Auteurs : Jérôme Gavin et Alain Schärlig
Éditeur : F. Jaëck
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Dans les langues qui se parlent autour de nous, ce qui se passe après que l’on a dit « vingt » est étrange. En français nous disons « vingt et un », « vingt deux », et ainsi de suite. Il en va de même en anglais, où l’on dit « vingt un », « vingt deux » (twenty one, twenty two). Et en italien, où l’on dit aussi « vingt un », « vingt deux » (vent’uno, venti due). Et de même en grec moderne, où l’on dit aussi « vingt un », « vingt deux » (είκοσι ένα, είκοσι δύο).
Mais en allemand, on inverse : on dit « un-et-vingt », « deux-et-vingt » (einundzwanzig, zweiundzwanzig), et cette inversion est pratiquée dans tous les dialectes alémaniques, du sud de la Suisse au nord de l’Allemagne. En arabe oral on inverse aussi : on dit « un et vingt », « deux et vingt » (wâhid wâ 'ishrîn, thnîn wa ishrîn). Et de même en néerlandais : on dit « un-et-vingt », « deux-et-vingt » (eenentwintig, tweeënentwintig). On serait tenté de trouver que ce n’est pas étonnant, puisque cette langue appartient à la famille germanique ; mais c’est aussi le cas en danois, qui n’est pas une langue germanique mais scandinave : on y dit « un-et-vingt », « deux-et-vingt » (enogtyve, toogtyve).
Ce qui est aussi curieux, c’est que l’inversion pratiquée dans ces dernières langues ne concerne que le couple unités-dizaines. Dès qu’un nombre comporte plus de deux chiffres, tout rentre dans l’ordre : on dit les milliers d’abord, puis les centaines, et ensuite le couple unités-dizaines inversé, avec les unités d’abord et les dizaines ensuite (le cas de l’arabe est plus particulier ; nous ne nous y arrêtons pas). Cette inversion limitée aux unités et aux dizaines nous apparaît donc, dans ces langues, comme une anomalie.
Une règle stricte maintenant, mais pas autrefois
Il n’est d’autre part pas acceptable de faire l’original, et de se mettre à ne pas inverser lorsqu’on parle allemand ou néerlandais par exemple. Certains Allemands l’ont essayé, comme les fondateurs de la société Zwanzigeins e. V., littéralement « Vingt-un, société enregistrée », inscrite officiellement en Allemagne en 2004 ; mais il n’ont reçu qu’une attention polie des médias, sans aucune suite concrète. Dans toutes les langues actuelles que nous avons évoquées, l’usage est donc rigidement fixé, que ce soit pour inverser ou pour ne pas le faire.
Or cela n’a pas toujours été le cas. Jacob Köbel, qui écrivait à Oppenheim (le long du Rhin, à l’ouest de l’Allemagne actuelle) en 1522, ignore l’inversion dans son livre d’arithmétique Ein newü Rechenpüchlein (« Un nouveau livre de calcul ») : il y écrit « vingt un », « vingt deux » (zwenzigt eins, zwenzigt zwey). Et cela bien qu’Adam Ries, qui écrivait quant à lui la même année à Sankt Annaberg (en Saxe, à l’est de l’Allemagne actuelle), pratique l’inversion comme en allemand moderne, dans son livre Rechenung auf den linihen und federn (« Calcul sur les lignes et à la plume »). Ainsi deux auteurs – des maîtres de calcul, indiscutablement compétents et fiables – qui écrivaient dans la même langue, et au même moment, pouvaient pratiquer l’un l’inversion et l’autre pas.
Près d’un siècle plus tard, Anthonius Schulze nous confirme cette liberté dans son livre Arithmetica oder Rechenbuch (« Arithmétique ou livre de calcul »), imprimé en 1600 à Liegnitz : « Cela fait 29. C’est ainsi que cela se dit, vingt et neuf, ou selon l’usage courant ou selon l’habitude de la langue allemande, neuf et vingt » (Stehet also 29. So wird es ausgesprochen, Zwanzig vnd Neun, oder nach gemainem brauch oder geschicklichkeit der Deutschen sprache, Neun vnd Zwantzig).
La même liberté existe à la même époque en anglais, qui ne connaît pas l’inversion de nos jours. C’est le cas chez Shakespeare par exemple : parfois il n’inverse pas, comme en anglais actuel, en écrivant « trente-trois » (thirty-three[1]), et parfois il inverse, en écrivant « deux et vingt », « deux et trente » ou « trois et trente » (two and twenty, two and thirty, ou three and thirty[2]).
Les anciens Grecs : dans les deux sens !
