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Le triangle: philosophie, histoire, mathématiques

Préface du livre Le problème de l’espace: Sophus Lie, Friedrich Engel et le problème de Riemann-Helmholtz de Joël Merker


Jean-Jacques Szczeciniarz

Professeur de l' Université Paris Diderot  -  e-mail


Présentation de l'éditeur

Article déposé le 20 octobre  2010. Toute reproduction pour publication ou à des fins commerciales, de la totalité ou d'une partie de l'article, devra impérativement faire l'objet d'un accord préalable avec l'éditeur (ENS Ulm). Toute reproduction à des fins privées, ou strictement pédagogiques dans le cadre limité d'une formation, de la totalité ou d'une partie de l'article, est autorisée sous réserve de la mention explicite des références éditoriales de l'article.  CultureMATH remercie les éditions Hermann pour avoir autorisé la réédition de ce texte .






SOMMAIRE

 Introduction

1. Aux philosophes

2. Aux mathématiciens

3. Aux historiens des mathématiques

4. Aux philosophes, encore

5. Aux mathématiciens, aux historiens des mathématiques et aux philosophes

6. La question de la genèse

Bibliographie



S’il arrivait même en dormant . . . qu’un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l’empêcherait pas d’être vraie. DESCARTES, Discours de la méthode IVème partie A. T. VI 39 (citation tirée de [1] que je dédie à la mémoire de Laurent Schwarz).

Le travail qui vous est livré est le résultat d’une réflexion qui s’effectue sur trois registres, philosophique, mathématique et historique. Par ces trois voies, il doit permettre au lecteur d’entrer dans l’oeuvre profonde et difficile du mathématicien Sophus Lie. Si Lie est connu pour les concepts fondamentaux qu’il a introduits (groupes et algèbres de Lie, omniprésents dans les mathématiques), on connaît peu son oeuvre gigantesque dans son ensemble, ses lignes directrices et ses objectifs, et surtout son unité. C’est à ces travaux trop vastes pour être maîtrisés, écrits en norvégien et en allemand, que la présentation de Joël Merker nous introduit d’abord. Mais le lecteur qui le suivra dépassera le stade déjà remarquable d’une introduction : il comprendra à quelle stratégie d’ensemble obéit ce singulier mathématicien qui, dans son genre, domine la fin du 19ème siècle ; le lecteur saisira aussi quelle singulière obstination et quelle forme de puissance productrice - celles d’un mathématicien - ont présidé au travail de Lie.

Nous voudrions présenter quelques réflexions que suggère le genre de travail auquel nous avons affaire. Les trois catégories de personnages théoriques qui occupent l’espace des recherches qui sont présentées ici travaillent et doivent travailler nécessairement dans la plus étroite collaboration, et pourtant, le statut de leurs productions les rend absolument autonomes. Le texte philosophique possède ses énoncés et sa cohérence propre, comme le travail mathématique qui est exposé et prolongé, de la même façon que les questions d’histoire et d’historiographie qui sont déployées devant nous. Nous nous adresserons successivement à ces trois personnages.

Aux philosophes

Il est impossible de nier le lien qui existe entre philosophie et mathématiques, lien d’une nature extrêmement complexe. Ce que ne fait pas la philosophie - au stade de son histoire - et ce qui n’est pas en son pouvoir ni de son ressort : elle ne résout pas de questions mathématiques. Elle ne peut que décrire et amplifier les modes d’ouverture théorique à cette singulière et pourtant universelle forme de pensée que sont les mathématiques. Elle ne peut que reproduire sur son propre terrain de déploiement la réflexivité qui caractérise le travail mathématique en profondeur. Elle produit donc un autre type de réflexion et de réflexivité. En aucun cas comme philosophie elle ne peut recourir aux arguments d’autorité des résultats produits par les mathématiques. En revanche, le type de réflexion et de réflexivité que les mathématiques produisent est en mesure de permettre, et par ressemblance et par différence, la problématisation philosophique. La divergence se manifeste là où la réflexivité philosophique se replie sur elle-même et sur son questionnement, en interrogeant par exemple, la nature des types d’êtres qu’elle se voit constituer, pour rejoindre de façon particulière le corpus philosophique de questionnements classiques qu’elle renouvelle.

