1- Le problème
La première trace connue du problème
figure dans le Sunzi suanjing (Classique
mathématique de Maître Sun), composé
entre le IIIe et le Ve
siècle de notre ère ; d’où,
probablement, le qualificatif de « chinois » dont
on affuble, en Europe à partir des années
1850, le problème et le théorème qui
le résout. Le voici, tel qu’exposé par
Maître Sun (Sunzi)
dans son « Classique », où il est le 26e
problème du chapitre 3 :
Soient des objets en
nombre inconnu. Si on les compte par trois, il en
reste deux ; par cinq,
il en reste trois, et par sept, il en reste deux. Combien y a-t-il
d’objets ?
Réponse : 23.
Règle : « En comptant par trois,
il en reste deux » : poser 140.
« En comptant par cinq, il en
reste trois » : poser 63. « En
comptant par sept, il en reste deux » : poser 30.
Faire la somme
de ces trois nombres, obtenir 233. Soustraire 210 de ce total,
d’où la réponse.
En général, pour chaque unité restante
d’un décompte par trois, poser 70 ; pour
chaque unité
restante d’un décompte par 5, poser 21 ; pour
chaque unité restante d’un décompte par
7,
poser 15. Si [la somme ainsi obtenue] vaut 106 ou plus, ôter
105 pour trouver la réponse
[1].
En termes actuels, nous transcririons ainsi
l’énoncé : soit à trouver un
entier $N$ tel que
$\displaystyle{N = 3q_1 + 2 = 5q_2 + 3 = 7q_3 + 2,}$
les $q_i$ étant entiers. Ou bien, en termes de congruences
simultanées :
$\displaystyle{N \equiv 2~(mod 3)\equiv 3~(mod 5)\equiv 2~(mod 7).}$
La règle, quelque peu
laconique, résume
le procédé suivant : prendre le reste de
la division
par 3, soit 2, le multiplier par deux fois le produit des deux autres
diviseurs, soit 2 × 5× 7, et
donc « poser » 140. Prendre
ensuite le reste de la division par 5, soit 3, et le multiplier par le
produit des deux autres diviseurs, soit 3 × 7, et donc
« poser » 63 ; enfin,
« poser »
2 × 3× 5 = 30. Au total, on a posé 140 +
63 + 30 = 233 ; le résultat est 233 – 2
×
105 = 23.
La solution est
remarquable, et ne diffère de la
méthode actuelle [Cf. Encart 1]
que par
la forme de
l’exposition et par le fait que dans la question
posée il faut lire en filigrane : «
trouver le plus petit nombre d’objets
possible ». On a bien en effet :
$\displaystyle{N = 2m\times 5 \times 7 + 3n
\times3\times7 + 2 p\times
3\times5 + k\times 3\times5\times 7}$
où les entiers $m$, $n$ et $p$ doivent être tels
que $m$ × 5 × 7, $n$ × 3 × 7 et
$p$ × 3 ×5 aient
pour
reste 1
quand on les divise respectivement par 3, 5 et 7, et
où
k
est un entier quelconque (ici – 2).
Comme les trois diviseurs sont premiers entre eux deux à
deux, l’existence de m (ici 2), de $n$
(ici 1) et de $p$ (ici 1) est assurée par le
théorème de Bézout ; on
vérifie alors que $N$ est bien
solution, et que la différence de deux solutions
particulières est nécessairement un multiple de
3 × 5 × 7 = 105.
L’histoire des mathématiques
connaît de curieux problèmes baladeurs, qui
apparaissent
et se promènent on ne sait trop pourquoi ni comment. Le
problème de Maître Sun est de ceux-ci.
Il est posé tel quel, sans application à quoi que
ce soit, et pratiquement seul de son espèce
puisque l’autre problème
indéterminé du traité, le
problème des trois soeurs, avec ses
congruences de reste zéro, ne présente aucune
difficulté. Le voici :
Il y a trois soeurs.
L’aînée revient
tous les 5 jours, la cadette tous les 4 jours, la benjamine tous les 3
jours. Au bout de combien de jours les trois soeurs se
rencontreront-elles ?
Réponse 60 jours. […]
L’aînée revient 12 fois, la cadette 15
fois, et la plus jeune 20 fois
[2].
Les
problèmes de ce genre,
c’est-à-dire de congruences
simultanées, disparaissent alors
des textes conservés en Chine pour refaire surface au XIIIe
siècle dans le Shushu jiuzhang
(Neuf chapitres d’écrits sur le calcul, 1247) de
Qin Jiushao, ouvrage dans lequel l’auteur
donne d’abord l’algorithme
général de résolution par la
méthode dite dayan qui
généralise le
procédé indiqué par Maître
Sun, puis force exemples rédigés en
détail [3].
