SOMMAIRE
1. Un air concret pour des problèmes de restes
1.1 Un problème de voleurs par Ch’in Chiu-shao dans le Shu-shu chiu-chang, 1247
1.2 Moyen Âge et Renaissance en Europe : la marchande et les œufs cassés
1.3 Un cas impossible pour faire muser quelque musart
1.4 Un problème de calendrier : Louis-Benjamin Francoeur, Cours complet de mathématiques pures, 1809
2. Une volonté de généralisation
2.2 L’infinité du nombre de solutions montrée par Ibn al-Haytham
Dans ce chapitre nous avons sélectionné deux types de sources. D’une part, des énoncés choisis pour leur présentation imagée du problème : sous un habillage « concret », ces textes nous montrent entre autres l’imagination au service des mathématiques. C’est ce qui a motivé leur regroupement et non les mathématiques mises en œuvre pour la résolution. Certaines solutions sont « brutes », d’autres sont accompagnées de commentaires, d’explications, ou de véritable justification mathématique. Le second type de source regroupe deux documents anciens, l’un du Xe siècle, l’autre du XVe siècle. Ce qu’ils ont en commun, et qui est remarquable pour leurs époques d’écriture, c’est que l’algorithme permettant de parvenir aux solutions, mis en place sur des exemples numériques, est accompagné d’une description qui se veut générale.
Quelle que soit son origine, astronomique par exemple (voir le Chapitre 1), le thème des congruences simultanées a suscité l’imagination, et l’histoire nous fournit de nombreuses présentations sous la forme d’énoncés « concrets ». Pourquoi ces guillemets ? Parce que, comme la plupart des énoncés qui suivent le montrent de manière évidente, une histoire est contée, une question est posée, qui n’ont aucun écho dans le monde réel. Pourquoi habiller alors ainsi un énoncé mathématique ? Entre autres raisons, parce qu’une apparence de réalité quotidienne le rend plus attirant, moins abstrait qu’un problème du style : trouver un ou des nombres tel(s) que ... Ainsi, il n’est pas étonnant de voir apparaître de tels énoncés dans un contexte d’enseignement. Nous donnerons peu d’explications sur les solutions proposées; nous renvoyons pour cela au premier chapitre.
Le Shu-shu chiu chang, ou « Neuf chapitres d’écrits sur le calcul », également transcrit sous la forme Shushu jiuzhang, a été écrit en 1247, au cours d’une période florissante pour les mathématiques chinoises. Son auteur, Ch’in Chiu-shao (alias Qin Jiushao) est reconnu en Chine comme l’un des plus grands mathématiciens. Originaire du Sichuan actuel, il a occupé différents postes dans l’administration. C’est dans le premier chapitre de son livre que l’on trouve la fameuse règle ta-yen (« la grande extension », transcrite aussi sous la forme dayan), qui lui a valu cette reconnaissance scientifique. C’est un algorithme général régissant les problèmes de congruences simultanées, comme nous l’avons dit dans le Chapitre 1 [2]. Ch’in Chiu-shao écrit dans sa préface : « Les fabriquants de calendriers, dans la conception de leurs méthodes, ont fait grand usage de celle-ci [3] ». Lui-même dit avoir fait ses études au « service astronomique [4] ». L’éventualité d’une origine astronomique des problèmes est discutée dans l’introduction historique (Chapitre 1).
Il propose dix problèmes indéterminés sur les restes, tous accompagnés d’une longue procédure de résolution en application de la règle ta-yen. Nous avons choisi le neuvième problème, dont nous ne citons que l’énoncé et la plus petite solution. Il met en scène des voleurs de riz [5].
Dans un magasin de riz, des voleurs ont dérobé 3 tonneaux d’une certaine sorte de riz. Ces tonneaux étaient pleins jusqu’en haut, mais leur capacité exacte n’est pas connue. Les trois tonneaux ont été localisés. Dans celui de gauche, on a trouvé qu’il restait 1 ko. Dans celui du milieu, il reste 1 shêng 4 ko ; dans celui de droite, il reste 1 ko. Les trois voleurs ayant été pris, le premier confessa avoir puisé dans le tonneau de gauche avec une pelle à écurie et avoir rempli celle-ci plusieurs fois, en mettant le contenu dans son sac. Le second confesse avoir enlevé son sabot de bois, et l’avoir utilisé pour vider le tonneau du milieu ; le troisième qu’il avait pris une écuelle et l’avait utilisée pour mettre dans son sac le riz du tonneau de droite. Ils prirent le riz chez eux pour le manger et, un bon moment s’étant écoulé, ils ne se rappellent plus les quantités. On a trouvé que la pelle contenait 1 schêng et 9 ko ; le sabot 1 schêng et 7 ko ; l’écuelle 1 schêng et 2 ko. Quel est le volume de riz volé et combien chacun a-t-il pris ?