De ce point de vue, Riemann (et c’est aussi le cas de Lie), se situe bien en deçà, et au-delà en même temps, des philosophies mathématiques qui se sont développées et opposées au début du 20ème siècle : le logicisme, l’intuitionnisme et le formalisme. Par delà les fossilisations aseptisantes auxquelles elles ont donné lieu, elles présentaient elles aussi dans la virtualité de leurs déploiements et dans les développements de leurs premiers tenants un authentique questionnement philosophique. Entendons-nous bien : une théorie des modèles ou même une forme de logique peut avec intérêt pour le mathématicien et pour le philosophe reproduire des résultats mathématiques sur les groupes de transformations en ouvrant des développements dans le cadre de la théorie des langages formels par exemple, cela ne ferait qu’un élément de plus à prendre en compte pour le philosophe dans sa réflexion.

Il est impossible de nier également le sentiment de malaise dans lequel la philosophie dite des mathématiques met le mathématicien. Dans la majorité des cas, il ne reconnaît rien, ni de sa pratique ni de sa théorie : les philosophes parlent de loin, dans le suave mari magno d’une extériorité rassurante, de mathématiques qui ne sont que rarement difficiles, et même quand c’est le cas, le problème de déployer l’ouverture qui fait la profondeur de la difficulté n’est pas même abordé. Or la question de la difficulté, dans la mesure où, le plus souvent, les nodalités névralgiques des stratégies qui mettent en jeu des pans entiers du corpus mathématiques s’y affrontent, est précisément le lieu d’excellence où la philosophie affleure dans la mathématisation qui s’élabore. Le mathématicien ne comprend pas, comme mathématicien, que l’on puisse parler d’une mathématique achevée. Il faut, si on veut l’interpeller en philosophe, marcher en sa compagnie sur les cimes escarpées de sommets qui surplombent les abîmes.

C’est là sans doute la difficulté que peut tenter d’affronter le philosophe qui cesserait d’arriver en retard, à la tombée de la nuit. Ce n’est pas la difficulté qui fait nécessairement valeur, quoi qu’en ait dit, en un autre sens, Platon (tout ce qui est difficile est beau), mais elle restaure une vérité des mathématiques se faisant. Pour des raisons simples qui tiennent à la nature de la réelle progression de la science qui est massivement synthétique.

À l’autre bout du spectre de cette description, le mathématicien ne reconnaît pas non plus ses mathématiques quand il constate le recours, dans une terminologie métaphysique, à une élaboration catégorielle qu’il perçoit comme abstraite. Il y voit, dans le meilleur des cas, un descriptif théorique divergent qui s’oppose à la nécessité qu’il éprouve cruellement d’avancer dans l’immensité dynamique de son appréhension. En même temps, je voudrais attirer l’attention sur le très grand nombre de textes métaphysiques dont sont remplis les travaux mathématiques, comme si la créativité ne pouvait s’exercer sur ce territoire sans s’installer métaphysiquement. Peut-être est-ce particulièrement frappant dans les termes de la métaphysique allemande au cours du 19ème siècle.

Les deux modes de discursivité sont distincts, l’essentiel de la discursivité mathématique se réalisant dans une argumentation démonstrative qui est symboliquement ou formellement transcriptible. Mais la pensée va presque toujours au-delà du démonstratif et du démontré. Même en mathématiques, le problème insiste ou subsiste au-delà de sa solution.

Une partie de l’introduction de ce livre est consacrée à l’installation riemannienne. L’auteur y reprend de manière synthétique et conceptuelle le travail de Riemann dont il montre à quel point il est explicitement et philosophique et mathématique. Il le caractérise d’une manière qui ne peut qu’entraîner l’adhésion des lecteurs mathématiciens ou philosophes : l’ouverture réflexive. Et l’ensemble de l’introduction à Lie développe le même genre thématique.

Je reprends deux exemples. D’abord celui des groupes de transformations dans leur appréhension infinitésimale. Il s’agit du théorème fondamental qui dit de manière surprenante que l’intégration d’un flot local, dans le cas analytique, revient à la sommation d’un nombre infini de termes différentiés (p. 110).