Le problème de Sunzi,
quant à lui, refait surface au Moyen-Orient dans
l’al-Takmila d’Ibn Tahir [4],
dit aussi al-
Baghdadi (980-1037 environ), puis en Europe au début du XIIIe
siècle dans le Liber abbaci de
Léonard de Pise, avec la même formulation et la
même solution, presque au mot près, que
dans le Sunzi suanjing. L’auteur
n’y apporte rien de plus que les autres, contrairement
à son
contemporain chinois Qin Jiushao. Grand voyageur, formé en
partie par un maître de Béjaïa
(ex Bougie) en Afrique du Nord, où son père
était responsable du bureau des douanes pour le
compte de l’ordre des marchands de Pise, Léonard a
pu prendre connaissance du problème
grâce à l’un de ses nombreux contacts ;
on n’en sait pas davantage.
En tout cas, une fois parvenu en Occident, le
problème du Sunzi suanjing y reste pour
ressurgir çà et là. On le retrouve au
XIVe siècle,
légèrement modifié, dans une annexe
d’une
copie de l’Introduction arithmétique
de Nicomaque de Gérase (Ie-IIe
siècle de notre ère), sous
la plume d’un certain Isaac Argyros, mathématicien
et astronome byzantin, sans plus de
progrès que chez Léonard de Pise. Un pas
très important est franchi dans un manuel de calcul
de l’abbaye bénédictine Saint Emmeram
de Ratisbonne, daté du milieu du XVe
siècle,
puisque, pour la première fois en Europe, la
règle de Maître Sun est expliquée. Le
lecteur
trouvera le texte dans le chapitre 3 (à
paraître), avec notre
commentaire.
À
partir de ce moment, le problème de la
résolution des congruences simultanées commence
à prendre vraiment racine en Europe.
Régiomontanus [5]
s’y
intéresse dans une
correspondance (1463), citons aussi Elia Misrachi (Constantinople,
1455-1626), le manuscrit
de Göttingen (1550), Bachet de Méziriac dans ses
Problèmes plaisants et délectables qui
se
font par les nombres (1612), William Beveridge (XVIIe
siècle) avec qui se clôt,
d’après
Libbrecht, la « phase préscientifique du
problème des restes [6]
». Le
lecteur pourra juger
plus
loin de la contribution de Leonhard Euler (1707-1783) dans un texte
traduit et commenté par
nos soins au chapitre 3 (à
paraître) du présent
travail. Le grand nom est
évidemment celui de Carl
Friedrich Gauss (1777-1855), à qui nous devons, bien au
delà de la solution complète du
problème des congruences simultanées, la
définition des congruences et leur constitution en
une nouvelle arithmétique, qui donnera naissance
à la théorie des corps finis et notamment
à
son application contemporaine au cryptage. Nous convions le lecteur
à prendre connaissance
des Recherches arithmétiques (1801) de
Gauss à
travers quelques extraits donnés dans le
chapitre 5 (à paraître) de ce
dossier.
2- Une origine
liée à l'astronomie
On ne sait trop comment ni pourquoi, avons-nous dit, le
problème de Maître Sun, et plus
généralement les problèmes de
congruences, sont apparus. Si l’on cherche à en
savoir
plus, une première idée est de se tourner vers
l’Orient, puisque c’est de là
qu’ils nous furent
« livrés », avec d’autres
problèmes baladeurs apparentés, tel
celui-ci :
Cette quantité,
divisée par les nombres de un à six, laisse un
reste de un, et sa division par
sept est exacte. Dis rapidement ce qu’elle est,
mathématicien !
[7]
Il s’agit de
trouver $N$ congru à 1
modulo 2, 3, 4, 5 et 6, et
divisible par 7. La plus vieille
trace écrite de ce problème, celle que nous
venons de donner, provient du commentaire par
Bhaskara (Inde, VIIe siècle) du
traité d’Aryabhata (Aryabhatiya
[8], 499
après J.-C.). On le
retrouve notamment chez Ibn al-Haytham (ou Alhazen, fin Xe –
début XIe siècle, voir le
chapitre 3 - à paraître), chez
Léonard de Pise, chez
Elia Misrachi, chez Bachet de Méziriac, et enfin chez
Euler, qui signale que ce problème traîne
« un peu partout », mais sans
méthode ;
le lecteur
pourra prendre connaissance de ce texte dans ce dossier, en
particulier au chapitre 3 où il
apparaît sous la forme célèbre de la
marchande et des oeufs cassés.
