Dossier de Bernard Vitrac sur les
géomètres de la Grèce antique
- Chapitre 7 :
Archimède
Encart 3 :
« Ce
qui fait défaut, c'est la méthode ! »
Les
mathématiciens de la
Renaissance et de l'Âge classique étaient
convaincus que les anciens géomètres disposaient
de méthodes heuristiques qu'ils s'ingéniaient
à cacher, se contentant de publier leurs
démonstrations synthétiques. Dans le cas
d'Archimède et de ses preuves par "exhaustion", il fallait
qu'il eût, par avance, une idée du
résultat à établir. De fait, celui-ci
disposait d'une puissante méthode, combinant des
considérations mécaniques (loi du levier et
détermination des centres de gravité) avec le
"découpage" des figures en composants "indivisés"
mais déplaçables. Au XVIIe s. on les
appelait "indivisibles".
A titre d'exemple (simplifié), voyons comment
Archimède découvrit que toute sphère
est quadruple du cône ayant pour base le grand cercle de
ladite sphère et comme hauteur le rayon de la
sphère. La figure ci-dessous doit être
interprétée comme la section plane d'une figure
en trois dimensions.
|
ABCD est le grand cercle
d'une
sphère de centre K.
AC et DB sont deux
diamètres perpendiculaires.
Le triangle ADB est la
trace, sur
le plan de la page, d'un cône de sommet A dont la base est le
cercle de diamètre BD, perpendiculaire au plan de la page.
De même AEF
est la trace
d'un cône de sommet A dont la base est le cercle de
diamètre EF.
Il s'agit de montrer que
la
sphère de centre K et de rayon KA est quadruple du
cône ADB.
La droite MN est la
trace d'un plan
arbitraire perpendiculaire à l'axe AC. Ce plan coupe donc
les trois solides, le cylindre selon un cercle de diamètre
MN, la sphère selon un cercle de diamètre OQ, le
cône AEF selon un cercle de diamètre RP, cercles
concentriques dont le centre S appartient à l'axe AC.
|
Outre
les grandes
idées
de sa méthode, Archimède n'utilise ici que des
résultats géométriques très
élémentaires, dont certains sont contenus dans
les Éléments d'Euclide, par
exemple le théorème de l'hypoténuse
(I. 47) et le fait que le rapport de deux cercles est le même
que celui des carrés décrits sur leurs
diamètres (XII. 2). Deux autres
propriétés simples de
géométrie plane, également
dérivables des Éléments
sont
mobilisées :
1. Le rapport de deux droites, AB :
AC est le même que le rapport entre le carré sur
AB, ABFD et le rectangle qu'elles contiennent ABEC (cf. Eucl., VI. 1).
Ici Archimède utilisera
:
MS
: SP :: MS2 : MS.SP
(*)
|
2. Le triangle inscrit dans un
demi-cercle, tel AQC, est rectangle en Q (Eucl., III. 31).
Si l'on mène la hauteur
QS, elle découpe des triangles QSA, QSC semblables
à AQC (Eucl. VI. 8).
On a donc :
AC : AQ :: AQ : AS. D'où
AQ2 = AC.AS
(**)
|
Partons de
l'égalité AQ 2 = AC.AS. Grâce aux
symétries de la figure, on voit que, par construction, les
triangles ABD, AEF sont des demi carrés. D'où des
égalités évidentes :
(i)
AS = SP = SR; (ii) AC = CE = AL
= MS = SN …
Et donc AC.AS = MS.SP.
D'où : AQ2 = MS.SP. Or AQ2 = AS2 + SQ2 (I. 47). D'où AS2 + SQ2 = MS.SP.
Grâce aux
égalités (i-ii) on a aussi : AC : AS :: MS : SP.
Mais MS : SP :: MS2 : MS.SP (d'après (*)).
D'où : AC
: AS :: MS2 : MS.SP :: MS2 : AS2 + SQ2
En
remplaçant AS
par SP
qui lui est égal, puis en prenant les doubles de chacun des
segments MS, AS, SQ, on obtient : AC
: AS :: MN2 : PR2 + OQ2.