Remarque : On sait que 10 ko valent 1 schêng.
Chaque tonneau a la même capacité, c’est ce que l’on cherche. Le problème consiste à rechercher un nombre $N$ tel que :
Plus petite solution : le volume de riz est 3193 ko, le premier voleur a rempli 168 fois sa pelle, le second a rempli 187 fois le sabot et le troisième 266 fois son bol.
Il est une manière de poser le problème des restes qui eut beaucoup de succès en Europe à partir du XVe siècle. C’est une histoire d’œufs cassés, déclinée de manière plus ou moins inventive, comme une devinette.
La trame commune est celle-ci : en se rendant au marché, une marchande se fait bousculer et tous ses œufs sont cassés. Elle souhaite se les faire rembourser, mais malheureusement n’en connaît pas le nombre. En revanche, elle les a comptés par paquets égaux de différentes tailles (souvent 2 par 2, …., 7 par 7) et se rappelle combien il lui en reste à chaque comptage. Un Livre de chiffres et de Getz imprimé à Lyon en 1502 imagine l’énoncé suivant : « Une jeune fille portait des œufs à vendre au marché et rencontra un jeune homme qui voulait jouer avec elle, rompit et cassa tous les œufs et ne voulut pas les payer. Elle le fit comparaître devant le juge. Le juge le condamna à payer les œufs mais le juge ne savait combien il y en avait et le demanda à la fille. Elle dit qu’elle n’en savait rien car elle était jeune et ne savait point compter, etc [6]. »
Nous ne connaissons pas le texte créateur de ce thème mais certaines des données numériques qui suivent laissent penser que le problème des œufs cassés n’est qu’un habillage nouveau d’un ‘problème baladeur’ beaucoup plus ancien, déjà évoqué dans notre introduction historique (Chapitre 1). Dans ses Problèmes plaisants et délectables, Claude Gaspar Bachet de Méziriac (1581-1638) [7] situe cet exemple dans le chapitre intitulé : « S’ensuivent quelques autres petites subtilités des nombres qu’on propose ordinairement », chapitre qui reprend donc un corpus déjà constitué et répandu de problèmes récréatifs. Celui de la marchande est d’abord énoncé de manière abstraite, puis Bachet reprend l’énigme des œufs cassés car, écrit-il, « cette question se pose d’ordinaire ainsi ».
L’histoire des œufs cassés est utilisée dans des traités byzantins du XVe siècle, et elle est aussi particulièrement prisée dans les traités d’arithmétique commerciale [8]. Ces ouvrages ont essaimé dans toute l’Europe au XVIe siècle mais c’est dans les grandes cités italiennes qu’ils ont pris naissance dès la fin du XIIIe siècle. Ils sont le fruit d’influences diverses, dont l’une des plus importantes est le Liber abbaci de Fibonacci, écrit au début du XIIIe siècle (1202 et 1228). Pour cette raison, on les nomme « traités d’abbaque » [9]. Tous ces traités contiennent une foule d’exemples et de problèmes, certains calqués sur le monde quotidien des marchands et directement utiles au commerce, d’autres plus éloignés, voire disjoints de ces préoccupations. C’est dans cette dernière classe que l’on peut situer le problème des œufs, qui est souvent inscrit dans un ensemble de problèmes « récréatifs », sans unité mathématique.
Fibonacci, nous l’avons dit, a été une source d’inspiration importante pour le corpus de l’abbaque. Pourtant, ce n’est pas du Liber abbaci que vient l’énigme des œufs cassés. Fibonacci y expose plusieurs exercices de congruences simultanées, tous dans un contexte abstrait de recherche d’entiers [10].
Nous donnons ci-dessous quelques exemples tirés d’ouvrages appartenant au réseau franco-occitan des arithmétiques commerciales. Tous datent de la seconde moitié du XVe siècle. Le texte est proposé d’une part dans une traduction moderne, d’autre part dans sa langue originale.
Le premier énoncé est extrait d’un traité anonyme, dont la copie est terminée à Lyon en 1476. La version qui suit est traduite en français actuel. Le texte original est au-dessous.