L’exemple de Bhaskara, que nous avons transcrit
ci-dessus, est destiné à illustrer un
passage de l’Aryabhatiya qui donne, en
termes généraux difficiles à
interpréter, la règle de
résolution de l’équation
indéterminée $y = ax ± c$ ,
où inconnues et paramètres sont des entiers
naturels. Les problèmes de congruences
simultanées se ramènent en effet à des
équations du
type $\beta y = \alpha x = \gamma$ ; dans l’exercice de
Bhaskara transcrit ci-dessus, par exemple, $N – 1$ doit
être
un multiple de 60, puisque 60 est le plus petit
commun multiple des
nombres de 2 à 6, et $N$
doit être un multiple de 7.
L’équation
à résoudre en nombres entiers est donc :
$\displaystyle{7y = 60x +1}$
ce qui donne, avec la méthode classique des divisions
successives,
$\displaystyle{N = 301+ 420k, k~entier.}$
C’est seulement en Inde ancienne que l’on
trouve une réelle continuité dans les
recherches sur les équations
indéterminées du premier degré qui
nous occupent ici. La
méthode utilisée, dite du
pulvérisateur (
kuttakara), revient
à effectuer les divisions
euclidiennes successives des diviseurs (60 et 7 dans
l’équation ci-dessus), comme nous le
ferions aujourd’hui. D’après les textes
en notre possession, le procédé est
inauguré par
Aryabhata, puis perfectionné par ses successeurs Bhaskara,
Brahmagupta (VII
e siècle),
Aryabhata II (X
e siècle) etc. Puisque
l’Inde est le seul pays ayant une vraie tradition en la
matière, les textes indiens nous
révèleront-ils son origine, sa
motivation ? Pour Libbrecht
(voir
note 3),
il ne fait aucun doute que
l’origine réside dans les problèmes
liés à l’astronomie
et au calendrier. Et en effet, les calculs de conjonctions de cycles
sont bien des calculs de
congruences. Par exemple, si nous sommes le $n^{ième}$ jour
de
l’année solaire et le $p^{ième}$ jour
de la
lunaison, et si l’année solaire dure $A$ jours et
une lunaison $M$ jours, le nombre $N$ de jours à
attendre pour que nous nous retrouvions à nouveau le
$n^{ième}$ jour de l’année solaire et
le
$p^{ième}$
jour du mois lunaire est solution de :
$\displaystyle{N = n + xA = p + yM}$
où $n$, $x$, $p$ et $y$ sont des entiers, $A$ et $M$ des
rationnels (par ex. $A = 365 \frac14$), ce qui fait que
l’équation ci-dessus se ramène bien
à une équation en nombres entiers. Si
l’on veut, en outre,
que la coïncidence se produise le $q^{ième}$ jour
de la semaine, il faudra résoudre :
$\displaystyle{N = n + xA = p + yM = q + 7z}$
ou, en termes de congruences :
$\displaystyle{N\equiv n~(mod A)\equiv p~(mod M) \equiv q
~(mod 7)}$
Nous donnons des exemples commentés de problèmes
de calendrier dans les
chapitres 3, 4 et 5
(à paraître).
Mais
que les problèmes de congruences s’appliquent
à l’astronomie ne suffit pas à
démontrer que l’astronomie en est la motivation
première. Si l’on examine les textes indiens
en notre possession, on a le paysage suivant : Aryabhata, le premier
d’après les sources
connues, donne en 499 la règle du
« pulvérisateur »,
mais uniquement en termes généraux,
sans aucun exemple numérique ni application à
quoi que ce soit. Son commentateur Bhaskara,
au VII
e siècle, après
avoir détaillé la règle
d’Aryabhata, donne plusieurs illustrations
numériques qu’il résout
complètement ; les six premières sont
générales, du style de celle que
nous avons donnée plus haut, mais les vingt suivantes sont
de nature astronomique
[9].
Bhaskara tourne en réalité autour d’un
seul problème, qui prend des apparences variées
suivant le choix de l’inconnue. En voici une forme
[10] :
Sachant que le soleil fait
R révolutions (sur l’écliptique)
pendant $T$ jours, et qu’après $x$ jours
sa longitude céleste est de $\lambda$ (exprimée
en
minutes), trouver $x$ et le nombre $y$ de révolutions
complètes pendant ces $x$ jours.
