Bernard Vitrac
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Encarts
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« Alors qu'il se livrait au commerce maritime, Hippocrate de Chio perdit tous ses biens à la suite d'une attaque-surprise de la part de pirates. Il se rendit à Athènes pour porter plainte contre ces pirates. A cause de la durée du procès, il passa un long moment à Athènes et fréquenta les philosophes. A la suite de quoi il devint un tel géomètre qu'il entreprit de trouver la quadrature du cercle. Il ne la découvrit pas, mais, ayant quarré la lunule, il crut faussement qu'il pourrait, à partir de là, quarrer le cercle ».
Vue générale de l'Acropole d'AthènesTel est le récit transmis par Jean Philopon, infatigable commentateur d'Aristote, au VIe siècle de notre ère. L'épisode, s'il est réel, eut lieu près d'un millénaire plus tôt, vers 440 avant J.C., alors que Périclès était stratège d'Athènes. Celui-ci fut élu à cette haute fonction militaire et politique quinze fois de suite, de 443 jusqu'à sa mort en 428. La tradition avait sans doute enrichi ou déformé des faits aussi anciens car Aristote lui-même rapporte une version sensiblement différente : « Hippocrate, éminent géomètre s'il en fût, était, semble-t-il, niais et stupide pour tout le reste. On raconte qu'à cause de sa naïveté, il s'était fait escroquer d'une forte somme d'argent par les percepteurs de la taxe du cinquantième à Byzance, au cours d'un voyage maritime ».
Le trait quelque peu cruel brode sur le thème, depuis très convenu, de la distraction ou de l'inadaptation sociale des mathématiciens. Sans doute Aristote voulait-il opposer Hippocrate et Thalès de Milet. Ce dernier, dans la tradition pseudo historique des anciens Grecs, occupait la place de premier philosophe, premier géomètre et astronome. Le Stagirite [1] explique comment le Milésien avait pu s'enrichir en prévoyant une abondante récolte d'olives et en louant, à l'avance et à bas prix, tous les pressoirs de Milet et de Chio. Même si tel n'est pas le but de la recherche de la Sagesse (philo-sophie), Thalès, grâce à son savoir astronomique, avait mis en évidence la puissance économique du monopole. L'exemple illustre donc la conception aristotélicienne du savoir, opposée à celle de Platon. Pour Aristote, il y a continuité entre les recherches théoriques et la sagesse pratique. Par contraste, Hippocrate est dépeint comme un niais.
Pour ces premiers historiens des sciences que sont les aristotéliciens, la morale de l'anecdote est sans doute que l'époque d'Hippocrate — la seconde moitié du Ve siècle — voit l'émergence de "spécialistes", par exemple des géomètres qui, contrairement aux figures choisies comme pères fondateurs (Thalès, Anaximandre, Pythagore …) ne sont plus des philosophes universels. De fait la période est celle des premiers développements de la littérature technique en prose : écrits philosophiques d'Anaxagore et de Zénon d'Élée, Histoires d'Hérodote, premiers traités de rhétorique, d'urbanisme ou de sculpture, de médecine … Auparavant, à l'exception des codes de lois, ce que l'on jugeait digne de rendre public et d'immortaliser était confié pour l'essentiel à la poésie, même en philosophie (Héraclite, Parménide, Empédocle …). Et précisément, un autre commentateur de l'Antiquité tardive, Proclus de Lycie, affirme qu'Hippocrate fut le premier à réunir et publier des Éléments de géométrie. Le genre connut ensuite un succès phénoménal, notamment grâce à Euclide et ses successeurs.
