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"Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya" de Michèle Audin


Présentation de l'éditeur


Recension par 
Alain Chenciner (Université Denis Diderot - Paris 7 et Institut de mécanique céleste- Observatoire de Paris - email


Sofia


C'est l'héroine de l'histoire, mathématicienne, écrivain, femme engagée, libre, en un mot : vivante. Commençons par la toupie, jeu d'enfant bien (?) connu mais également objet qui fascine depuis longtemps les mathématiciens. Une toupie un peu idéalisée, bien entendu, dont les évolutions prennent le nom de "mouvement d'un solide pesant autour d'un point fixe". En général très compliqués, les mouvements de cette toupie ne peuvent être complètement d'écrits par des formules (intégrés dit-on) que dans trois cas particuliers, celui d'Euler, celui de Lagrange et ... celui de Kovalevskaya. Ce seul travail justifierait déjà  la célébrité de son auteure (bon, d'accord Michèle, je le mets ce "e") et il lui a valu le prix Bordin de l'Académie des sciences de Paris en 1888. La méthode qui lui a permis de découvrir ce cas est nouvelle (considérer les cas où toutes les solutions sont méromorphes) et malgré les nombreux travaux suscités par cette découverte, il reste encore une part de mystère. L'étude des "systèmes hamiltoniens" qui, tels la toupie de Kovalevskaya, sont "complètement intégrables" est aujourd'hui une discipline à part entière, qui participe à la fois de l'analyse, de la géométrie algébrique, de la théorie des groupes et de la topologie ; c'était un beau défi, en grande partie tenu, que d'en rendre certaines idées importantes compréhensibles, au moins à ceux des lecteurs(trices) que la vue d'équations n'effraie pas irrémédiablement. Les autres devront se contenter de rêver sur les figures et se délecter de la description du milieu intellectuel de l'époque. Et tout d'abord de deux personnages remarquables, Karl Weierstrass, qui dirige la thèse soutenue par Sofia en 1874 et reste jusqu'au bout un ami fidèle et admiratif, et Gösta Mittag-Leffler qui la fait nommer Privatdozent à Stockholm en 1883, ce qui lui donnait en particulier le droit... de pénétrer dans l'Université, ce qu'elle n'avait pas pu faire à Berlin pour assister aux cours de Weierstrass (elle sera ensuite nommée "Professeur extraordinaire" -- en gros "assistante" -- puis, après qu'elle a reçu le prix Bordin en 1889, "Professeur à vie" ). Leur correspondance avec Sofia, qui concerne aussi bien la vie que les mathématiques, est passionnante. Quant aux autres, mathématicien(ne)s, astronomes, écrivain(e)s, socia-listes, nihilistes, qui apparaissent à l'occasion d'un épisode de la vie de Sofia, ils (elles) font l'objet soit d'une note soit d'un paragraphe, dont la précision n'exclut jamais l'humour. Un autre travail célébre de Sofia forme le mémoire principal de sa thèse. Complétant et généralisant un théorème de Cauchy, elle y donne la condition sous laquelle le "problème de Cauchy" pour une équation aux dérivées partielles analytique admet une solution analytique locale unique et, par un contre-exemple explicite qui surprend Weierstrass, montre l'optimalité de ces conditions. Le "Théorème de Cauchy-Kovalevskaya" fait aujourd'hui partie de la boîte à outils de base du mathématicien. Il faudrait parler aussi de ses autres travaux, celui sur les anneaux de Saturne en particulier, mais je renvoie les lecteurs(trices) à la savoureuse (c'est le mot) description à la manière d'Italo Calvino qui en est donnée à la fin du chapitre 4.

Michèle


C'est l'auteure, la mathématicienne, l'amoureuse de littérature, la femme en empathie avec son modèle. Dénonçant avec une implacable précision historique les machistes, trop nombreux dans cette histoire, mais n'éludant pas l'épisode du mémoire erroné, plaidant éloquemment pour que l'œuvre de Sofia soit reconnue à sa juste valeur, elle est partout dans le livre, aussi bien dans les copieuses notes marginales que dans le dernier chapitre où, après une savoureuse compilation de "Je me souviens" à la Perec, elle décrit sa relation avec Sofia, d'abord purement mathématique dans ses travaux sur la géom\etrie symplectique et les systèmes intégrables, puis beaucoup plus personnelle à partir de son implication dans la pièce de Jean-François Peyret 
Le cas de Sophie K. Elle a créé un superbe objet-livre comme ceux dont elle confesse qu'elle les aime tant, de quoi faire rêver, comme Sofia a pu rêver devant le papier couvert de formules mathématiques qui tapissait les murs de sa chambre d'enfant.


Lui


Le livre, donc. Mais keksedonksa aurait demandé Zazie ? D'abord, il est beau bien qu'un peu lourd, papier glacé oblige, avec de larges marges remplies de notes comme au bon temps de Bayle mais aussi de photos, de figures, de diagrammes. Et puis ce titre, qui n'est pas anodin, "souvenirs" et indique l'intimité qui s'est établie entre l'auteure et son sujet. Livre d'histoires, certes, qui forment chacune l'un des courts chapitres, mais aussi d'Histoire, et fort savant, revenant aux sources, corrigeant la vulgate si souvent et insidieusement fautive, et dont l'ensemble forme une belle description d'une femme hors du commun et du milieu intellectuel dans lequel s'est déroulée sa courte vie. Livre de mathématique également, qui ose les équations et les concepts et essaye de faire apparaître l'originalité et l'actualité des mathématiques de Sofia Kovalevskaya. Livre de combat enfin, défendant pied à pied la mathématicienne Sofia contre les présentations réductrices (Lars Garding), malveillantes (Paul Julius Möbius) ou, pire, protectrices (Felix Klein), d'un milieu masculin d'une misogynie difficile (?) à imaginer aujourd'hui. En bref, un magnifique hommage, écrit à la première personne, à cette belle personne qu'est Sofia, non seulement grande scientifique mais aussi être humain chaleureux, complexe, engagé et finalement emblématique et dont l'auteure s'est sentie très proche. D'ailleurs, quel(le) lecteur(trice) mathématicien(ne) ne s'identifierait pas à Sofia quand, dans une lettre de la fin décembre 1884, elle confie à Mittag-Leffler :
"Je ne suis pas encore parvenue à me forcer de m'occuper d'une manière un peu sérieuse de mon cours pour le semestre prochain. Mais j'ai beaucoup révassé au problème suivant : Prenons le système d'équations différentielles..." Au fond, que ce soit une pièce de théâtre qui ait donné l'impulsion initiale est peut-être la meilleure façon de situer ce livre, dont les notes marginales apparaîtraient alors comme des didascalies.



Ce texte a été écrit à la demande de la Revue de la filère mathématique  (RMS) et est paru dans le numéro 119-2, n°119-2, année 2008-2009. Puis il a été  reproduit par la Gazette des mathématiciens, janvier 2009.

CultureMATH remercie Alain Chenciner, la rédaction de la Revue de la filière mathématique et celle de la Gazette des mathématiciens qui ont généreusement accepté cette nouvelle reproduction.


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