Une révolution complète
représente 360 × 60 = 21600 minutes
d’arc. Pendant $x$ jours,
le soleil fait $y$ révolutions complètes
sur son orbite, soit 21600$y$ minutes, plus $\lambda$ minutes
d’arc,
soit au total 21600 $y$ + l minutes. Pour
parcourir 21600$R$ minutes,
il faut $T$ jours, par
conséquent pour parcourir 21600 $y$ + $\lambda$
minutes il
faudra :
$\displaystyle{x = \frac{T}{
21600R}(21600y +\lambda)~jours}$
ce qui équivaut à
l’équation :
$\displaystyle{
(21600 R)x - (21600 T)y = \lambdaT}$
que l’on résout par la méthode du
pulvérisateur. Le traité de Brahmagupta,
contemporain de
Bhaskara, donne également quelques exemples
d’ordre astronomique, mais la partie
mathématique de l’ouvrage
[11]
est centrée sur des problèmes
arithmétiques ou algébriques
beaucoup plus généraux et sans application
pratique à l’époque.
On peut donc dire, au vu
des premiers textes indiens
à notre disposition, que la
motivation astronomique des problèmes de congruences
simultanées est possible. Et ceci
d’autant plus que les ouvrages que nous avons
cités se présentent comme des ouvrages
d’astronomie, comprenant un ou plusieurs chapitres de
mathématiques. Ce n’est qu’au IXe
siècle qu’apparaît, sous la plume de
Mahavira, un ouvrage spécialement consacré aux
mathématiques [12].
Voilà pour
l’Inde. Mais si nous nous
tournons vers la Chine où, rappelons-le, nous
avons trouvé la plus ancienne trace de problèmes
de congruences, le paysage est assez
différent. Dans le Sunzi suanjing, le
problème
est unique, sans aucune application pratique.
Contrairement à l’Inde, on ne constate pas en
Chine ancienne de continuité dans les travaux
sur les équations indéterminées, et
les recherches éparses [13]
sont de
faible niveau,
comparé à
celui atteint en Inde. Il faut attendre le XIIIe
siècle, âge d’or des
mathématiques chinoises,
pour qu’une élaboration remarquable voie le jour,
avec le Shushu jiuzhang (Neuf chapitres
d’écrits sur le calcul, 1247) de Qin Jiushao. Qin
y résout brillamment le problème des
congruences simultanées par la méthode dayan,
ou
ta-yen, qu’il expose en termes
généraux
avant de passer à des exemples. Alors qu’en Inde
le problème central, résolu par la
méthode
du « pulvérisateur », est la
résolution des équations du type $ax + by = c$ ,
que l’on applique
ensuite éventuellement à des problèmes
de congruences simultanées, en Chine le problème
central est la résolution de telles congruences, avec une
méthode spécifique dans l’esprit de
celle que Gauss donnera plus tard.
Quant
à la question qui nous occupe ici, celle de
la motivation du problème, Qin lui-même
dit en préambule de son ouvrage que les « faiseurs
de calendriers » ont beaucoup utilisé
dayan pour mettre au point leurs
méthodes, mais
qu’ils n’ont pas su la déduire des
Neuf
Chapitres sur les procédures mathématiques,
la bible des mathématiques chinoises
anciennes
[14]
; de là à
conclure à une
origine liée aux problèmes
d’établissement de calendriers,
il n’y a qu’un pas. Un pas que nous nous refusons
à franchir. Sur les dix exemples traités par
Qin, il n’y a que deux problèmes de cette sorte,
le premier avec une solution fausse et le
second avec des données peu claires : si, comme
l’affirme l’auteur, il y avait en Chine une
solide tradition d’astronomes versés dans la
règle dayan, comment se fait-il que ce virtuose ne
nous ait pas donné au moins un exemple bien rodé,
suffisamment éclairant et surtout
correctement traité ? Le premier exemple de Qin,
ramené à l’essentiel
[15],
est le
suivant :
L’année
solaire est de $365 \frac14$ jours, le
mois lunaire est de $29 \frac {940}{499}$ jours, et le cycle
sexagénaire est de 60 jours. Au bout de combien de
jours
retrouvera-t-on la coïncidence du
4e jour de l’année, du 8e
jour du mois, et du
dernier jour du cycle sexagénaire ?