Comme c’est très souvent le cas dans ce type d’ouvrage didactique, le problème est bâti en deux temps : l’énoncé d’abord, qui se termine par la question (« à savoir… ») puis la réponse qui est en général une simple procédure de calcul, non justifiée. Ici, toutefois, l’auteur fait la remarque que la solution n’est pas unique si aucune contrainte supplémentaire n’est fournie.
Le cas présenté est simple puisque tous les restes sont égaux. L’auteur aurait pu trouver une plus petite solution en considérant le PPCM de 4, 5, 6, 7, soit 420 et non leur produit. Tous les entiers de la forme $420k + 1$ sont solutions.
Le deuxième exemple est tiré du Triparty en la science des nombres de Nicolas Chuquet et rapporte le cas des nombres multiples de 7 et dont le reste est 1 dans la division par 2, 3, 4, 5 et 6. Le Triparty contient, outre les trois parties du traité lui-même, trois appendices : l’un enseigne l’art de la marchandise, un autre la géométrie pratique, le premier enfin est un ensemble de problèmes variés et c’est dans celui-ci que se trouve l’énoncé qui nous intéresse.
Nicolas Chuquet a vécu au XVe siècle, il a fait des études de médecine à Paris, puis s’est installé à Lyon. Dans ce haut-lieu du commerce et de la banque, il a côtoyé marchands et financiers, italiens pour beaucoup, et il a enseigné les mathématiques, en particulier l’arithmétique pratique. Il est le seul mathématicien français de ce siècle dont le nom reste aujourd’hui connu. Le Triparty en la science des nombres, terminé en 1484, n’a pas eu l’impact qu’il aurait mérité. Le manuscrit n’a pas circulé, il a été longtemps égaré puisqu’il n’a été redécouvert qu’au XIXe siècle. Son influence a donc été très faible et on peut le regretter, notamment pour le développement de l’algèbre, exposée dans ce livre d’une façon que l’on juge actuellement très novatrice.
Contrairement à l’exemple précédent, Chuquet n’impose pas d’emblée une règle. Il procède par essais successifs en passant en revue les multiples de 7 jusqu’à ce qu’il trouve un nombre qui convient. C’est 301. Il donne ensuite une règle, sans la justifier, qui lui fournit une solution différente puis fait enfin remarquer la multiplicité des solutions. Il en fournit deux autres en élevant les deux solutions initiales au carré, lesquels nombres restent bien sûr multiples de 7 et toujours congrus à 1 modulo les autres nombres.
Dans les différentes versions des problèmes d’œufs, nous retrouvons les cas particuliers fréquents que signalera Euler au XVIIIe siècle dans son mémoire, Solution du problème arithmétique : trouver un nombre qui, divisé par des nombres donnés, donne des restes donnés (voir le chapitre 4). Le mathématicien bâlois traite des restes égaux dans le paragraphe 21, de la situation décrite par Chuquet au paragraphe 22, et au paragraphe 23, des nombres divisibles par 7 dont les restes respectifs dans les divisions par 2, 3, 4, 5, 6 sont 1, 2, 3, 4, 5, soit inférieurs d’une unité au module correspondant. Nous retrouvons ce dernier cas dans des traités de maîtres d’abbaque italiens du XVe siècle, dans la Logistica du mathématicien français de la Renaissance Jean Borrel [11], etc.
Voici, traduit du latin, l’énoncé que nous propose Borrel [12] :
Le problème est bien celui de trouver un nombre congru à 1 modulo 2, à 2 modulo 3, à 3 modulo 4, à 4 modulo 5, à 5 modulo 6 et à 0 modulo 7.
Borrel cherche d’abord un entier impair non multiple de 3 ni de 5. Les premiers qui conviennent sont 7, 11, 13, 17, … De plus le nombre cherché doit être un multiple de 7; on regarde alors 49, 77, 91, 119. Aucun des trois premiers ne répond à toutes les demandes. Il faut arriver à 119 pour satisfaire toutes les conditions. Le nombre cherché est donc 119. C’est une méthode logique et fréquente, que nous avons déjà vue à l’œuvre chez Chuquet. Encore faut-il savoir qu’il existe des solutions !
