D'Alembert: Mathématiciens des LumièresDans le dédale de l'EncyclopédieDossier coordonné par Pierre Crépel |
On a dit, à juste titre, que D'Alembert n'avait jamais enseigné ... et il faut bien reconnaître que, lorsqu'on lit les Opuscules mathématiques, on peut parfois douter de ses intentions pédagogiques ! Mais cela ne signifie pas que D'Alembert ait été fermé à toute réflexion sur l'enseignement des sciences, même aux enfants.
Non seulement, il a donné son point de vue dans les fameux articles "Collége" et "Elémens des sciences" de l'Encyclopédie, mais de nombreux articles mathématiques de ce grand ouvrage portent la trace concrète de ses idées sur l'artihmétique et la géométrie élémentaire, par exemple "Division", "Négatif", etc. Il s'agit même de préoccupations récurrentes qu'on va voir jusqu'au dernier tome inédit de ses Opuscules, où l'auteur rassemble et commente différents extraits de ses réflexions sur le sujet.
Il n'en est pas moins vrai que le travail pratique de rédaction des articles de mathématiques élémentaires de l'Encyclopédie est laissé par D'Alembert à l'abbé de la Chapelle, personnage plus célèbre ultérieurement pour ses découvertes sur le scaphandre (qui est plutôt un gilet de sauvetage) et ses considérations sur les ventriloques.
D'Alembert a connu l'abbé de la Chapelle dès les années quarante. Nul doute que le Discours sur l'étude des mathématiques de ce dernier en 1743 lui a plu : à l'époque, on n'apprenait cette science que vers 15-16 ans alors que l'abbé propose de commencer à 6 ans. D'Alembert est nommé commissaire de l'Académie des sciences (avec Lemonnier) fin 1745 pour les Institutions de Géométrie de la Chapelle, il rend son rapport début 1746 (v. ci-dessous). Il va d'ailleurs tout de suite recommander l'abbé à Frédéric II, dans une lettre au marquis d'Adhémar, datée de la même année.
Nous avons éxaminé par ordre de l’Académie un ouvrage de Mr l’abbé de la Chapelle, qui a pour titre, Institutions de Géometrie, &c
Cet ouvrage nous a paru renfermer un assez grand nombre de choses qui lui sont propres, pour qu’il ne doive pas être regardé comme une compilation. M. de la Chapelle expose non seulement les verités géometriques, mais fait connoître en même temps la route qui a pu y conduire les Inventeurs, et la maniere dont elles ont pu naître les unes des autres.
Les régles de l’arithmetique sont expliquées dans cet ouvrage avec beaucoup de simplicité et de clarté. La division surtout qu’on sçait être l’écüeil des commençans, et qui dans plusieurs ouvrages n’est peut être pas assez bien developpée, est renduë ici extremement facile par l’attention que l’auteur a euë de ne permettre aux difficultés de se montrer que successivement : Tous les sophismes auxquels cette opération donne lieu, et qui peuvent causer aux commençans beaucoup d’embarras ou leur faire naître des doutes, y sont éxactement résolus par Mr de la Chapelle. Nous ne devons pas oublier de dire que l’auteur éxamine et résout ici la question si ordinaire de la multiplication des Livres, sols et deniers, par des livres, sols et deniers, et dont beaucoup d’auteurs d’Arithmetique parlent sans la bien entendre. Mr de la Chapelle fait voir qu’on ne multiplie point des quantités par d’autres quantités de même espece, mais par des nombres abstraits. L’auteur démontre ensuite la régle de trois, simple, composée et inverse, sans y employer la théorie des proportions : Il passe de là aux fractions, et après avoir fort nettement expliquée les régles, il donne sur leur multiplication et leur division, l’éclaircissement de plusieurs difficultés que les auteurs ne se mettoient pas ordinairement en peine de résoudre, quoiqu’elles le meritent, et qu’il y en ait même d’assez subtiles pour n’être par ordinairment apperçuës.