Il faut trouver $N$ tel que :
$\displaystyle{N = 4 + k \times 365 \frac14 = 8 + m
\times 294 \frac{999}{40}= n \times 60}$
$k$, $m$ et $n$ étant des entiers. Ce qui donne
l’équation :
$\displaystyle{240n -1461k = 16}$
qui
n’a pas de solutions entières parce que 3
divise 240 et 1461 mais ne divise pas 16. Un
autre mathématicien important du XIII
e
siècle, Yang Hui, renforce notre scepticisme sur un
lien traditionnel de plusieurs siècles entre astronomie et
problèmes de congruences. Dans son
ouvrage intitulé
Recueil
d’étrangetés arithmétiques
dans la ligne de la tradition [16],
il
donne en
effet cinq problèmes indéterminés du
premier degré, dont le problème de
Maître Sun ; trois
autres n’en diffèrent que par les
données numériques, et le seul ayant une allure
concrète
concerne des rations en nature pour des travailleurs : pas de trace, on
le voit, de conjonctions
de cycles. Bien plus, dans le chapitre suivant du même
ouvrage, consacré aux deux cycles
traditionnels, celui des dix « tiges célestes
» et celui des douze « branches terrestres
» qui
servent à la dénomination des jours
[17], il
n’y a pas un seul
exercice de congruences lié à ces
cycles, qui auraient pu pourtant fournir un matériau de
choix. Enfin, en présentant le
problème de Maître Sun, Yang Hui affirme que ce
problème (ou sa solution ?) est
couramment appelé « la méthode
secrète du prince
Ch’in pour
compter les soldats
» ou « la
méthode des coups répétés
» : rien ne concerne, encore une fois, des cycles calendaires
ou
astronomiques, mais plutôt de simples
comptages par paquets, bien terre
à terre.
Les indices précédents nous amènent
donc, en ce qui concerne la Chine, à rejeter
l’idée
d’une origine astronomique des problèmes de
congruences. Elle est seulement possible en Inde, nous
l’avons vu. Nous souhaitons donc suggérer
d’autres voies de recherche.
3- Autres
hypothèses sur les
origines du
problème
Si nous revenons à notre texte du
Sunzi
et que nous le prenons tel quel, nous n’y
verrons, comme probablement Léonard de Pise et ses premiers
successeurs, qu’une devinette,
une « colle » fondée sur une pratique
numérique à peu près
immédiate, celle du
comptage par
paquets.
Les exemples [18]
abondent de comptage des
objets, d’abord, avec des regroupements
différents suivant leur nature et parfois même
suivant les circonstances. Les Kilenge de
Papouasie-Nouvelle-Guinée comptent les taros par deux, les
fruits de l’arbre à pain par quatre,
les feuilles de tabac par cinq ; dans l’île Woleai
(îles Caroline, Micronésie), les noix de coco
sont comptées ordinairement par dix, mais par huit dans les
cérémonies. Les Iqwaye de
Papouasie peuvent compter un par un leurs cauris, ces coquillages qui
servent de moyen
d’échange, mais aussi par groupes de deux ou plus
généralement par paquets de cinq ; les
Igbo du Nigeria les comptent par six alors qu’ils ont, comme
les Iqwaye, un système de
numération de base principale vingt. En France, on compte
encore les oeufs et les huîtres par
douze.
Les systèmes de numération,
ensuite, ne sont rien d’autre que des formalisations de
comptages par paquets. Le compte par deux est extrêmement
répandu dans les sociétés
traditionnelles d’Océanie, et cela peut donner des
noms de nombre comme
« deux-deux-un »
pour cinq. En outre, il existe très fréquemment
plusieurs systèmes chez un même peuple,
d’où
la possibilité pour un même nombre
d’avoir deux noms. En Nouvelle-Guinée et en
Australie,
il arrive que différentes parties du corps, d’une
trentaine à plus de soixante, fournissent une
première série de noms de nombres, concurremment
à une deuxième, de base deux ou quatre.
Chez les Kedang d’Indonésie, il y a une liste de
noms de nombres formés de façon
régulière,
mais comme il n’y a pas de marques matérielles
(encoches, noeuds dans une corde etc.) pour
les enregistrer, lors des négociations pour un mariage par
exemple, on préfèrera une autre
dénomination qui leur paraît plus simple, comme
« neuf cinq » pour 45 au lieu du
« deux
vingt et cinq » de la liste officielle. Il existe
même une peuplade européenne dispersée
dans
trois pays, où certains nombres s’expriment
tantôt en base 20, tantôt en base 10.
Nous pouvons arrêter là notre petit tour
d’horizon, qui n’avait d’autre
prétention que de
faire remarquer que dès qu’il y a comptage et
système de comptage, il y a des congruences et
leurs trois éléments : le nombre, le module et le
reste ; et, par conséquent, la possibilité
de
devinettes qui, chez les Kilenge mentionnés plus haut,
ressembleraient à : une même
quantité
d’objets, comptés comme des taros, puis comme des
feuilles de tabac, donnent d’abord un
reste 1, puis un reste 3, combien y a-t-il d’objets ? Ou chez
les Kedang : combien y a-t-il
d’objets, sachant que comptés par cinq, il ne
reste rien, tandis que comptés par vingt, il en
reste cinq ?