Le récit de Philopon apporte plusieurs assertions peut-être étranges, en tout cas intéressantes. Hippocrate devint géomètre (ou bon géomètre) à Athènes à cause de la durée de son procès. Auparavant il était marchand (on disait la même chose de Thalès). Il existait donc des maîtres es géométrie — Philopon dit des "philosophes" — dans la cité de Périclès. Celle-ci, il est vrai, s'enorgueillissait d'être « l'école de la Grèce ». Autre trait curieux, Hippocrate ne s'est pas fait escroquer d'une certaine somme, comme le rapportait Aristote, il a perdu tous ses biens. Le détail n'est pas si anodin qu'il paraît. Le Néopythagoricien Jamblique composa, au IIIe s. après J. C., une somme sur l'Ancien Pythagorisme, en 10 Livres, dans laquelle il s'efforçait de montrer que tout ce qui est valable en philosophie et dans les sciences provient des Pythagoriciens, en fait de Pythagore lui-même. Comme celui-ci n'avait rien écrit, mais tout découvert, notamment la géométrie, il fallait expliquer comment cette science avait été divulguée au commun des mortels. On rapportait deux explications : d'après la première il y eut divulgation frauduleuse de résultats importants par un certain Hippase, mais, selon l'autre, celle des Pythagoriciens eux-mêmes précise Jamblique, un des membres de la confrérie (non nommé) ayant perdu tous ses biens, il lui fut accordé de gagner de l'argent en enseignant la géométrie.
Le ressort est le même que dans l'anecdote de Philopon concernant Hippocrate : il s'agit, non pas de rendre compte de l'origine de la géométrie, mais d'expliquer comment ce savoir, censé avoir été le privilège d'un cercle de disciples tenus au secret, est devenu une composante de l'enseignement, y compris celui que dispensent les sophistes et leurs semblables, contre rétribution. Reste que l'on peut aussi se demander pourquoi un natif de Chio serait allé porter plainte devant un tribunal athénien après une attaque de pirates (étaient-ils athéniens ?) ou une escroquerie à Byzance. En fait le trait n'est pas si invraisemblable qu'il y paraît.
Au milieu du Ve siècle avant notre ère, les Grecs connaissent différentes sortes d'organisations politiques dont la plus célèbre est incontestablement la Cité-État. Certaines réservent les pouvoirs au petit nombre : ce sont les oligarchies. D'autres essaient de faire participer l'ensemble du corps civique aux différentes charges politiques ou, du moins, d'assurer l'égalité juridique entre citoyens : ce sont des démocraties. Athènes se décrit elle-même comme une méritocratie démocratique : ses institutions combinent l'élection des meilleurs pour les charges exigeant certaines compétences — celle de stratège par exemple — et la désignation par tirage au sort pour d'autres fonctions comme celle de juré populaire. Sans doute à l'initiative de Périclès ces juges sont désormais rétribués ce qui permet aux citoyens même modestes de participer à la vie politique. Chacun, selon ses mérites, peut se mettre au service de la Cité. Assemblée du peuple, conseils et tribunaux sont les principaux lieux où s'exerce le pouvoir de la parole politique. D'où de nouvelles formes d'éducation pour les fils de bonne famille lesquelles, sous prétexte d'enseigner l'excellence civique, accordent une place importante aux techniques de persuasion et d'argumentation.
Tout n'est cependant pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ces droits sont le lot d'une minorité d'habitants. Ainsi on estime qu'au moment où se déclenche la guerre du Péloponnèse (431), à Athènes, la plus importante des cités démocratiques, les citoyens — au sens fort du terme : personne de sexe masculin âgée de 18 ans au moins, jouissant de ses droits civiques et résidant en Attique —, représentent à peine 10 % de la population totale du territoire, peut-être 400 000 habitants à ce moment-là. L'autonomie politique des citoyens suppose aussi que certaines fonctions économiques soient assurées par d'autres, étrangers résidents ou esclaves. Ceux-ci étaient parfois des prisonniers de guerre, voire des pauvres réduits au servage à cause de leur endettement. Mais à Athènes Solon avait interdit l'asservissement pour dettes. Le développement de l'esclavage-marchandise apparaît comme le corrélat de la démocratie.
De telles institutions supposent également d'importants moyens financiers d'autant qu'à la même époque les Athéniens se lancent dans un programme de grands travaux, fortifications, aménagement des ports du Pirée, grands sanctuaires … Hippocrate vit peut-être le chantier du Parthénon : sa construction, commencée en 447, dura près de 10 ans. Athènes utilisa les ressources naturelles de son territoire, notamment ses riches mines argentifères, mais aussi le prestige qu'elle avait retiré de sa brillante participation aux guerres contre l'Empire perse. Après les victoires des années 480-479, puis le retrait de Sparte et de ses alliés, les Athéniens organisent une alliance, la ligue dite de Délos, censée défendre ses membres contre les Perses, mais qui devint très vite l'instrument de l'hégémonie maritime athénienne sur l'ensemble de la Mer Égée.