Les termes qui en font la description permettent de prendre pied sur le terrain philosophique de ce que l’auteur appelle une « équivalence ontologique fondamentale » entre groupe local à un paramètre et transformation infinitésimale. Il ajoute que cette équivalence « s’insère plus généralement dans l’équivalence fonctionnelle entre le différentiel infinitésimal et le local fini, tout en développant les premiers éléments d’une théorie géométrique du mouvement ».

Mais cette équivalence n’est pas un principe d’égalité absolue entre deux êtres initialement distincts, et c’est sans doute là que gît le point-clé de cette philosophie des mathématiques en constitution : « l’ontologie est interrogation en devenir sur la structure et sur la constitution d’un être mathématique problématique » De ce point de vue, le lecteur voit se déployer une ontologie opératoire, comme sera celle à venir de la théorie des catégories qui a construit avec la théorie des foncteurs, ce que l’auteur désigne ici. Mais il s’y ajoute aussi l’énoncé de modes d’être que le commentateur mathématicien fait apparaître au philosophe. La formule employée par l’auteur, formule qui se rapporte au type d’équivalence posée par des théorèmes comme celui-ci, est la suivante : « l’équivalence, en mathématiques, transcende tout concept logique ou méta-mathématique de termes formels syntaxiquement substituables ». Une équivalence de ce genre est posée par exemple par la transformée de Fourier quand elle passe du différentiel au polynomial, ou par le mouvement de transfert de problèmes qui est réalisé par les transformations intégrales, lesquelles permettent de reconstituer les problèmes en en fournissant des équivalents dans l’un des autres secteurs des mathématiques.

La logique, syntaxiquement entendue, fait perdre la normativité intrinsèque de la théorie se construisant. Mais il faut ajouter que son objectif n’est pas initialement de capter cette normativité ; plus précisément, elle établit une autre forme de prescription, surtout si elle se constitue de l’extérieur. Dans ses développements plus récents, elle s’est pourtant dirigée vers une nouvelle intégration de la dynamique du travail mathématique comme le fait e.g. la logique linéaire développée par J.-Y. Girard. La terminologie conceptuelle qui analyse la mathématique en train de se faire se doit alors de faire surgir, depuis l’apparence métaphorique qu’elle revêt, la force d’entraînement réflexif par laquelle elle établit la nouvelle synthèse. Comme le dit l’auteur : « dans l’équivalence, il doit se manifester un différentiel-synthétique du potentiel interrogatif, comme par l’effet d’une révélation progressive qui autoriserait à oublier presque définitivement le membre initial de l’‘équivalence’ pour ne retenir que le membre final [ces opérations sont thématisées en théorie des catégories par le foncteur d’oubli par exemple] plus rapproché, bien que peut-être encore fort éloigné, de l’essence de la chose à comprendre ».

Un autre concept que l’auteur utilise, et que nous commençons à mettre au centre de mécanismes de compréhension physicomathématique, est celui de brisure de symétrie. Il est lui aussi l’effet d’une absorption par le langage conceptuel mathématique de phénomènes de la physique théorique que nous pouvons de la sorte mettre au poste d’observateur-clé du déploiement mathématique, par exemple de la théorie essentielle de Galois. Galois, en concentrant notre attention sur la symétrie des racines d’un polynôme qu’il met sous observation, met en place une procédure de brisure de leur symétrie.

Dans l’équivalence dont l’auteur nous propose le concept, nous effectuons également une brisure de symétrie : le concept de transformation infinitésimale « élimine » en quelque sorte le concept de groupe local à un paramètre, pour s’y substituer comme objet d’étude principal. De cette façon, nous concevons la stratégie de Lie : mettre entre parenthèses l’intervention de l’analyse comme procédé d’intégration pour se concentrer seulement sur la classification des transformations infinitésimales. On peut alors saisir ce qui de l’infinitésimal permet de comprendre qu’il devienne le concept moteur : il est linéaire. Il serait alors possible de comprendre la manière dont ce thème et ce système de compréhension qu’est le linéaire jouent un rôle central. Et de comprendre aussi que le différentiel installe le linéaire, et de suivre une réflexion sur le linéaire dans le déploiement mathématique. C’est bien la manière dont il nous faut comprendre la notion même de développement en série.