Le même procédé de comptage
par paquets peut prendre un aspect tout différent, et de
très grande portée dans la vie intellectuelle,
lorsqu’il est opéré avec le reste
pour objectif principal. Le reste peut désigner un
certain jour de cycles naturels, comme la date de Pâques,
définie par le concile de Nicée comme le dimanche
qui suit la pleine lune à l’équinoxe de
printemps ou immédiatement après. Les peuples
inventent également des cycles artificiels,
dix et douze jours en Chine antique, treize et vingt jours chez les
Mayas, la semaine de sept
jours. À Bali, à côté
d’un calendrier luni-solaire, il y a même dix
cycles de un à dix jours, ce
qui fait que chaque jour comporte dix noms ! Ils servent à
déterminer des fêtes par des
conjonctions de certains cycles (donc des congruences avec restes
nuls), principalement ceux
de 5, 6 ou 7 jours, pris tous ensemble ou deux à deux. Un
même jour ayant dix noms, chacun
étant un reste modulo un à dix, on peut le
charger de beaucoup de significations, et permettre
par conséquent de connaître la destinée
d’un individu si l’on connaît son jour de
naissance, de
décider du jour le plus favorable pour lancer une entreprise
quelconque, etc. Mais dans tout
cela, que les cycles envisagés soient naturels ou
artificiels, ce sont tout de même des cycles de
jours qui, à ce titre, ont donc un fondement
réel.
Un pas de plus, et nous sommes hors de toute
réalité naturelle. C’est le cas avec
les
innombrables exemples de divinations traditionnelles dans lesquelles
les comptages par
paquets ont pour seul objectif de fabriquer des restes, parce que seuls
les restes ont une
signification, contrairement aux systèmes de
numération et aux cycles que nous avons
envisagés dans lesquels chaque élément
du trio, le nombre, le module et le reste, a son
importance.
La divination par les restes des comptages par deux
est très répandue et sans doute très
ancienne ; on peut penser qu’elle est le terreau
archaïque qui a donné lieu, un peu partout dans
le monde, à la modélisation des contraires au
moyen du couple pair-impair, à la façon des
Pythagoriciens. Chez les Kedang de
Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’impair est
associé à la vie,
la santé, la liberté,
l’incomplétude ; les Maoris évitent au
contraire de nommer les nombres
impairs. En Afrique de l’Ouest, pair est
fréquemment associé à
féminin et impair à masculin,
comme chez les Pythagoriciens. En Afrique de l’Est, il arrive
que l’impair soit le nombre
« sans compagnon », donc
défavorable. Chez les peuples de langue Quechua dans les
Andes,
au moment des semailles, on puise avec une coupe dans un sac de grains
de maïs, et on
compte par deux les grains extraits : un reste nul est un auspice
favorable. Le reste de
comptages par deux est la base d’un système de
divination central dans la vie des Yoruba du
Nigeria, et dans le sikidi de Madagascar [19].
Les restes de comptages par quatre sont au
fondement du Yijing chinois, d’un
système
original de divination en Micronésie, et de la divination
chez les Maya Quiché. Chez les
Kikuyu, un peuple du Kenya, le devin jette une quantité
arbitraire de cailloux ou de graines
sur le sol et les compte par dix : un
reste de sept est un signe de mort, tandis que trois et cinq
sont favorables ; l’histoire ne dit rien des autres
cas.
Il est donc clair
qu’il y a beaucoup
d’autres sources possibles aux problèmes du type
Sunzi que l’astronomie et les calendriers,
et ceci d’autant plus que bien des peuples qui
pratiquent divers comptages par paquets ne connaissent qu’une
astronomie rudimentaire, bien
loin de ce qu’il faudrait pour donner lieu à des
problèmes du type de ceux de l’Indien
Bhaskara ou du Chinois Qin Jiushao ; et s’ils se passionnent
pour les restes, c’est en raison de
systèmes divinatoires qui n’ont rien à
voir avec les astres. Mais au vu de la documentation
actuellement disponible, nous ne pouvons guère affirmer
davantage que ceci : il y a beaucoup
d’autres sources possibles [20].
Nous suggèrerons pour terminer une autre voie de
recherche, moins conjoncturelle et
plus générale, dans la mesure où elle
tient compte de la démarche typiquement
mathématicienne. Étant donnés les
nombres et les divers calculs associés, qui peuvent
s’appuyer sur des besoins pratiques comme la
comptabilité et l’arpentage, le
mathématicien
au sens propre entre en scène à partir du moment
où, retournant dans tous les sens les
procédures de calcul indépendamment des besoins
pratiques, guidé par sa seule curiosité
spéculative, il invente des problèmes nouveaux,
les développe pour eux-mêmes, les structure
éventuellement en corpus, avec une gratuité
apparente mais dont on découvrira plus tard,
beaucoup plus tard dans le cas qui nous occupe, la
réalité profonde : on ne spécule pas
en
vain.