Or la cité d'Hippocrate, Chio, était précisément l'une des principales alliées d'Athènes. Implantée dans l'île du même nom, à quelques kilomètres de la côte ionienne (l'actuelle Turquie), elle était considérée comme l'une des cités les plus riches. Elle fut aussi l'une des plus anciennes à posséder des institutions démocratiques et à développer le recours à l'esclavage-marchandise. Comme quelques autres, les citoyens de Chio bénéficiaient d'un privilège juridique à Athènes : ils pouvaient plaider certaines causes devant le tribunal du polémarque, l'un des neuf archontes (hauts magistrats). Il n'y a donc rien de juridiquement absurde à ce qu'Hippocrate vienne y porter plainte. Ajoutons que Byzance appartenait elle aussi à la ligue de Délos. Mais en 440, au moment où la cité de Samos, autre membre important de la Ligue, se révolte contre l'hégémonie athénienne, Byzance se range à ses côtés tandis que Chio reste fidèle à son alliance. On peut bien imaginer une certaine animosité entre Chiotes et Byzantins.
Nous n'en savons pas davantage et rien ne permet de trancher entre les versions d'Aristote et de Philopon, de compléter le portrait d'Hippocrate qu'ils esquissent. Ce manque d'informations ne lui est pas propre.
Aucun auteur ancien n'a cru bon de réunir la biographie des grands géomètres, comme d'autres l'ont fait pour les philosophes, les orateurs ou les sophistes, les hommes politiques, les grands stratèges … Au demeurant, même pour ces catégories, il s'agit moins de se livrer à une recherche documentaire, entendue au sens moderne du terme, que de consacrer la mémoire d'un grand homme en retenant les épisodes de sa vie, ou ses bons mots, s'ils peuvent avoir valeur de modèle. Les quelques anecdotes qui mettent des géomètres en scène, elles aussi, au-delà des détails invérifiables qu'elles comportent, visent l'édification, le symbole ou la polémique.
Pourtant l'histoire des sciences et des techniques — ou plutôt le récit de leurs débuts — a fasciné les Anciens. Que ce soient les historiens, les auteurs tragiques athéniens (Eschyle, Sophocle), les médecins, les sophistes …, tous considèrent que l'invention technique et les découvertes scientifiques sont des jalons importants du développement de la civilisation. La maîtrise des arts et des sciences caractérise l'espèce humaine, particulièrement dépourvue d'armes et d'avantages naturels, au sein du règne animal. S'il était traditionnel de rapporter ces inventions à une divinité ou à un héros civilisateur, le discours historique va privilégier d'autres explications, plutôt rationalisantes, ce qui ne veut pas dire vraies. Sachant que la Grèce des cités est une civilisation récente entourée d'antiques cultures, certains expliquent que la plupart des techniques et des sciences ont été découvertes ailleurs, en particulier chez les Égyptiens, les Phéniciens et les Babyloniens, puis empruntées (et évidemment perfectionnées) par les Grecs. L'emprunt de l'écriture (apprise auprès des Phéniciens), celui de plusieurs éléments de la tradition astronomique d'origine babylonienne, sont confirmés par la recherche moderne.
En ce qui concerne la géométrie l'explication qui obtint le plus grand succès fut proposée par l'historien Hérodote d'Halicarnasse, au deuxième des neuf Livres de son Enquête. Il y raconte les guerres entre Grecs et Barbares (les peuples de l'Empire perse), et en recherche les causes prochaines et lointaines, ce qui lui offre l'occasion de décrire les mœurs et les institutions de nombreux peuples. Il fit une lecture publique de son ouvrage à Athènes, vers l'an 445. Son succès, dit-on, fut tel que les Athéniens lui accordèrent une récompense officielle considérable. Son Livre II est entièrement consacré à l'Égypte. On y trouve la plus ancienne mention conservée du mot grec "geometria" (géométriê dans le dialecte ionien qu'Hérodote utilise). Les prêtres égyptiens confièrent à Hérodote que le (mythique) roi Sésostris partagea le sol entre tous, attribuant à chacun un lot égal et prescrivit qu'on lui versât une redevance annuelle sur la base de cette répartition. Mais le Nil enlevait parfois une partie d'un lot. Son propriétaire venait alors trouver le souverain qui envoyait des gens mesurer de combien le terrain avait été diminué afin d'obtenir une remise proportionnelle de la redevance. A mon avis, ajoute Hérodote, c'est ce qui donna lieu à l'invention de la géométrie. Il ajoute que des Grecs — il ne précise pas lesquels — ont rapporté ce savoir chez eux.
