Article
déposé le 22 septembre 2010. Toute reproduction
pour publication ou à des fins commerciales, de la
totalité ou d'une partie de
l'article, devra impérativement faire l'objet d'un accord
préalable avec l'éditeur (ENS Ulm). Toute
reproduction à des fins privées, ou
strictement pédagogiques dans le cadre limité
d'une
formation, de la totalité ou d'une partie de l'article, est
autorisée sous
réserve de la mention explicite des
références éditoriales
de l'article. CultureMATH remercie les éditions
Vuibert pour avoir autorisé la
réédition de ce texte
.
Notre connaissance des mathématiques élaborées voici quelque quatre mille ans sur les rives du Tigre et de l’Euphrate est très récente. Ce n’est que dans la première moitié du siècle dernier que le mathématicien et historien des mathématiques Otto Neugebauer ainsi que l’assyriologue Thureau-Dangin ont fait émerger un continent insoupçonné de savoirs mathématiques, en parvenant à déchiffrer des tablettes excavées au cours des décennies antérieures lors de fouilles archéologiques en Mésopotamie — c’est-à-dire, en gros, dans l’Irak contemporain. Les deux érudits ont en particulier établi, dans les années 1930, que le b² - 4ac qui accompagne aujourd’hui le trajet scolaire de tout un chacun avait eu depuis bien longtemps une forme d’existence dans les tablettes cunéiformes. Les scribes anciens nous ont en effet laissé des tablettes qui posaient systématiquement des problèmes où l’on peut reconnaître des équations quadratiques, et ils les résolvaient non moins systématiquement en recourant à un équivalent du b² - 4ac qui nous est familier. C’est depuis lors que l’on parle d’« algèbre babylonienne ».
Pour interpréter lesdites tablettes, Neugebauer et Thureau-Dangin se sont appuyés sur les connaissances mathématiques dont ils disposaient. Il n’y a là rien que de bien normal. L’historien mobilise toujours ses savoirs propres, mathématiques entre autres, au cours d’un travail d’exégèse. C’est sur cette base que Neugebauer et Thureau-Dangin ont pu percevoir, dans les textes en question, l’énoncé d’équations et leur résolution numérique à l’aide de suites d’opérations arithmétiques portant sur les données des problèmes et correspondant aux formules bien connues.
Dire que des savoirs présents entrent toujours dans la manière dont nous comprenons les écrits du passé, c’est aussi dire que toute évolution de nos connaissances mathématiques est susceptible de provoquer une mutation dans notre interprétation des textes anciens. C’est bien ce qui se produisit dans les années 1970 à propos des tablettes babyloniennes. Avec la multiplication des ordinateurs, l’intérêt pour les algorithmes a crû de façon notable en mathématiques. Dans ce contexte, la réflexion sur cette forme de pratique des mathématiques a mûri, et l’un des acteurs majeurs du développement de l’algorithmique, Donald Knuth, a proposé de relire les tablettes mésopotamiennes comme de premiers témoins de l’écriture d’algorithmes [1]. Il a depuis fait école dans l’historiographie des mathématiques de l’Antiquité.
C’est à partir de tout autres bases que Jens Høyrup a conçu une nouvelle approche des textes cunéiformes. Sa démarche fait écho aux exigences qui se sont élaborées en histoire des sciences au cours des dernières décennies et qui ont accompagné la professionnalisation de cette discipline. L’histoire des sciences s’est constitué comme domaine d’intérêt au XIXe siècle du fait, pour l’essentiel, des travaux d’amateurs éclairés. La première période fut une période de moissons, visant à établir les textes du passé et à repérer les innovations en vue de produire une chronique des progrès. Les limites de cette approche se sont manifestées de toutes parts, ce n’est pas ici le lieu d’en proposer une analyse. Disons simplement que les historiens ont été de ce fait conduits à privilégier aujourd’hui certaines questions et méthodes spécifiques.
Je retiendrai de ce processus de maturation de l’histoire des sciences une exigence essentielle qui s’est imposée et qui permet de situer l’approche des tablettes babyloniennes que Høyrup a développée, renouvelant ainsi en profondeur notre lecture de ces textes. Les historiens des sciences ne se contentent plus, en effet, d’établir le fait qu’un collectif humain savait « que ». Ils ont saisi l’importance de comprendre « comment » ce collectif humain savait « que ». On peut interpréter ce « comment » de bien des manières. J’en illustrerai quelques-unes en dégageant les traits saillants du travail de Jens Høyrup.
Que les tablettes babyloniennes manifestent une connaissance de la résolution des équations quadratiques, c’était hier un résultat. Ce n’est plus aujourd’hui, pour un historien comme Jens Høyrup, qu’un point de départ. Il s’étonne, dans un premier temps, que les interprètes contemporains glosent des termes différents employés par les scribes comme renvoyant à une même opération arithmétique. Il s’attelle dès lors à comprendre les subtilités de la langue technique à l’aide de laquelle les algorithmes sont consignés dans les textes. Ce travail d’analyse terminologique l’amène à établir un fait majeur : les termes en question ne renvoient pas seulement à des opérations arithmétiques, comme une première lecture en avait fait l’hypothèse, mais ils indiquent dans le même temps des manipulations à pratiquer sur un support graphique.
Ce résultat est essentiel à plus d’un titre. Il nous permet de comprendre que les textes cunéiformes ne sont pas de pures prescriptions, mais qu’ils rendent compte aussi bien — et par le même énoncé — des raisons pour lesquelles les opérations sont employées. Notre perception de la nature de ces écrits comme textes techniques s’en trouve profondément modifiée tout comme l’est notre compréhension de l’activité intellectuelle qui a produit ces textes et qui permet de les employer. Par ailleurs, en nous appuyant sur cette nouvelle interprétation, nous pouvons percevoir, en creux, par delà les tablettes babyloniennes, des éléments du dispositif de travail au sein duquel les scribes pratiquaient les mathématiques. Ce sont ces éléments qui ont par suite incité Jens Høyrup à se lancer à la recherche des indices qui permettraient de préciser la nature des supports graphiques qu’utilisaient les scribes.
De tout cela, il ne ressort pas une simple description de la manière dont les praticiens travaillaient les mathématiques. Nous disposons désormais d’outils d’interprétations qui nous permettent de tirer plus amplement parti des traces écrites qui sont parvenues jusqu’à nous. Nous comprenons mieux la nature des « équations » résolues à Babylone et la forme spécifique d’algèbre cultivée voici quatre mille ans dans le croissant fertile.
Un monde ancien qui avait disparu ressurgit un peu plus du néant. Un monde qui nous aide à percevoir la bigarrure des pratiques mathématiques et dans lequel nos mathématiques trouvent l’une de leurs racines.
Nous sommes redevables à Jens Høyrup de nous avoir restitué pour partie ce monde. Il a distillé des décennies de recherches sur ces tablettes pour en nous offrir l’essence dans ce livre qu’il a voulu accessible au plus grand nombre. Saisissons cette invitation à voyager par les mathématiques. Saisissons cette opportunité de comprendre comment une mathématique peut être ni tout à fait la même que la « nôtre », ni tout à fait une autre.