En remontant plus loin dans le temps, et toujours à propos de liberté, on peut aussi citer les quantités mentionnées par Hérodote, qui écrivait en grec au cinquième siècle avant notre ère. Il ne connaît certes pas l’inversion des unités et des dizaines, mais il énonce ses nombres aussi bien dans un sens que dans l’autre ! C’est-à-dire une fois comme nous, en terminant par les unités, et une fois « à l’envers », en commençant par celles-ci. C’est alors l’ordre dans son ensemble qui peut être choisi dans un sens ou dans l’autre.
C’est ainsi qu’à quelques lignes d’intervalle, au paragraphe 90 de son livre III des Histoires, il écrit deux fois « soixante et trois cents » et une fois « trois cents et soixante » (ἑξήκοντα καὶ τριηκόσιοι, τριηκόσια καὶ ἑξήκοντα). Et au paragraphe 95, il écrit à quelques lignes d’intervalle « quarante et cinq cents et neuf mille », donc en sens inverse pour nous, puis « une myriade (dix mille) et quatre mille et cinq cents et soixante », donc en sens normal pour nous (τεσσεράκοντα καὶ πεντακόσια καὶ εἰνακισχίλια, μύρια καὶ τετρακισχίλια καὶ πεντακόσια καὶ ἑξήκοντα).
D’où vient l’inversion ?
Dans notre esprit moderne, l’inversion des unités et des dizaines n’est pas logique. Mais rien ne dit que les anciens germaniques et danois se préoccupaient de logique ! On se perd en conjectures sur l’origine de cette pratique. Une hypothèse, toutefois, nous semble intéressante. Elle est due à Karl Menninger[3], l’historien allemand des nombres et des chiffres. Pour lui, ce sont d’abord les unités qui étaient significatives pour les gens simples, les dizaines n’étant qu’un ensemble un peu plus flou (un Bündel) ; et cela expliquerait qu’on disait les unités en premier.
Un autre auteur vient de consacrer un livre entier de 126 pages à l’examen du phénomène de l’inversion, examiné cette fois du point de vue de la philologie : c’est Georg Schuppener[4], qui passe en revue d’innombrables langues, actuelles et anciennes. Mais il ne conclut pas quant à l’origine de cette pratique.
Revenons à Menninger. Il signale par ailleurs le cas étrange des Suédois, qui pratiquaient l’inversion à l’époque « ancienne nordique » (altnordisch), c’est-à-dire entre 800 et 1350 environ. Ils auraient cessé par la suite d’inverser les unités et les dizaines, non pas parce que c’était plus pratique, mais pour s’aligner sur la langue de l’Eglise romaine – le latin – qui « était arrivée vers le nord avec le christianisme ». C’est à notre connaissance le seul cas publié où une langue aurait lentement migré de l’inversion à la non-inversion. Et le mystère reste complet quant aux motivations des ancêtres suédois qui pratiquaient l’inversion.
C’est l’occasion de relever que le latin ne connaît en effet pas l’inversion… mais avec deux exceptions, pour vingt et un et vingt deux. Là on a le choix : on peut dire aussi bien viginti unus que unus et viginti, et viginti duo aussi bien que duo et viginti. Mais dès vingt trois tout rentre dans l’ordre : on dit viginti tres et ainsi de suite (de ce point de vue, nous avons donc eu tort de nous concentrer sur vingt et un et vingt deux comme représentatifs de toute la dizaine, dans nos exemple du début, puisqu’en latin ce sont deux exceptions !).
Et entre 10 et 20 ?
Tout se passe donc bien entre un et dix, et deux écoles s’affrontent à partir de vingt. Mais entre onze et dix-neuf ? Il ne vous aura certainement pas échappé que nous avons passé comme chat sur braise sur cette zone. Ce n’était pas par hasard, car là règne un véritable désordre !
La question n’est plus simplement de savoir si l’on inverse ou non : pour une langue donnée, elle est de savoir d’abord s’il existe des noms spécifique, puis à quel niveau on inverse, à quel autre on n’inverse pas, et dans quel ordre on pratique ces changements de mode ! Qu’on en juge plutôt, à travers ces quelques exemples qui ne sont pas exhaustifs.
Le français est le plus riche en noms spécifiques, il en compte six : onze, douze, treize, quatorze, quinze et seize ; après quoi on y pratique l’énoncé direct : dix-sept et ainsi de suite.
L’espagnol compte cinq noms spécifiques, soit un de moins que le français : once, doce, trece, quatorce et quince ; avec ensuite aussi l’énoncé direct : dieciséis, et ainsi de suite.