Le même modèle intellectuel a été utilisé pour décrire l'origine d'autres techniques dont l'invention suppose également une corruption initiale. La langue, parfaite en ses origines, dégénère (nous dirions "évolue"). De même surviennent maladies et blessures. D'où la nécessité de la grammaire et de la médecine pour restaurer un état satisfaisant. Dans le cas de l'arpentage égyptien il y avait risque d'injustice fiscale. La corrélation entre mathématiques, nombres, équilibre et justice, entre droit et calcul, était un lieu commun des sociétés antiques.
Le ressort de la description d'Hérodote est évidemment étymologique : "géométria" se décompose en un préfixe "géô-", dérivant de "Gê", la terre, et du verbe "métrein", "mesurer". D'où l'équation : « géométrie = mesure de la terre » et l'idée que la géométrie tire son origine de l'arpentage. Bien entendu il n'était pas admissible qu'Hérodote ait passé sous silence le nom des Grecs qui avaient rapporté la géométrie en Hellade. La tradition ne manqua pas de combler cette "lacune". Ainsi Proclus, peut-être à la suite d'Eudème de Rhodes, affirme qu'il s'agit de Thalès. Pour faire bonne mesure d'autres auteurs racontèrent comment, là-bas, le Milésien avait mesuré la hauteur de la grande pyramide. Plus ils sont tardifs plus ils sont capables de donner des détails sur le procédé utilisé ! L'anecdote n'est pas maladroite : elle combine l'idée que la géométrie est d'origine égyptienne comme l'avait affirmé Hérodote, l'affirmation que Thalès est le premier savant grec comme le soutiennent les aristotéliciens et la thèse, suggestive, qu'il y a un lien entre géométrie et détermination indirecte de distances inaccessibles.
D'autres explications sont possibles. Ainsi, Aristophane, le célèbre poète comique athénien — seul autre auteur conservé du Ve s. qui utilise le mot "géométria" — dans sa pièce les Nuées (Socrate et ses disciples en étaient la cible) donne une autre interprétation de la géométrie : c'est la mesure de toute la terre, non pas celle qu'on distribue en lots, dans une colonie, mais l'ensemble de la terre habitée dont il s'agit de faire la carte. La tradition faisait remonter cette "géo-métrie" — d'autres l'appelleront "géo-graphie" — à Anaximandre de Milet et Hérodote se moquait des premières cartes ioniennes du Monde aux trop nombreuses et arbitraires symétries. Dès cette époque, il a donc deux manières de rendre compte du développement de la géométrie : tantôt on souligne sa modeste origine empirique, l'arpentage, tantôt son implication dans les recherches les plus spéculatives de l'enquête sur la nature : structure (géométrique) du cosmos, description et carte du monde habité.
Le récit de Philopon concernant Hippocrate présuppose qu'un enseignement de géométrie était dispensé à Athènes au Ve siècle avant notre ère. Nous ignorons ce qu'il en est exactement mais certains dialogues de Platon mettent en scène Socrate et certains mathématiciens, notamment le sophiste Hippias d'Élis (le portrait n'est pas tendre) et Théodore de Cyrène, contemporain d'Hippocrate. Ainsi le Théétète porte le nom d'un jeune athénien, interlocuteur principal de Socrate dans le dialogue (il s'agit de définir ce qu'est la science), élève de Théodore et ami de Platon. La tradition rapporte d'ailleurs que celui-ci avait lui aussi suivi les leçons de géométrie du maître de Cyrène. La scène est située en 399 et fait allusion au cours que Théodore vient de dispenser à ces disciples. Clairement il s'agit d'un cercle privé et non d'un enseignement institutionnel. Les cités, au demeurant, ne prenaient en charge que l'enseignement élémentaire. Ce qui correspond à nos enseignements secondaire et supérieur dépendait de l'initiative privée et … des moyens financiers des parents.
