D'Alembert: Mathématiciens des Lumières

Dans le dédale de l'Encyclopédie


Dossier coordonné par Pierre Crépel


Encart 1 : L'article "Emission" de l'Encyclopédie


Cet article, qui est entièrement de D'Alembert, sauf la définition du début, traduite de la Cyclopaedia de Chambers, est assez typique des positions de l'auteur en matière de physique. Il faut privilégier l'étude descriptive, voire mathématique, des phénomènes eux-mêmes plutôt que d'imaginer des "systèmes"; toutefois, il n'est pas interdit d'envisager avec prudence des mécanismes explicatifs, à condition de bien préciser ce qui est hypothétique et ce qui est avéré. Ce point de vue est assez voisin de celui du grand physicien hollandais de Leyde, Peter van Musschenbroeck, dont D'Alembert, Formey et Jaucourt ont pillé (en le disant d'ailleurs explicitement) presque la moitié de ses Essais de physique en les égrenant dans près d'une centaine d'articles de l'Encyclopédie.


Encyclopédie de Diderot et d'Alembert

EMISSION, s. f. on appelle ainsi, en Physique, l'action par laquelle un corps lance ou fait sortir hors de lui des corpuscules. Voyez EMANATION, EXHALAISON, &c.

C'est une grande question que de savoir si la lumiere se fait par pression ou par émission, c'est-à-dire si elle se communique à nos yeux par l'action du corps lumineux sur un fluide environnant, ou par des corpuscules qui s'élancent du corps lumineux jusqu'à l'organe. En attendant que nous traitions cette question plus en détail au mot LUMIERE, nous croyons devoir faire ici quelques réflexions sur une preuve que des philosophes modernes ont crûe très-favorable au système de l'émission. Les observations de Roëmer, disent-ils, sur les éclipses des satellites (voyez SATELLITE & LUMIERE), prouvent que la lumiere, soit par pression soit par émission, vient du soleil à nous en huit minutes & demie ; les observations de l'aberration prouvent que la vîtesse, soit actuelle soit de tendance, que les corpuscules de la lumiere ou de l'éther ont en parvenant à nos yeux, est précisément celle qu'il leur faut pour parcourir en huit minutes & demie la distance du soleil à nos yeux : n'est-il donc pas bien vraisemblable qu'en effet les corpuscules lumineux viennent du soleil à nous par un mouvement de transport ? Voyez les mém. de l'acad. 1739.

Pour apprécier le degré de force de ce raisonnement, j'ai considéré une suite de petites boules élastiques égales, rangées en ligne droite, & j'ai comparé le tems qu'une de ces boules mettroit à parcourir un espace donné, avec le tems qu'il faudroit pour que le mouvement de la premiere boule se communiquât à la derniere. Prenons d'abord deux boules égales & à ressort, dont le diamêtre soit d, & dont l'une soit en repos & soit choquée par l'autre avec la vîtesse V. Soit a l'espace qui est entre l'extrémité antérieure de la boule choquante & l'extrémité postérieure de la boule choquée ; V étant la vîtesse de la boule choquante, il est visible, 1°. que l'extrémité antérieure de cette boule parcourra l'espace a dans le tems a/V, & qu'alors elle atteindra l'autre boule ; 2°. dans ce moment, comme on le prouvera à l'article PERCUSSION, l'extrémité antérieure de la boule choquante & l'extrémité postérieure de la boule choquée, qui forment le point de contact sur lequel se fait la compression, auront la vîtesse commune V /2 ; c'est-à-dire que l'une qui avoit la vîtesse V, perdra la vîtesse V /2, & que l'autre qui étoit en repos recevra la vîtesse V /2 ; & si on nomme x l'espace que le point de contact parcourt pendant que le ressort se bande & débande, le point de contact parcourra cet espace x avec la vîtesse V /2 pendant le tems (2 x)/V. Alors la premiere boule reste en repos, & l'extrémité antérieure de la boule choquée parcourt un espace quelconque c avec la vîtesse V dans le tems c/V. L'espace qui se trouve alors entre le lieu qu'occupoit avant le choc l'extrémité antérieure de la boule choquante, & le lieu qu'occupe actuellement l'extrémité antérieure de la choquée, est évidemment égal à a + x + c + d ; or l'extrémité antérieure de la boule choquante, si elle n'eût point rencontré d'obstacle, auroit parcouru cet espace dans un tems égal à (a + x + c + d)/V. Donc en supposant seulement deux boules, la différence du tems par émission ou transport, & du tems par pression, est = (d - x)/V ; s'il y a trois boules, cette différence sera (2 d - 2 x)/V, & ainsi de suite ; & si le nombre n des boules est très-considerable, elle sera sensiblement = (n d - n x)/V. Donc le premier tems sera égal, plus grand, ou plus court que le second, selon que d sera égal, plus grand ou plus petit que x, c'est-à-dire selon que le diamêtre d'une des boules sera égal, plus grand ou plus petit que l'espace parcouru par le point de contact durant le bandement & le débandement du ressort. Il n'y a donc qu'un cas pour l'égalité des deux tems, & une infinité pour leur inégalité : c'est pourquoi la preuve alléguée ci-dessus a de la force ; mais elle n'est pas rigoureusement démonstrative.

Quoique la lumiere, si elle se propage par pression, ne se propage peut-être pas exactement de la même maniere que le mouvement ou la tendance au mouvement dans une suite de boules élastiques, j'ai crû que la théorie précédente pouvoit servir au moins à nous éclairer jusqu'à un certain point sur la question proposée.

Il est bon de remarquer au reste, pour prévenir toute difficulté sur ce sujet, que l'accord de la théorie de l'aberration avec le système de l'émission de la lumiere, ne suppose pas qu'on connoisse la vraie distance de la terre au soleil ; il suppose seulement qu'un arc de 20'' dans l'orbite terrestre soit parcouru par la terre en 8'1/2, ce qui est vrai. Voyez ABERRATION, & les institut. astron. page 95 & 301. (O)




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