit par Zénodore, soit par ses successeurs. Autrement dit : 4. Parmi les figures solides ayant une surface donnée, celle qui contient le volume le plus grand est la sphère.
Fonder rigoureusement la propriété maximale de la sphère était certainement hors de portée des Anciens. Mais, du moins, entreprirent-ils de comparer, entre eux, les volumes des figures régulières puis ceux-ci avec celui de la sphère quand on les suppose isépiphanes (= avoir la même surface). Pappus nous a conservé ce travail dans la dernière partie du Livre V de sa Collection. Peut-être la question était-elle déjà abordée dans les traités d'Aristée ou de Zénodore. A moins que ce ne soit une (autre) contribution d'Archimède. Quoi qu'il en soit, le résultat obtenu pour les solides est analogue à ce qui s'observe dans le cas des figures planes : si les figures dites platoniciennes sont supposées isépiphanes, l'ordre croissant des volumes est celui du nombre des faces : tétraèdre, hexaèdre (noms savants de la pyramide régulière et du cube), octaèdre, dodécaèdre, icosaèdre. D'où, par "extrapolation", la propriété maximale de la sphère.
Une raison un peu particulière fait que nous connaissons ces travaux avec quelques détails. Depuis le Timée de Platon et même avant, on attribuait au cosmos, pris dans son ensemble, une forme sphérique. Un certain nombre d'arguments essayent de justifier cette thèse. Pour l'essentiel il s'agit d'arguments de convenance, autrement dit, le cosmos est sphérique car c'est la forme qui lui convient. Par exemple : à l'être le plus parfait, le cosmos correspond la figure la plus parfaite, la sphère. Dans le préambule de son Almageste, somme de la codification du savoir astronomique des Anciens, Claude Ptolémée (IIe siècle) explicite les principes cosmologiques qu'il admet : quels sont les astres au repos, lesquels sont en mouvement … Lui aussi pose que le cosmos est, globalement, de forme sphérique. Pour justifier cette hypothèse il avance un certain nombre de justifications astronomiques basées sur des observations et, pour faire bonne mesure, il ajoute certains arguments de convenance, dont l'argument "isopérimétrique" : puisque la sphère est le solide de surface donnée qui englobe le plus grand volume, il convient qu'elle soit la forme du cosmos qui contient toutes choses !
Et c'est précisément pour commenter cette remarque de Ptolémée que ses exégètes, notamment Pappus et Théon d'Alexandrie, nous ont conservé des portions importantes de travaux sur les figures isopérimétriques et isépiphanes. Cette thématique contribua, elle aussi, au maintien d'un intérêt pour les polyèdres, au-delà du cercle des seuls mathématiciens. Comme la découverte des 13 solides d'Archimède, elle conforta les anciens géomètres dans l'idée qu'il fallait privilégier l'étude des figures régulières. Un Moderne jugera sans doute qu'elles sont trop particulières. Mais les Grecs leur accorderont une place éminente. En un certain sens leur géométrie des solides atteint rarement un haut degré de généralité. Elle privilégie les figures régulières, la sphère (y compris dans la sous-spécialité appelée "sphérique") et les principales figures de révolution (cône, cylindre, conoïde, sphéroïde, tore …). Elle a très peu à dire sur les solides en général, sauf en termes de théorie des proportions, comme dans le Livre V, mais cette fois la généralité est justement atteinte en faisant abstraction de la notion de dimension.