En nous plaçant explicitement sur le terrain de l’immanence philosophique, nous parvenons à établir des liens conceptuels avec le spéculatif mathématique que construisent Lie et Engel.

L’auteur remarque (p. 117) que toute question spéculative qui apparaît « naturellement » est traitée par Engel et Lie au moment approprié, dans le continu du déploiement de la théorie. J’en tire qu’il existe un moment nécessaire, dans cette production mathématique, où une réflexion spéculative surgit. S’agit-il d’un excès nécessaire, d’une couche de pensée qui dépasse l’enchaînement des théorèmes ? Et l’auteur d’en conclure : « s’il existe une systématique du questionnement, c’est dans les mathématiques d’inspiration riemannienne qui se sont développées pendant la deuxième moitié du 19ème siècle qu’il faut en trouver les racines, bien avant que l’axiomatique formelle du 20ème siècle ne l’enfouisse sous des strates de reconstitution a posteriori et non ouvertement problématisante ». C’est pourquoi il nous faut comprendre sous un autre jour la nature de la théorie hilbertienne qui vient en un sens mettre un terme à ce style de mathématiques.

Aux mathématiciens

Un des principes mathématiques testé ici est celui de l’introduction de la géométrie dans l’infinitésimal (il s’agit d’un mouvement historique datant du 18ème siècle mais qui s’est érigé en principe). Joël Merker analyse en détail les mathématiques impliquées par ce principe, et de ce fait, en quoi a consisté l’erreur de Helmholtz. Cette remarquable erreur apparaît clairement présentée par l’auteur et nous plonge au coeur de la théorie : « Engel et Lie montrent combien il est périlleux d’extrapoler les axiomes supposés valides dans des régions locales d’extension finie au sujet du comportement de points qui sont infiniment proches les uns des autres » (p. 66). Cette réflexion sera approfondie dans une théorie puissante des faisceaux qui reprend cette question à travers le concept de cohérence.

Une deuxième idée dont Lie reste métaphysiquement persuadé et dont les philosophes ne peuvent rendre compte : l’analogie de sa théorie des groupes continus finis de transformations avec la théorie des groupes finis de substitutions. C’est une croyance rationnelle qui peut être appellée métaphysique, car elle construit une double polarité entre une exigence à développer de façon très précise, et elle se trouve de plus enracinée dans le socle des actions de groupe.

L’intérêt de l’étude d’un texte historique qui a pris place dans l’histoire est également purement mathématique. Prenons le cas des virtualités. Un des objectifs de l’étude d’un texte mathématique qui a produit ses effets dans l’histoire réelle du développement des mathématiques est d’en reconstruire les modes d’effectuation et de compréhension. Mais il suppose toujours que ces textes (leur contenu d’information, comme le dit Alain Connes) ne sont jamais épuisés. L’histoire réelle a fait des choix transformant une contingence donnée en nécessité a posteriori, de l’après coup. Mais si cet irréversible est scellé, rien n’indique qu’il soit unique. Et comme le montre l’auteur, il est possible et sans doute nécessaire de développer d’autres mathématiques à côté de celles qui l’ont été. Dans nombre d’endroits de son analyse, l’auteur entrant dans la pensée de Lie en fournit précisément d’autres prolongements, qui effectuent des trajectoires nouvelles, laissant voir ce que cette création nouvelle appelle.

Il n’y a donc pas, redisons-le, de théorie morte, parce qu’il n’y a pas au cours de l’histoire de théorie qui s’isolerait de l’ensemble des théories mathématiques. D’où ces retours maintes fois notés dans la pratique mathématique de méthodes réactualisées. Un résultat sédimenté est repris dans l’horizon du système ouvert de médiations possibles dans lequel est offerte toute idéalité ([1], p. 112).