Voyons cela brièvement avec notre
Sunzi suanjing.
Maître Sun connaît à
l’évidence
parfaitement le classique chinois par excellence, les
Neuf
Chapitres sur les procédures
mathématiques [21].
Il en
reprend beaucoup de thèmes, et il y ajoute notre
problème des restes,
qui semble arriver là comme un cheveu sur la soupe. Mais en
apparence seulement.
Considérons le problème II-28 du
Sunzi :
Une bande de voleurs a
fait main basse sur une quantité
inconnue de soie. Si chacun reçoit 6
pi de soie, il y a un excès de 6
pi,
et si chacun
reçoit 7
pi, il y a un
déficit de 7
pi. Trouver
le
nombre de personnes et la quantité de soie
[22].
Ce type de problème que les Chinois rangeaient dans la
catégorie « excédent et
déficit », et que nous nommons
aujourd’hui double fausse position, se ramène en
termes
actuels à la simple résolution de :
$\displaystyle{6 x = s - 6 , 7 x = s + 7}$
où $x$ est le nombre de voleurs et s la quantité
de soie en pi. Mais comme
$\displaystyle{s = 6 x + 6 = 7 x - 7}$
on peut le poser autrement : trouver s sachant qu’il est un
multiple de 6 et de 7 et connaissant
la relation des quotients de la division de s par 6 et par 7. Que
l’on ajoute une difficulté en
supprimant la condition sur les quotients, et l’on obtient un
problème de congruences. De
même, considérons le problème III-17 du
même ouvrage :
[…] Il y a un
bol de riz pour deux personnes, un bol de
soupe pour trois personnes et un bol
de viande pour quatre, et 65 bols au total. Combien y a-t-il de
personnes ?
[23]
C’est encore un problème de congruences, puisque
le nombre inconnu $N$ de personnes
est un multiple commun de 2, de 3 et de 4, mais on connaît
une condition sur les quotients de la division de N par 2, 3 et 4,
à savoir leur somme. Que l’on supprime cette
condition, et l’on
obtient un problème analogue à celui des
« trois soeurs » (III-35) que
nous avons donné plus
haut. Prenons enfin le premier problème (il y en a vingt de
ce type) du chapitre intitulé
« excédent et
déficit » des
Neuf
Chapitres :
Supposons qu’il y ait un achat commun de quelque chose, et
que, si chacun paie 8, il y ait 3
d’excédent, si chacun paie 7, il y ait 4 de
déficit. On demande le nombre de personnes et le
prix de la chose
[24].
À nouveau, nous pouvons le transcrire en :
$\displaystyle{8N = S + 3, 7N = S - 4}$
mais aussi le poser comme ceci : si l’on compte S
par 7, il reste 4, et il en manquerait 3 pour
qu’on puisse le compter par 8 ; on sait en outre que le
nombre de « paquets » de 7 et de
8
envisagés est le même. Que l’on supprime
cette dernière condition, et l’on obtient un
problème analogue à celui qui nous occupe depuis
le début.
Avec ce point de vue, la motivation d’un Maître Sun
perd de son mystère.
Reconsidérant des problèmes
antérieurs, il aurait simplement supprimé une
donnée et
remarquablement résolu la difficulté
supplémentaire ainsi survenue.
[1] Traduction de Jean-Claude
Martzloff, dans
Histoire des
mathématiques chinoises, p. 186. On trouvera des
extraits du
Sunzi suanjing dans : Joseph W. Dauben,
« Chinese Mathematics », 2007.
[2] J. Dauben,
« Chinese
Mathematics », p. 299.
[3] Ulrich Libbrecht,
Chinese
Mathematics in the Thirteenth
Century, 1973. C’est un ouvrage de
référence sur
l’histoire des mathématiques chinoises en
général et celle du
théorème des restes en particulier.
[4] Ici et dans toute la suite,
nous omettrons les signes diacritiques
dans la transcription des mots sanskrits et
arabes.
[5] De son vrai nom Johannes
Müller (1436-1476), né
près de Königsberg (latinisé en
Regiomontanus). Célèbre
pour son traité de trigonométrie plane et
sphérique
De triangulis omnimodis (vers
1464).
[6] U. Libbrecht,
Chinese
Mathematics in the Thirteenth
Century, p. 264.
[7] D’après
la traduction d’Agathe
Keller, dans : « Un commentaire indien du VII
e
siècle. Bhaskara et le
ganitapada
de l’
Aryabhatiya », p. 362.
