C'est l'héroine de
l'histoire, mathématicienne, écrivain, femme
engagée, libre, en un mot : vivante. Commençons
par la toupie, jeu d'enfant bien (?) connu mais également
objet qui fascine depuis longtemps les mathématiciens. Une
toupie un peu idéalisée, bien entendu, dont les
évolutions prennent le nom de "mouvement d'un
solide pesant autour d'un point fixe". En général
très compliqués, les mouvements de cette toupie
ne peuvent être complètement d'écrits
par des formules (intégrés dit-on) que dans trois
cas particuliers, celui d'Euler, celui de Lagrange et ... celui de
Kovalevskaya. Ce seul travail justifierait
déjà la
célébrité de son auteure (bon,
d'accord Michèle, je le mets ce "e") et il lui a valu le
prix Bordin de l'Académie des sciences de Paris en 1888. La
méthode qui lui a permis de découvrir ce cas est
nouvelle (considérer les cas où toutes les
solutions sont méromorphes) et malgré les
nombreux travaux suscités par cette découverte,
il reste encore une part de mystère. L'étude des
"systèmes hamiltoniens" qui, tels la toupie de Kovalevskaya,
sont "complètement intégrables" est aujourd'hui
une discipline à part entière, qui participe
à la fois de l'analyse, de la
géométrie algébrique, de la
théorie des groupes et de la topologie ; c'était
un beau défi, en grande partie tenu, que d'en rendre
certaines idées importantes compréhensibles, au
moins à ceux des lecteurs(trices) que la vue
d'équations n'effraie pas
irrémédiablement. Les autres devront se contenter
de rêver sur les figures et se délecter de la
description du milieu intellectuel de l'époque. Et tout
d'abord de deux personnages remarquables, Karl Weierstrass, qui dirige
la thèse soutenue par Sofia en 1874 et reste jusqu'au bout
un ami fidèle et admiratif, et Gösta Mittag-Leffler
qui la fait nommer Privatdozent à Stockholm en 1883, ce qui
lui donnait en particulier le droit... de
pénétrer dans l'Université, ce qu'elle
n'avait pas pu faire à Berlin pour assister aux cours de
Weierstrass (elle sera ensuite nommée "Professeur
extraordinaire" -- en gros "assistante" -- puis, après
qu'elle a reçu le prix Bordin en 1889, "Professeur
à vie" ). Leur correspondance avec Sofia, qui concerne aussi
bien la vie que les mathématiques, est passionnante. Quant
aux autres, mathématicien(ne)s, astronomes,
écrivain(e)s, socia-listes, nihilistes, qui apparaissent
à l'occasion d'un épisode de la vie de Sofia, ils
(elles) font l'objet soit d'une note soit d'un paragraphe, dont la
précision n'exclut jamais l'humour. Un autre travail
célébre de Sofia forme le mémoire
principal de sa thèse. Complétant et
généralisant un théorème de
Cauchy, elle y donne la condition sous laquelle le "problème
de Cauchy" pour une équation aux
dérivées partielles analytique admet une solution
analytique locale unique et, par un contre-exemple explicite qui
surprend Weierstrass, montre l'optimalité de ces conditions.
Le "Théorème de Cauchy-Kovalevskaya" fait
aujourd'hui partie de la boîte à outils de base du
mathématicien. Il faudrait parler aussi de ses autres
travaux, celui sur les anneaux de Saturne en particulier, mais je
renvoie les lecteurs(trices) à la savoureuse (c'est le mot)
description à la manière d'Italo Calvino qui en
est donnée à la fin du chapitre 4.
Michèle
C'est l'auteure, la mathématicienne, l'amoureuse de
littérature, la femme en empathie avec son
modèle. Dénonçant avec une implacable
précision historique les machistes, trop nombreux dans cette
histoire, mais n'éludant pas l'épisode du
mémoire erroné, plaidant éloquemment
pour que l'œuvre de Sofia soit reconnue à sa juste
valeur, elle est partout dans le livre, aussi bien dans les copieuses
notes marginales que dans le dernier chapitre où,
après une savoureuse compilation de "Je me souviens"
à la Perec, elle décrit sa relation avec Sofia,
d'abord purement mathématique dans ses travaux sur la
géom\etrie symplectique et les systèmes
intégrables, puis beaucoup plus personnelle à
partir de son implication dans la pièce de
Jean-François Peyret Le cas de Sophie K. Elle a
créé un superbe objet-livre comme ceux dont elle
confesse qu'elle les aime tant, de quoi faire rêver, comme
Sofia a pu rêver devant le papier couvert de formules
mathématiques qui tapissait les murs de sa chambre d'enfant.
Lui
Le livre, donc. Mais keksedonksa
aurait demandé Zazie ? D'abord, il est beau bien qu'un peu
lourd, papier glacé oblige, avec de larges marges remplies
de notes comme au bon temps de Bayle mais aussi de photos, de figures,
de diagrammes. Et puis ce titre, qui n'est pas anodin, "souvenirs" et
indique l'intimité qui s'est établie entre
l'auteure et son sujet. Livre d'histoires, certes, qui forment chacune
l'un des courts chapitres, mais aussi d'Histoire, et fort savant,
revenant aux sources, corrigeant la vulgate si souvent et
insidieusement fautive, et dont l'ensemble forme une belle description
d'une femme hors du commun et du milieu intellectuel dans lequel s'est
déroulée sa courte vie. Livre de
mathématique également, qui ose les
équations et les concepts et essaye de faire
apparaître l'originalité et l'actualité
des mathématiques de Sofia Kovalevskaya. Livre de combat
enfin, défendant pied à pied la
mathématicienne Sofia contre les présentations
réductrices (Lars Garding), malveillantes (Paul Julius
Möbius)
ou, pire,
protectrices (Felix Klein), d'un milieu masculin d'une misogynie
difficile (?) à imaginer aujourd'hui. En bref, un magnifique
hommage, écrit à la première personne,
à cette belle personne qu'est Sofia, non seulement grande
scientifique mais aussi être humain chaleureux, complexe,
engagé et finalement emblématique et dont
l'auteure s'est sentie très proche. D'ailleurs, quel(le)
lecteur(trice) mathématicien(ne) ne s'identifierait pas
à Sofia quand, dans une lettre de la fin décembre
1884, elle confie à Mittag-Leffler : "Je ne suis
pas encore parvenue à me forcer de m'occuper d'une
manière un peu sérieuse de mon cours pour le
semestre prochain. Mais j'ai beaucoup révassé au
problème suivant : Prenons le système
d'équations différentielles..." Au fond, que ce soit une
pièce de théâtre qui ait
donné l'impulsion initiale est peut-être la
meilleure façon de situer ce livre, dont les notes
marginales apparaîtraient alors comme des didascalies.
Ce
texte a été écrit à la
demande de la Revue
de la filère mathématique
(RMS) et est paru dans le numéro 119-2, n°119-2,
année 2008-2009. Puis il a
été reproduit par la Gazette des
mathématiciens, janvier 2009.
CultureMATH remercie Alain
Chenciner, la rédaction de la Revue de la filière
mathématique et celle de la Gazette des
mathématiciens qui ont
généreusement accepté cette nouvelle
reproduction. |