De plus, un travail comme celui-ci met en évidence deux caractéristiques conceptuelles essentielles du corpus mathématique : sa puissance architectonique. C’est sans doute un des faits saillants de l’histoire des mathématiques du 20ème siècle d’avoir traité cette architectonique comme telle (Grothendieck, H. Cartan, Serre par exemple), ce qui se vérifie dans les nouvelles structures, les chemins transversaux, les trajectoires inter-disciplinaires, les nouvelles unités disciplinaires que les oeuvres ont fait apparaître, et en même temps son aspect labyrinthique, c’est-à-dire le fait que des résultats un temps silencieux puissent ressurgir par des voies imprévues, des théorèmes se trouver redémontrés dans un autre cadre et acquérir de nouvelles significations. De nouvelles contemporanéités sont mises en place.

Le plus souvent, la philosophie des mathématiques officielle laisse malheureusement échapper ces faits qui sont de ceux qui parlent le plus aux mathématiciens. Je choisis par exemple la manière dont Grothendieck, reprenant l’analogie constatée entre la théorie de Galois algébrique et la topologie algébrique de Poincaré (théorie des revêtements et groupe de Poincaré), construit le concept de cette analogie à travers la théorie des catégories et invente la théorie du foncteur fibre.

Aux historiens des mathématiques

Il est d’une évidence cruelle que toute élaboration philosophique ou mathématique portant sur un texte historiquement daté doit se soumettre au critère de son historicité, si un tel critère existe ; s’il n’existe pas, il faut le faire surgir. L’histoire suppose de ce point de vue que l’on puisse produire une mise à distance suffisante du texte à l’étude, pour en discerner la spécificité. Le dépaysement construit de la sorte se propose toujours comme objectif de ressaisir les formes mathématiques qui ont donné sens au résultat dont on construit l’histoire.

Mais c’est de la spécificité de cette mathématique qu’il s’agit. Et il n’est pas d’histoire des mathématiques sans hypothèses philosophiques explicites, ou implicites, sans choix d’interprétation, sans valorisation épistémologique. De ce point de vue, de telles hypothèses doivent pouvoir passer par le crible de l’argumentation philosophique. Mais il est d’une nécessité absolue que l’historien comprenne et conçoive les mathématiques qu’il situe dans une histoire. Et c’est du coeur des mathématiques que cette compréhension doit surgir. Et il est à la limite possible qu’une explication historique ou revendiquée comme telle induise une compréhension mathématique précisément parce qu’elle se sera insérée dans une nouvelle trajectoire interne aux mathématiques. Comment l’historien sait-il qu’il comprend ? Comme tout mathématicien qui sait qu’il comprend, pas seulement par l’expérience du vrai, mais parce que ce savoir est à des niveaux différents savoir de lui-même : verum index sui. C’est ensuite que les modalités du vrai et de l’accès au vrai peuvent être extrêmement différentes.

Il est nombre de travaux mathématiques historiques qui butent sur les questions classiques et aporétiques des bons choix de récurrence. Les réponses ne peuvent se chercher et se trouver que dans la compréhension mathématique explicite de leur objet d’étude. Mais ce point mérite lui aussi quelques précisions.

Le devenir mathématique apparaît d’abord comme autonome et endogène. Cette caractérisation implique, comme je l’ai dit ci-dessus, tous les travaux historiques qui semblent aller dans le sens des déterminations extérieures. Elle ne s’y oppose nullement, mais un objet, un théorème, une théorie ne sont tels que dès lors qu’ils ont été installés dans le devenir immanent des mathématiques. Du ressort d’une causalité occasionnelle indispensable, les demandes extérieures, les formes institutionnelles nécessaires et contingentes, les exigences de la vie courante ne peuvent expliquer un devenir mathématique que si elles ont été reprises et installées dans le corpus pour ne plus se voir et se comprendre que comme déduites de, ou construites à partir de ce dernier. Et de ce fait, ces déterminations sont complètement transformées. Au cours de ce développement, les mathématiques, les méthodes acquièrent puissance à l’égard de leurs objets. Elles reprennent leurs acquis. Le devenir déploie une circularité de renvois des objets aux actes et des actes aux objets.

Ni découverte, ni invention. Ni succession d’inventions ni succession de découvertes. Une innovation introduit un nouveau système de relations, certaines entre des domaines qui ne paraissaient pas interconnectés, le champ thématique peut s’en trouver structuralement modifié. Une synthèse nouvelle apparaît qui réveille des relations anciennes entre des potentiels d’idéalités ; alors cette exploration que la situation induit peut faire penser l’historien qui se met au travail à la constatation qu’il a affaire à une découverte. Mais elle n’est là que parce que le mathématicien a inventé cette insertion inattendue devenue alors nécessaire. Riemann, Lebesgue et Archimède sont soudain devenus voisins, tout comme Gromov et Eudoxe.