[8] La traduction anglaise de
l’Aryabhatiya, par W.E. Clark
(1930) est en ligne à l’adresse :
http://www.archive.org/details/texts.
[9] Le lecteur
intéressé trouvera le
détail dans la thèse d’Agathe Keller
(cf.
bibliographie).
[10] Pour ne pas entrer dans les
détails des
données de l’astronomie indienne, inutiles pour la
compréhension du
problème, nous remplaçons celles-ci par des
lettres.
[11] Des extraits significatifs
sont donnés dans : Kim
Plofker, « Mathematics in India », p. 385-514.
[12] Un autre texte, dit
« manuscrit Bakhshali »
(entre le VIII
e et le XII
e
siècle) pourrait être en droit de lui disputer
la priorité, si l’on pouvait le dater avec
davantage de précision.
[13] On y rencontre un
problème baladeur qui, comme le
problème de
Sunzi, a
émigré en Inde, en terre d’Islam et
en Europe, mais sous des habillages différents. La forme la
plus ancienne connue, au V
e siècle en
Chine, est
le problème des cent volailles : « Un coq vaut
cinq pièces, une poule trois pièces, et trois
poussins valent une
pièce. Avec cent pièces, on achète
cent volailles. Combien y a-t-il de coqs, de poules et de poussins ?
»
L’auteur donne les trois solutions (4, 18, 78), (8, 11, 81)
et (12, 4, 84) suivies de la formule laconique :
« accroître les coqs chaque fois par 4,
décroître les poules chaque fois par 7, et
accroître les poussins chaque
fois par 3 ». U. Libbrecht,
Chinese Mathematics in
the Thirteenth Century, p. 277.
[14] Karine Chemla et Guo Shuchun
(éd.),
Les Neuf
Chapitres. Le Classique mathématique de la Chine ancienne et
ses commentaires.
[15] Détails dans U.
Libbrecht,
Chinese
Mathematics in the Thirteenth Century, p. 391.
[16] Traduction de J.-C.
Martzloff. Une traduction complète
des oeuvres de Yang Hui figure dans : Lam Lay Yong,
A Critical Study of the Yang Hui Suan Fa, Singapore
University Press, 1977.
[17] Il s’agit de la
plus ancienne dénomination,
dont on a reconnu les caractères sur les carapaces de tortue
utilisées
pour la divination, au deuxième millénaire avant
notre ère. Chaque jour porte deux noms, un pour chaque
cycle. Au bout de 60 jours, le même couple de noms revient.
C’est le même principe que dans le calendrier
sacré maya, qui présente un cycle de vingt noms
et un autre de treize nombres ; chaque jour se caractérise
par
un nom et un numéro, et la même combinaison se
retrouve au bout de 260 jours.
[18] Les
références des exemples ethnographiques
donnés dans cette partie sont trop nombreuses pour
être données
chaque fois en détail. Quelques ouvrages riches
d’exemples : Marcia Ascher,
Mathematics Elsewhere.
An
Exploration of Ideas Across Cultures ; Michael Closs,
Native
American Mathematics ; David F. Lancy,
Cross-Cultural Studies in Cognition and Mathematics
; Glendor A. Lean,
Counting Systems of Papua New-
Guinea and Oceania ; Claudia Zaslavsky,
L'Afrique
compte ! Nombres, formes et démarches dans la culture
africaine. Cf.
bibliographie.
[19] Une description
détaillée du sikidi se
trouve dans : Marc Chemillier,
Les mathématiques
naturelles.
[20] « En
Chine, l’analyse
indéterminée était au moins
reliée à une ancienne méthode de
divination avec des tiges d’achillée, sinon
dérivée de celle-ci ». Joseph Needham,
dans Science and Civilisation in China, vol 3,
« Mathematics and the Sciences of the Heavens and
the Earth », note j p.119. L’opinion de
Joseph Needham,
éminent connaisseur de la culture chinoise ancienne et qui a
consacré sa vie à la faire connaître en
Occident,
est à prendre en considération pour de futures
recherches. La méthode de divination en question est le
Yijing
(ou
I Ching, ou
Yi king).
[21] K. Chemla et G. Shuchun
(éd.),
Les Neuf
Chapitres. Le Classique mathématique de la Chine ancienne et
ses
commentaires, p. 559.
[22] J. Dauben, ouvrage
cité, p. 298.
[23] J. Dauben, ouvrage
cité, p. 299.
[24] K. Chemla et G. Shuchun
(éd.),
Les Neuf
Chapitres. Le Classique mathématique de la Chine ancienne et
ses
commentaires, p. 559.