Reste que les dialogues de Platon sont des fictions littéraires : l'auteur s'autorise peut-être certains anachronismes. Quoi qu'il en soit, il n'y a cependant aucun doute que la géométrie, dans la première moitié du IVe siècle, a désormais acquis le statut de discipline à part entière. Trois auteurs, tous athéniens, témoignent de ce qu'il existait un débat sur la place qu'on devait accorder à certaines spécialités mathématiques dans l'enkuklios paidéia, la formation générale, par opposition aux formations professionnelles. Il s'agit du rhéteur Isocrate, de Xénophon, ancien mercenaire commandant l'expédition des Mille et de Platon. Pour les deux derniers, il s'agit de se présenter comme le légitime et véridique disciple de Socrate. Par ailleurs Isocrate et Platon avaient l'un et l'autre ouvert une école et, à ce titre, étaient concurrents. Dans ce débat, les disciplines les plus souvent mentionnées sont la géométrie, l'astronomie et les calculs. Pour Isocrate et Xénophon, les mathématiques devaient être étudiées par les jeunes gens. Isocrate louait même leur vertu pédagogique en les comparant à une sorte de gymnastique intellectuelle. Mais les cultiver est indigne d'un citoyen adulte responsable. Xénophon était plus catégorique encore : il ne faut en apprendre que ce qui est strictement nécessaire dans la vie quotidienne, c'est-à-dire fort peu. Et c'était, selon lui, ce que conseillait Socrate à ses disciples.
Vrai ou faux, Platon fait un autre choix. Il veut que les mathématiques tiennent une place importante dans la formation élitiste qu'il proposait et les considèrent comme d'indispensables études préparatoires à la philosophie. Les historiens anciens insistent par conséquent sur le rôle architectonique que l'Académie — l'école de Platon — est censé avoir joué dans le développement des sciences mathématiques. Mais les informations qu'ils nous transmettent ne permettent pas de savoir si les discussions portaient sur des aspects strictement techniques, avec recherche de nouveaux résultats, ou s'il s'agissait plutôt d'une réflexion philosophique sur les mathématiques déjà existantes, leur méthodologie et leurs (non) fondements, menée de concert avec des mathématiciens.
Une chose paraît cependant assurée : les membres de l'Académie ont débattu sur la manière de décrire les disciplines dites mathématiques. Pour simplifier, on peut dire que Platon s'est fait le promoteur d'un système organisé selon quatre spécialités : l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et l'harmonique (théorie mathématique des intervalles musicaux). Les auteurs de l'Antiquité tardive attribueront la paternité de ce schéma à l'école pythagoricienne, voire à Pythagore lui-même, d'où le nom de « quadrivium pythagoricien » sous lequel il sera connu au Moyen-Âge. Qu'il l'ait effectivement repris à ses prédécesseurs ou élaboré lui-même, Platon s'en sert pour décrire les activités de certains mathématiciens (non pythagoriciens) et, surtout, pour organiser le programme d'étude des futurs Rois-philosophes de la cité idéale, exposé au Livre VII de la République. Chacune des quatre sciences est caractérisée par un objet propre et elles forment un système que la philosophie vient couronner. Le Néo-pythagoricien Nicomaque de Gérase (IIe s.) s'efforce de justifier le système des quatre sciences à l'aide de trois oppositions polaires de type philosophique (Voir schéma 1) : celle du discret et du continu; celle de l'en-soi et du relatif; celle de « ce qui est en repos » et de « ce qui est en mouvement ». La première avait été thématisée par Aristote, les deux autres se trouvent déjà chez Platon.
Le choix platonicien implique l'exclusion de certaines études, notamment celles qui relèvent de l'optique et de la mécanique. D'autres découpages seront donc proposés, sans doute déjà au sein de l'Académie, comme celle que nous connaissons sous le nom de « classification de Géminus », du nom d'un philosophe stoïcien plus tardif (Ie s. avant J.C. ?) qui la reprit à son compte et l'enrichit. Cette classification est fondée sur l'opposition platonicienne cardinale entre les êtres sensibles et les êtres intelligibles (Voir schéma 2).