Aux philosophes, encore

Riemann pratique la philosophie : Joël Merker reprend minutieusement l’analyse riemannienne de Herbart, et la stratégie philosophique que Riemann en tire, stratégie et pour la philosophie et pour les mathématiques. Le lecteur découvrira ici la construction conceptuelle de Riemann qui se déploie comme un écho anticipateur de ses mathématiques. La réflexion philosophique est chez Riemann autonome, elle se produit pour elle-même, mais c’est alors qu’elle parle aux mathématiques et parle des mathématiques. Il faut que nos philosophes cessent d’avoir peur des métaphores contrôlées. Ce sont elles qui font avancer la philosophie entièrement imprégnée de mathématiques. Le fait qu’il en soit ainsi doit faire comprendre et au philosophe et au mathématicien la situation topologique des deux disciplines. Dussé-je me répéter, c’est cette situation qui permet précisément à la création mathématique de se développer de manière autonome, et d’autre part, à la méditation philosophique de se retrouver pour progresser.

Quand Herbart souligne le besoin professionnel éprouvé par le mathématicien de dévoiler l’esprit de ses formules, il veut indiquer le caractère essentiellement réflexif de ses formules et de sa pratique mathématique. La philosophie absorbe le mouvement de la mathématique et ses sinuosités, c’est par exemple le cas pour le différentiel. Joël Merker insiste beaucoup sur ce qu’il appelle la stratégie de l’ouverture riemannienne. C’est dans cette position-là que l’on doit comprendre les mathématiques du 19ème siècle et leur identification partielle avec la philosophie.

L’ouverture constante de l’irréversible synthétique : j’insiste sur cette expression d’abord du synthétique, c’est-à-dire une concentration unifiée de propriétés mathématiques, par opposition à l’analytique  la philosophie des mathématiques se déploie dans les domaines que les constructions mathématiques réalisent pour les réexprimer, les prolonger, reproduire un système de bifurcations. Cette terminologie si proche de la pratique mathématique elle-même en est absolument distincte et je dirai que c’est sa proximité qui mesure sa distinction.

Aux mathématiciens, aux historiens des mathématiques et aux philosophes

Notre auteur met en évidence de façon particulièrement aiguë, le fait que des principes gouvernent la pensée de Lie. Le lecteur qui le suivra verra combien Lie et Engel pensent de manière à éviter les formes parasites d’un formalisme et comment cette stratégie conditionne à bien des égards leur possibilité productrice. Je voudrais reprendre en n’extrayant que quelques aspects de la riche analyse proposée.

Joël Merker reconstruit un trajet fondamental de la démonstration de Lie d’un théorème difficile. Ce trajet se clôt à la fin du Chapitre 9 du Volume I de la Theorie der Transformationsgruppen par le Théorème 26 (p. 153) dont la démonstration longue et difficile est exposée et clarifiée par l’auteur. Grâce à ce théorème, Lie et Engel sont en mesure d’identifier systématiquement tout groupe continu de transformations :

$\displaystyle{x_{i}^{\prime}=f_{i}(x_{1},...,x_{n};a_{1},...,a_{r})~~~~(i=1,...,n))$

à une collection de transformations infinitésimales linéairement indépendantes :

$X_{k}(f)= \sum_{i=1}^{n}\xi_{k}(x_{1},...,x_{n})\frac{\partial f}{\partial x_{i}}~~~(k=1,...,r)$

dont les coefficients sont analytiques (réels ou complexes) et qui est linéairement fermée par crochets :

$[X_{j},X_{k}]=\sum_{s=1}^{r}c_{j,k}^{s}X_{s}~~~~(j,k=1,...,r)}

les $c_{j,k}^{s}$ étant des constantes. Je caractériserai le bilan de trois points de vue.