Sur le même ton du divertissement, l’auteur anonyme du Traicté de la praticque d’algorisme propose un problème sans solution, à la suite de celui qui est reproduit plus haut (fol. 112r) :
Francoeur (1773-1849) étudia les mathématiques sous la direction de Gaspard Monge, et entra à l'École polytechnique où il obtint en 1798 la place de répétiteur d'analyse. Il fut successivement professeur de mathématiques à l'école centrale de la rue Saint-Antoine (plus tard le lycée Charlemagne), examinateur à l'École polytechnique, professeur à la faculté des sciences de Paris, et publia divers ouvrages de mathématiques et d'astronomie. Les événements de 1815 lui firent perdre ses places au lycée Charlemagne et à l'École polytechnique. Membre fondateur de la Société pour l'enseignement élémentaire, il s'appliqua particulièrement à faire pénétrer dans les écoles primaires l'enseignement du dessin [13].
Cet exemple nous ramène aux sources astronomiques possibles du problème des restes. Le lecteur pourra se reporter au paragraphe 28 (cf. chapitre 4) du texte d’Euler pour un problème de chronologie, qui est commenté par nos soins.
Louis-Benjamin Francoeur, Cours complet de mathématiques pures, Paris, Ve, Bernard et F. Didot, 1809, p. 150
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On ne verra pas la prochaine année qui sera 2304 !
Très grand classique des mathématiques, œuvre de deux mathématiciens britanniques qui ont enseigné dans de prestigieuses universités, An Introduction to the Theory of Numbers a été publié pour la première fois en 1938. Depuis, ce livre est sans cesse réédité. Il est traduit en français pour la première fois en 2007. Le problème qui suit est extrait de cette traduction [14].
Les auteurs traitent des congruences linéaires modulo des nombres deux à deux premiers entre eux puis écrivent : « Le problème est plus compliqué si les congruences ne sont pas prises modulo des nombres deux à deux premiers entre eux ». Nous nous contentons ici de donner une illustration.
« Six professeurs commencent une série de cours respectivement un lundi, un mardi, un mercredi, un jeudi, un vendredi et un samedi, et annoncent leur intention de donner leurs cours tous les deux, trois, quatre, un, six et cinq jours respectivement. Le règlement de l’université interdit les cours le dimanche (de sorte que les cours du dimanche sont supprimés). Quand, pour la première fois, les six professeurs seront forcés simultanément de supprimer leur cours ? »
La réponse est : au bout de 371 jours. Le traducteur ajoute en note : « Remarquons néanmoins que le règlement de l’université interdit aussi probablement que les cours durent plus d’une année ! »
L’Algorismus Ratisbonensis, dont la troisième partie, la Practica, a été publiée par Kurt Vogel [15] en 1954, provient de plusieurs manuscrits rédigés au milieu du 15e siècle au monastère bénédictin de St Emmeram à Ratisbonne. Ils sont de la main de Frater Fridericus, alias Frederic Gerharts, mort de la peste en 1464 ou 1465. Avec cette Practica, d’après Vogel, « on dispose pour la première fois en Allemagne d’un vaste recueil, non seulement de nombreux problèmes liés aux activités commerciales, mais aussi de problèmes de théorie des nombres, de divertissements mathématiques, ainsi que d’énigmes fort prisées dans les cercles monastiques depuis le temps d’Alcuin. » (Avant propos, p. IX). Le thème des restes y est illustré à trois reprises, de manière dispersée. Il s’agit des problèmes numérotés par Vogel 268, 311 et 349, le dernier reprenant l’histoire de la marchande d’œufs. Mais c’est le premier qui nous intéresse, car pour la première fois en Europe, à notre connaissance, on donne la méthode de résolution sous sa forme la plus générale dans le cas de modules premiers entre eux deux à deux.
Voici une traduction libre [16] du texte original, écrit dans un mélange de latin et d’allemand médiéval.
Les lignes précédentes décrivent la formule qui donne la solution générale du problème et qui, dans le cas présent, est :
où $a$, $b$, $c$ sont les restes des divisions du nombre cherché respectivement par 3, 5 et 7.
Pour une justification détaillée de ce résultat, le lecteur se reportera à l’activité pédagogique bâtie à partir de cet énoncé et proposée dans l’encart 1.
Le texte précédent est suivi d’un tableau qui est divisé en cases; la ligne du milieu de chaque case contient les modules successifs $m_i$ (ici 3, 5, 7). La ligne du bas contient le produit $M$ de ces diviseurs et la ligne du haut contient le plus petit entier $k \frac{M}{m_i}$ congru à 1 modulo $m_i$. Seule la première case en haut à gauche concerne le problème que nous avons cité.
Il y a deux coquilles dans ce tableau : le 26 de la 4e case devrait être 36, et le 128 de la 7e case devrait être 126. Enfin l’auteur s’est trompé à la 9e case en prenant 1782 comme plus petit multiple de 9 × 11 congru à 1 modulo 13 : 495 convient aussi.