Aristote lui-même critique ce système qui admet l'existence de sciences mathématiques dont l'objet, en tant que tel, serait sensible, donc corruptible. Il décrit néanmoins à peu près le même ensemble de disciplines constituées : arithmétique, géométrie, stéréométrie, géodésie, astronomie, harmonique, optique, mécanique, mais en mettant l'accent sur les relations qui existent entre certaines d'entre elles, notamment au niveau des principes logiques (Voir schéma 3).
De telles considérations classificatoires, menées dans un cadre philosophique général concernant l'ensemble des activités humaines, n'ont de sens que si ces disciplines ont déjà connu des développements importants et une certaine forme de spécialisation. Aristote reconnaît qu'à son époque aucun savoir n'a connu un développement comparable à celui des mathématiques. Il n'y a donc aucun doute que la géométrie était dès lors considérée comme une discipline constituée, voire la spécialité mathématique par excellence. Si l'Académie s'est intéressé au système que constituaient ces sciences, le Lycée — l'école d'Aristote — a entrepris l'histoire des principaux savoirs, tels la philosophie, la physique, la médecine. L'un des disciples de la première génération, Eudème de Rhodes, se vit confier la rédaction d'histoires de l'arithmétique, de la géométrie et de l'astronomie. Elles représenteraient certainement des sources d'une grande valeur si elles n'étaient pas toutes perdues. De trop rares citations des commentateurs tardifs ont permis d'en recueillir quelques fragments dont une dizaine sont rapportés par les Modernes à l'Histoire de la géométrie (voir Tableau ci-dessous).
N°133
Source : Proclus, Commentaires in Eucl. Éléments, I.
Énumère les géomètres censés avoir précédé Euclide dans la tradition des Éléments, depuis Thalès et Pythagore jusqu'aux disciples de Platon. Dans ce fragment, contrairement à ceux qui suivent, Eudème n'est pas nommé. Il s'agit clairement de la compilation de plusieurs sources.N°134
Source : Proclus, Commentaires in Eucl. Éléments, I. Attribue I. 26 à Thalès de Milet.
N°135
Source : Proclus, Commentaires in Eucl. Éléments, I. Attribue I. 15 à Thalès de Milet.
N°136
Source : Proclus, Commentaires in Eucl. Éléments, I.
Donne une autre démonstration de I. 32 due aux Pythagoriciens.N°137
Source : Proclus, Commentaires in Eucl. Éléments, I. Attribue I. 42 aux Pythagoriciens.
N°138
Source : Proclus, Commentaires in Eucl. Éléments, I. Attribue I. 23 à Œnopide de Chio.
N°139
Source : Eutocius, Commentaires in Archim., Mesure du cercle.
Identifie le problème de la quadrature du cercle comme celui dont Hippocrate de Chio et Antiphon se sont occupés.N°140
Source : Simplicius, Commentaires in Aristote, Physique
Identifie le problème de la quadrature du cercle comme celui dont Hippocrate de Chio et Antiphon se sont occupés. Ce fragment est le plus important par la taille et prétend rapporter scrupuleusement une longue citation d'Eudème sur la quadrature des lunules par Hippocrate.N°141
Source : Eutocius, Commentaires in Archim. Sphère et Cylindre, II.
Rapporte la solution stéréométrique d'Archytas de Tarente au problème de l'insertion de deux moyennes proportionnelles entre deux droites données. Une source médiévale l'attribue à Ménélaos d'Alexandrie.N°141bis
Source : Pappus, Commentaires in Eucl. Éléments, X (trad. arabe et latine).
Travaux de Théétète sur les irrationnelles et les trois médiétés (arithmétique, géométrique, harmonique).Fragments de l'histoire de la géométrie par Eudème de Rhodes______
Note
[1] Aristote était originaire de la ville de Stagire, en Macédoine, d'où ce sobriquet que l'on donne au plus célèbre des citoyens de cette petite cité.
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