Mathématiquement, le résultat consiste à montrer comment caractériser un groupe local par linéarisation de ses caractéristiques, du fait que le groupe est identifié à ses générateurs infinitésimaux.

Philosophiquement, on comprend que le travail du mathématicien a consisté à métamorphoser l’être mathématiques initial. « La connaissance mathématique initialement indécise et problématique peut à présent se décider à réenvisager l’objet « groupe continu » — maintenant moins opaque — sous un angle absolument neuf : celui des transformations infinitésimales, plus riches de virtualités et de manipulations possibles ». La production mathématique procède par construction de synthèses qui ouvrent davantage. On peut aller plus loin dans l’analyse et se demander alors ce que comporte le concept de groupe continu, autrement dit de quel type de synthèse de connaissances il procède. Si, dans la production, les points de départ s’effacent, transposés et transformés qu’ils sont, ils ne cessent en réalité jamais d’agir, au point qu’il est parfois possible de les voir ressurgir. A cette occasion, se reposent les questions des relations entre l’algèbre et la géométrie et de la nature de l’algèbre linéaire.

Historiquement, de nombreuses questions s’ouvrent qui sont liées aux rapports entre les chemins conceptuels déterminés par les mathématiciens sous la forme des synthèses mathématiques inscrites dans le corpus qui les sanctionnent, et les parcours réels qui les ont précédés ou même déterminés.

Une des questions posée sur les trois modes est celle de la nature de la pratique de classification induite par le travail de Lie ; l’auteur nous fournit de nombreux éléments de réponse.

La question de la genèse

L’une de ses modalités est l’analyse dont on dispose de ce qu’on pourrait appeler la théorisation. On doit la voir dans la terminologie utilisée comme l’induction, après une fermeture, d’une exigence d’ouverture vers les possibilités enfouies dans des horizons théoriques qui sont posés ensemble, capables de susciter un nouveau déploiement du chantier immanent de construction.

Joël Merker use comme tout philosophe, comme tout philosophe des mathématiques et comme la plupart des mathématiciens qu’il analyse, de métaphores spatiales. Sans vouloir épuiser l’analyse du problème posé par cet usage, je proposerai les remarques suivantes. Je peux noter des expressions comme « strates », « couches », « ouverture », « irréversible », « intérieur/extérieur ». Il est vrai qu’elles relèvent souvent du registre de la géométrie et de la topologie.

Mais ces métaphores sont portées par la mise en forme d’analyses philosophiques fondées de l’organisation théorique. Si on met l’accent sur l’exigence de successivité, on peut y voir des analyses inspirées par, et remises en forme par la phénoménologie. Ainsi peut-on pour débuter ces analyses reprendre des expressions conceptuelles de J.-T. Desanti ([2]) comme celles de « pôle d’idéalité », le concept de pôle renvoyant à une direction vers un domaine dans lequel un concept prend sens. Ce domaine peut apparaître plus naturel, comme lieu de synthèses inachevées. Mais à côté du niveau de naturalité qui est en général le premier niveau d’une théorie apparemment plus simple ou plus géométrique, à côté de ce niveau, il existe un niveau idéal grâce auquel se manifestent les exigences démonstratives, et les autres formes théoriques, ou même de disciplines du corpus, qui sont invoquées. Le champ réflexif, c’est-àdire l’ensemble des éléments de réflexion que nous devonsmobiliser, est muni d’une direction où chaque point est l’unité d’un pôle d’actualités et de ses potentialités duales. Ainsi en est-il également du concept d’horizon, comme position d’un environnement implicite au bord de toute théorie ou de tout objet mathématique explicitement posés reflétant la part d’implicite qui accompagne tout geste mathématique. Dans toutes ces considérations, il s’agit d’aborder la question si complexe des stratifications de couches théoriques qui constituent le corpus mathématique. Il faut encore tenir compte du fait que la réflexion s’exerce dans l’unité d’une norme et d’un inachèvement, comme le disait le même auteur.

Et surtout, dans ces analyses, il s’agit de ne pas dresser de barrière entre théories en voie de constitution et théories considérées comme constituées. Elles ne se comportent pas différemment, même si la métaphore facile du « chantier de théorisation » peut venir sous la plume ([1], p. 87).

