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CultureMATH remercie la revue Repères IREM pour avoir autorisé
la réédition de ce texte paru dans le numéro 81, octobre 2010,
p.71-74.
De grands défis mathématiques d’Euclide à Condorcet n’est pas une histoire des grands problèmes mathématiques ou historiques. Cet ouvrage, la dernière production de la commission inter-IREM « épistémologie et histoire des mathématiques », ne restreint pas non plus l’histoire des mathématiques à ses seuls apports culturels qui, par ailleurs, ne sont pas négligés. Il propose neuf expériences pédagogiques issues de la pratique professionnelle quotidienne des auteurs dont l’ambition commune est l’introduction d’une perspective historique dans l’enseignement des mathématiques du collège à l’université. Il faut d’ores et déjà préciser que le titre de l’ouvrage est un piège et que sa quatrième de couverture ne rend pas suffisamment compte de son véritable contenu. Même s’il s’agit bien de « défis » (à la fois historiques pour le mathématicien d’autrefois et pédagogiques pour l’enseignant d’aujourd’hui), ils ne se limitent pas à la période (déjà très vaste) située entre l’Antiquité grecque et les lendemains de la Révolution française. S’il fallait donner un intervalle pour les pratiques mathématiques présentées dans cet ouvrage, il s’étendrait des scribes mésopotamiens aux mathématiciens et autres ingénieurs des 19e et 20e siècles !
Les neufs chapitres de cet ouvrage correspondent donc à neuf expériences pédagogiques qui s’organisent autour de quatre parties distinctes : « Mesurer les grandeurs », « Représenter les grandeurs », « Calculer le probable » et « Approcher une courbe ». Ainsi, l’ouvrage illustre les grands domaines des mathématiques enseignées aujourd’hui : l’analyse, l’algèbre, la géométrie et les probabilités. Dans l’esprit des travaux des IREM, ces chapitres n’ont naturellement pas été conçus comme des modèles à suivre mais plutôt comme des témoignages d’enseignants de collège, de lycée général ou professionnel et de l’université. Ils sont construits selon le même modèle ce qui facilite leur lecture. Un premier tiers (au moins) est consacré à une introduction historique nécessaire pour placer le défi mathématique à la fois dans son contexte scientifique et dans son contexte historique. Les deux-tiers restant donne une description, aussi précise que possible, de la manière avec laquelle l’histoire des mathématiques est introduite dans les classes avec comme principal matériau la lecture de textes originaux. De nombreux extraits (pour certains inédits dans leur traduction française) sont alors offerts aux lecteurs. Ils se terminent tous avec des références bibliographiques dans lesquelles sont distingués les textes originaux des études historiques. Cette organisation permet de compléter la culture scientifique du lecteur qu’il soit enseignant de mathématiques, formateur ou curieux de l’histoire des idées et des pratiques mathématiques.
Un tel ouvrage apporte divers éléments de réponse aux difficiles questions, constamment débattues dans les IREM et, par exemple, au sein de HPM sur le plan international [1], liées à l’articulation entre l’histoire des mathématiques et l’enseignement des mathématiques. C’est en particulier les diverses utilisations de textes anciens originaux qui sont ici les plus étudiées. Leur lecture en classe est attirante et peut apparaître bénéfique dans le long processus de l’apprentissage d’une nouvelle notion. Même si celle-ci est encouragée par de récentes instructions officielles [2], il ne faut pas oublier qu’elle est aussi extrêmement délicate à mettre en oeuvre. Quiconque y a réfléchi s’interroge toujours longuement : quels textes ? À quel moment de l’apprentissage ? Comment le faire et pour quels résultats ? Ce sont autant de réponses qui nous sont proposées dans le présent ouvrage. En particulier, E. Barbin ébauche une synthèse de plusieurs types de lectures et d’analyses possibles en fonction des objectifs visés qui s’avérera utile à l’enseignant prêt à considérer les textes anciens comme un outil de sa pédagogie [3]. Chapitre après chapitre, l’histoire des mathématiques est explicitement introduite à plusieurs niveaux de l’enseignement secondaire et supérieur pour qu’elle ne soit pas un ajout à l’enseignement, mais bien intégrée à celui-ci.
La lecture de cet ouvrage est extrêmement féconde. D’abord, d’un point de vue historique, les auteurs partent essentiellement de problèmes mathématiques ou non pour montrer comment une notion, un concept apparaissent (ou prennent du sens) pour résoudre lesdits problèmes. Il n’est pas question ici de donner une liste exhaustive de ces problèmes ni même des textes qui les illustrent mais ne nous gâchons pas le plaisir d’en révéler quelques-uns. Il s’agit, par exemple, de la mesure des angles utile à la navigation et à l’arpentage avec notamment des extraits de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert ou des Eléments de Géométrie de Clairaut. Les jeux de hasard sont l’occasion de lire des passages de Leibniz et de Condorcet qui permettent au lecteur une réflexion épistémologique sur les probabilités et les statistiques. Ce sont aussi des problèmes de balistique et de mécanique céleste qui mènent Euler vers une détermination approchée de l’intégrale d’une équation différentielle quelconque. Un dernier exemple : les courbes sont étudiées de manière originale à partir de leur tracé avec Pacioli et Dürer aux prises avec des problèmes typographiques liés aux débuts de l’imprimerie jusqu’à la définition numérique d’une courbe avec le célèbre exemple des courbes de Bézier utiles au design des voitures.
Ensuite, d’un point de vue épistémologique, cet ouvrage est une réelle occasion de saisir la richesse des mathématiques et de sa pratique avec leurs difficultés inhérentes. Ainsi, le lecteur se rend compte que la représentation des objets mathématiques n’est pas un obstacle pour les seuls élèves de nos collèges et lycées mais constitue aussi une véritable épine dans le pied des mathématiciens. Le problème de l’irrationalité se pose dès l’Antiquité grecque et est encore largement débattue à la Renaissance. Des extraits d’Euclide, de Nicomaque de Gérase, de Théon de Smyrne et de Jacques Pelletier du Mans sont ici proposés comme témoins. Un autre exemple mérite d’être relevé : celui de la représentation d’un vecteur dans le plan avec l’important (et relativement peu connu) travail de Mourey. Abordons enfin les questions de rigueur, de raisonnement et de démonstration en mathématiques. C’est sans nul doute une problématique commune aux neuf chapitres dont deux en font une présentation explicite. L’un se consacre à l’étude toujours profitable des Eléments d’Euclide pour enseigner la géométrie et aborder la démarche hypothético-déductive. Le second nous invite à une comparaison de plusieurs manières de résoudre un même problème : l’inscription d’un carré dans un triangle. Cette étude est doublement illustrée par des textes originaux (Chuquet, Marolois et al- Khwârizmî) et des travaux d’élèves.
En conclusion, conçu pour les non-spécialistes, cet ouvrage apporte l’essentiel de la démarche historique. Il est bel et bien destiné à tous les curieux de l’histoire des mathématiques. Il revient sur l’invention de notions et de concepts à partir de plusieurs problèmes historiques. Il permet aussi, et ce n’est pas négligeable, de se (re-) plonger dans l’atmosphère d’une classe imprégnée des envies, partagée par l’enseignant et ses élèves, de transmettre et de maîtriser un savoir. Signalons enfin que la commission inter-IREM nous invite à lire avec bonheur neuf autres témoignages à paraître dans un nouveau volume [4]. Ces ouvrages arrivent à un moment fort opportun : ils sont aussi là pour rappeler la nécessité d’une formation des enseignants (tant initiale que continue) de qualité sans laquelle toutes ces belles expériences n’auraient jamais eu lieu.
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