Mr de la Chapelle traite ensuite de l’Algébre dont il nous a paru qu’il développoit bien l’origine et qu’il définit la maniere de calculer et de compter ensemble les quantités indéterminées : Il la termine par la théorie des Equations du 2d degré, dont il donne une solution differente de celle de tous les autres auteurs ; car aulieu de faire la racine du premier membre égale à + ou – la racine du second, il remarque que le 4em membre étant un trinome, sa racine positive égale à la racine positive du 2d membre, peut être l’inconnuë moins la moitié du coefficient du second terme, ou la moitié de ce coefficient moins l’inconnuë, selon que l’inconnuë est supposée plus grande ou plus petite que que la moitié de ce coefficient, ce qui paroît plus simple et plus clair que la maniere ordinaire de trouver les deux racines.
Quant à la Géometrie, les propositions ou theoremes principaux y sont déduits immédiatement les uns des autres, ce qui est certainement un avantage. L’auteur éxamine avec soin les cas où les propositions ont des converses, et il en démontre la vérité ou la fausseté. Il nous a paru qu’il réfutoit solidement les auteurs qui ont rejetté le principe de la superposition en le regardant comme un principe mécanique. Il fait voir que de la maniere dont on emploïe en Géometrie le principe de la superposition, ce n’est point un essai pour juger de l’égalité de deux choses, qui ne seroit en effet qu’un tâtonnement mécanique ; mais qu’on conclut d’abord d’une égalité supposée de deux choses données une superposition éxacte de ces deux choses pour en déduire la superposition éxacte de deux autres, et conséquemment leur égalité. Enfin (car nous abrégeons le détail) l’auteur éxamine les principes de la methode des indivisibles que Mr Newton a traitée comme l’on sçait, d’hypothese dure ; Mr de la Chapelle fait voir que si dans cette methode, on regarde les surfaces comme composées de lignes, les corps comme composés de surfaces, &c le principe en est faux, et que si on les regarde comme composés de surfaces ou de solides infiniment petits, alors on n’en peut supposer l’égalité sans supposer au moins en partie ce qui est en question, et que cette égalité ne peut être démontrée en rigueur que par la méthode d'exhaustion des anciens. Mr de la Chapelle en exposant cette derniere méthode prévient par occasion les idées métaphysiques peu éxactes dans lesquelles l’étude des Infiniment-petits pourroit entrainer les commençans, et il établit avec Mr Newton que la méthode des Infiniment-petits n’est autre chose que la méthode de trouver les limites des Rapports. Il termine sa théorie sur la méthode d'exhaustion par deux Propositions élégantes qui en renferment tout l’esprit, et qui en font disparoître toutes les difficultés. Voici ces deux propositions. 1° Deux quantités qui sont la limite d’une même 3eme sont égales : [2°] Le produit des limites de plusieurs quantités est la limite du produit de ces mêmes quantités. Mr de la Chapelle donne un éxemple de l’usage qu’on peut faire de ces deux propositions pour démontrer en toute rigueur, et avec beaucoup de clarté, que l’aire du cercle est le produit de la demie-circonference par le rayon.
Tout l’ouvrage est précédé d’une Préface divisée en deux parties. La premiere est un discours sur l’étude des Mathématiques dans lequel on établit que les Enfans sont capables de s’y appliquer. L’auteur avoit déja donné ce discours au Public ; mais il l’a remis ici à sa veritable place, la plus grande partie de son Livre étant destinée à des Enfans. Dans la seconde partie il répond aux objections de quelques Journalistes.
Quoique Mr de la Chapelle soit fort en état par ses Expériences journalieres qu’il fait, de deffendre une opinion qui ne manque pas de partisans, néanmoins comme cette matiere n’est pas précisément de nôtre ressort, et que d’ailleurs une partie de la Préface a déja été soumise au jugement du Public, nous croyons n’en devoir point parler ici.
L’ouvrage de Mr de la Chapelle nous paroît mériter l’approbation de l’Académie, tant par l’ordre et la clarté qui y regnent, que par la methode nouvelle à plusieurs égards avec laquelle l’auteur a traité un sujet déja si manié.