Une théorie enveloppe toujours un système de formations idéales (règles opératoires, prescriptions logiques) capables d’assurer les positions d’objets idéaux et d’orienter vers des enchaînements explicites, et en même temps un système d’exigences qui renvoient à des possibilités de nouer des relations dont la thématisation alimentera la théorie d’un objet mis en question.

Une théorie comme système ouvert d’énoncés ne peut être saisie comme une totalité achevée, son unité est thématique ; elle ne saurait non plus être saisie de l’extérieur, en vertu de l’ordre inhérent à la suite théorématique elle-même. Mais cette intériorité n’est pas non plus assurée en vertu des possibilités toujours ouvertes de l’interconnexion entre les théories mathématiques elles-mêmes. Ce qui ne veut point dire qu’elle ne comporte pas ce que j’appellerai des couches ou des strates d’achèvement. Une classification peut être achevée, comme un résultat. Tel est le cas des classifications des groupes, tel est le cas des travaux admirables de Lie. Les théories ne peuvent être saisies que comme unité vivante de toutes les synthèses qu’elles ont produites. Mais les formes de propagation de ces résultats repotentialise l’intention initiale parfois, la démultiplie selon de subtiles modalités, d’autres fois. La théorie des groupes et des algèbres de Lie s’est ainsi reconstruite à travers les théories cohomologiques et de nouvelles questions ont ouvert des espaces de connexion avec d’innombrables potentialités. On a considéré des situations où un groupe agit sur un espace topologique et on essaie de mesurer les possibilités de cette action en cherchant à obtenir des classes de cohomologie modulo cette action ou des classes qui contiennent des informations sur cette action. On sait que par une sorte de réenveloppement, il s’est d’abord agi de voir les opérations de groupe à travers des structures de différentiabilité qui en font des variétés. Puis on s’est intéressé aux opérations d’algèbre de Lie sur une algèbre différentielle (graduée commutative). Lie avait ouvert la voie d’exploration des opérations de la pensée qui plongent dans l’algébrisation du différentiel et du continu. C’est cette thématique qui ne cesse d’être réactualisée à travers des couches complexes de structures réflexives qui les hiérarchisent parfois ou les diffractent selon des organisations en cascade qui ne demandent qu’à faire le matériau pour de nouvelles virtualités philosophiques et de nouveaux philosophes.

Si j’ai insisté sur ce qui me semble nécessaire pour qu’une philosophie des mathématiques se redéploie plus proche des mathématiques réelles, il n’en reste pas moins que des questions comme celle de l’objectivité, de la vérité, continuent de faire le fond de la réflexion philosophique. Alain Connes a proposé trois critères d’objectivité des mathématiques (cf. [1], pp. 134–135).

- La possibilité de classer exhaustivement les objets définis par une axiomatique qui témoignerait de l’existence de contraintes objectives par lesquelles les univers des possibles seraient nécessités. C’est cette possibilité que déploient Lie et Engel et que Joël Merker prolonge après l’avoir admirablement problématisée. La question dominante pour Lie dans la théorie qu’il a érigée était de classifier à équivalence près tous les groupes de transformation possibles.

- La cohérence et l’harmonie inter-théoriques globales des théories mathématiques attestées par les faits d’intertraductibilité, ce qui témoigne pour l’unité des mathématiques, laquelle d’ailleurs ne saurait être conçue comme une possibilité de les réduire à un calcul unique. C’est ce caractère architectonique en soi de l’ensemble du corpus mathématique que développent la théorie des catégories et l’œuvre de Grothendieck. C’est aussi cet aspect qui commence avec les mathématiques du 19ème siècle et que Lie réassume.

- Le fait que les théories mathématiques intéressantes ont un contenu informationnel infini. De ce point de vue, aucun objet mathématique ne restera en repos. La reprise caractérise la progression et son caractère labyrinthique et imprévisble. Aucun autre système symbolique ne satisfait ces critères.

Au lecteur de refaire cette expérience unique, en entrant dans cette œuvre unique !



Références

[1] Caveing, Maurice, Le problème des objets dans la pensée mathématique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2004, 286 pp.

[2] Desanti, J.-T., Les idéalités mathématiques, Paris, Le Seuil, 1968.