Jusqu'ici nous avons
procédé synthétiquement, un peu
à l'"aveugle", mais en n'utilisant que des
résultats extrêmement simples. Il faut maintenant
nous souvenir que les segments MN, RP et OQ sont les
diamètres des trois intersections du plan arbitraire
perpendiculaire à l'axe AC avec les trois solides.
Grâce à la
proposition XII. 2, nous
déduisons donc une nouvelle proportion :
AC : AS ::
cercle de
diamètre MN : cercle de diamètre PR + cercle de
diamètre OQ.
C'est maintenant qu'interviennent
les ingrédients proprement dits de la "méthode".
Archimède introduit le point H tel que AH = AC et
conçoit la droite HC comme un levier. En
remplaçant AC par AH il obtient :
AH
: AS :: cercle de
diamètre MN : cercle de diamètre PR + cercle de
diamètre OQ (***),
qu'il interprète
"mécaniquement". La proportion ci-dessus signifie que si
l'on imagine le cercle de diamètre MN (un disque
très fin ?) placé en S et les cercles de
diamètres PR, OQ placés en H, il y a
équilibre.
En effet,
selon la loi du
levier
(démontrée par Archimède dans les
Propositions 6-7 de ses Équilibres-plans
), des poids s'équilibrent s'ils sont placés de
telle manière que les distances au point de suspension (ici
A) sont inversement proportionnelles aux poids. Le Syracusain assimile
donc les trois cercles en question à des
éléments pesants homogènes (pour que
les poids soient proportionnels aux surfaces).
Deuxième
grande
idée : cet équilibre vaudra quel que soit le plan
que l'on a mené tel MN, perpendiculairement à AC.
Mais alors, si on les considère "tous", l'ensemble des
cercles de diamètre MN (re)constitue le cylindre EFGL,
l'ensemble des cercles de diamètre PR constitue le
cône AEF, l'ensemble des cercles de diamètre OQ
constitue la sphère. Si l'on admet les mêmes
opérations de déplacement de ces sortes
d'"indivisibles" que sont nos trois espèces de cercle, cela
revient à dire que nous suspendons la sphère et
le cône au point H. Quant au cercle de diamètre
MN, par définition il est de centre S, donc nous ne le
déplaçons pas. L'ensemble de ces cercles type MN
forme le cylindre EFGL là où il est, autrement
dit autour de son centre de gravité, le point K.
Pour
le dire autrement, en considérant une infinité
(non dénombrable) de proportions de type (***),
Archimède affirme que la sphère et le
cône, suspendus en H, équilibre le cylindre
placé en K :
Mais AH est le double de AK. Donc,
toujours d'après la loi du levier, le cylindre est le double
de la somme de la sphère et du cône AEF. Or le
cylindre EFGL est triple de ce cône d'après le
résultat
d'Eudoxe. Donc, par différence, le
cône AEF est double de la sphère.
Si on veut
revenir au
cône inscrit dans l'hémisphère, ABD, on
observera que le diamètre de la base du cône AEF
est le double de celui de la base de ABD et que sa hauteur, AC, est
double de AK. Donc le cône AEF vaut huit fois le
cône ABD. On en déduit que la sphère
est bien le quadruple du cône ABD, dont la base, le cercle de
diamètre BD, est bien un grand cercle de la
sphère et dont la hauteur, AK, est le diamètre de
la sphère.
Archimède
était persuadé que sa démarche pouvait
permettre de trouver bien d'autres résultats. C'est pourquoi
il rédigea un ensemble d'exemples d'utilisations de cette
démarche, accompagné d'une très
intéressante lettre-préface. Il
expédia le tout à celui qui devait être
alors le troisième Bibliothécaire d'Alexandrie,
d'où le titre que l'on donne parfois à ce
recueil, unique en son genre, de Méthode
à Ératosthène. Notre
exemple est tiré de la Proposition 2 de ce
traité. Malheureusement il connut une transmission
chaotique. Longtemps considéré comme perdu
(quoique cité par Héron), il ne fut
retrouvé qu'à la fin du XIXe siècle !
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