Mais d’autres langues n’ont que deux noms spécifiques ; et elles se distinguent de surcroît en pratiquant ensuite l’inversion :
L’italien, lui, n’a pas du tout de noms spécifiques ; et il pratique successivement les deux manières : il inverse d’abord avec les six premiers nombres : undici, dodici, tredici, quattordici, quindici, seidici ; et pratique ensuite l’énoncé direct : diciasette, diciotto, dicianove.
Enfin, pour nous en tenir là, citons encore le grec qui ne connaît pas non plus de noms spécifiques, qui inverse pour onze (ένδεκα) et douze (δώδεκα), et pratique ensuite l’énoncé direct : δεκατρείς, etc.
Faut-il chercher une raison – à défaut de logique – à tout cela ? Ce ne serait pas très censé. On garde en tête l’hypothèse de Menninger, qui envisage l’importance qu’avaient les plus petites quantités pour les gens simples. Mais on pourrait aussi voir dans certaines langues la trace du rôle important qu’a joué la douzaines dans de nombreuses civilisations, ce qui expliquerait que onze et douze n’y sont pas traités comme les autres nombres qui suivent dix.
Premier encadré
Deux tabelles de Köbel, dans son livre de 1522. En colonne de gauche les nombres en toutes lettres, qu’il écrit sans inversion ; au centre les mêmes en chiffres romains, qu’il appelle chiffres « allemands » (Teutsche Zale) ; et en colonne de droite la notation moderne de ces nombres, que nous appelons arabes, et qui sont pour lui des « nombres chiffres » (Zeiffer Zale), de l’arabe sifr qui signifie zéro.
Deuxième encadré
Tout ce qui est évoqué dans cet article relève de la numération décimale, elle-même conséquence très vraisemblable du fait que nous avons dix doigts. Or une langue européenne s’est écartée du droit chemin sous l’influence de la numération vigésimale, c’est-à-dire à base vingt. Certains de ceux qui la parlent ne disent plus septante mais soixante-dix, au lieu de nonante ils disent quatre-vingt-dix[5], et ils atteignent des sommets avec soixante-dix-sept ou quatre-vingt-dix-huit, particulièrement appréciés quand on note un numéro de téléphone sous dictée et qu’on n’aime pas les ratures.
Cet écart vis-à-vis de la base dix a peut-être pour origine un lointain usage, qui était de compter en vingtaines comme d’autres comptent encore actuellement en douzaines. Il en reste une trace à Paris avec l’hôpital des Quinze-vingts, le premier établissement capable de recevoir 300 malades ; une autre dans l’Avare de Molière[6], quand Frosine veut faire croire à Harpagon qu’il passera les six-vingts (120 ans) ; et une autre enfin dans le Bourgeois gentilhomme du même auteur[7], quand Monsieur Jourdain dit avoir donné six-vingts louis à Dorante.
C’est ainsi que quatre-vingts se sera imposé – mais huictante était encore usuel à Lyon en 1615[8] –, entraînant à sa suite les assemblages du type quatre-vingt-treize, eux-mêmes suscitant par analogie les soixante-quatorze du genre.
[1] L’abbesse dans The Comedy of Errors, acte 5, scène 1 (thirty-three years have I but gone).
[2] Respectivement: Falstaff dans King Henry IV – Part I, acte 3, scène 3 (of the age of two and twenty or thereabouts); le même plus loin dans la même scène (this two and thirty years) ; et Octave dans Julius Cæsar, acte 5, scène 1 (till Cæsar’s three and thirty wounds be well avenged).
[3] MENNINGER Karl [1958] – Zahlwort und Ziffer, eine Kulturgeschichte der Zahl, 2e édition revue et augmentée (1e édition : Hirt, Breslau, 1934), Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 2 tomes, 200 + 314 p. ; réimpression sans changements par le même éditeur, dite 3e édition, 1979 ; pp. 84-85 et 91.
[4] SCHUPPENER Georg – Warum 21 einundzwanzig heisst, Praesens Verlag, Vienne, 2014, 126 p.
[5] Septante et nonante étaient usuels au 12e siècle, et sont déclarés vieux pour l’un et vieilli pour l’autre par le dictionnaire de l’Académie française de 1878, preuve qu’ils étaient encore acceptés il n’y a pas si longtemps.
[6] Acte 2, scène 5.
[7] Acte 3, scène 4.
[8] On le trouve en compagnie de septante et de nonante dans la traduction française de l’ouvrage de Janpierre Valerian, Les Hieroglyphiques, imprimé dans cette ville en septembre 1615.