70 21 15 3 5 7 105 |
15 10 6 2 3 5 30 |
40 45 36 3 4 5 60 |
28 21 26 3 4 7 84 |
21 28 36 2 3 7 42 |
63 36 28 2 7 9 126 |
128 175 120 5 6 7 210 |
216 225 280 5 8 9 360 |
1144 936 1782 9 11 13 1287 |
Né en 965 à Bassora, aujourd’hui deuxième ville d’Irak, et décédé au Caire en 1040, Ibn al-Haytham est l’un des plus grands savants de la civilisation arabo-musulmane. Il est aussi connu sous le nom latinisé de Alhazen. Il a écrit une centaine d’ouvrages traitant principalement de philosophie, de physique, d’astronomie et de mathématiques. Nous examinons ici son traité sur la résolution d’un problème numérique, d’après la traduction effectuée par Roshdi Rashed [19]. Le texte complet est reproduit dans l’encart 3.
Bien que situant son propos dans un contexte général, Ibn al-Haytham énonce le problème qu’il étudie dans un cadre particulier : « Trouver un nombre tel que si on le divise par deux, trois, quatre, cinq ou six, il reste un, et si on le divise par sept, il n’en reste rien ». En fait, comme il l’indique ultérieurement, au lieu du nombre 7, l’auteur généralise le problème à un entier premier $p$ quelconque, c’est-à-dire qu’il pose le système de congruences :
Ibn al-Haytham affirme tout de suite que « le problème est indéterminé, c’est-à-dire qu’il admet beaucoup de solutions. Pour les trouver il y a deux méthodes ».
Nous avons découpé le texte de manière à mettre en évidence les parties qui sont relatives à chacune des méthodes décrites par Ibn al-Haytham. Pour chacune d’elles, l’auteur explicite le procédé dans le cadre particulier de son problème, puis il en déduit une ou plusieurs solutions du problème particulier. Ultérieurement, il se place dans une perspective générale.
2.2.1 La méthode canonique
Aujourd’hui, nous pouvons dire que la première méthode dite canonique par Ibn al- Haytham s’appuie sur ce que nous nommons le théorème de Wilson : si $p$ est un nombre premier alors
Nous en déduisons immédiatement que le nombre $(p – 1)! + 1$ est solution du problème proposé. Nous ne savons pas si Ibn al-Haytham avait connaissance d’une démonstration de la propriété qu’il affirme. Il se contente de dire qu’elle est « nécessaire pour tout nombre premier » laissant entendre que, lorsque le nombre ne l’est pas, la méthode canonique ne permet pas d’obtenir une solution du problème. Notons que, au début de sa « démonstration d’un théorème nouveau concernant les nombres premiers » publiée en 1771 dans les Nouveaux Mémoires de l’Académie Royale des Sciences et Belles Lettres de Berlin, Joseph Louis Lagrange affirme [20] :
2.2.2 La deuxième méthode
« On peut trouver le nombre cherché par une autre méthode, qui est la méthode par laquelle on montre que ce problème a plusieurs solutions, et même une infinité ». Cette fois l’auteur s’appuie sur le P. P. C. M des nombres qui donnent un reste égal à un et sur un procédé inductif que nous retrouvons aujourd’hui dans l’application du théorème de Bézout.
Il donne d’abord la méthode :
En termes actuels : on cherche le PPCM des nombres 1 à 6, qui est 60. Comme le nombre cherché doit être divisible par 7 et de la forme $60k + 1$, on écrit :
Donc $k$ fournira une solution si et seulement si $4k + 1$ est un multiple de 7, c’est-à-dire :
Ce que l’auteur exprime par : « On cherche alors un nombre qui a un septième et tel que si on en retranche un, le reste ait un quart ». Enfin, $k’$ étant un entier quelconque, $7k’ – 1$ peut se mettre sous la forme $7k’’ + 6$ ; par conséquent « on ajoute sept, sept à six jusqu’à ce qu’on aboutisse à un nombre ayant un quart. »
Ibn al-Haytham donne plusieurs solutions fondées sur ce procédé :
Il essaie donc $k’’ = 1$, donc $7k’’ + 6 = 13$, qui ne convient pas, puis $k’’ = 2$ qui convient puisque 20 « a un quart », donc $k = 5$ et finalement $60k + 1 = 301$. Il prend ensuite $k’’ = 6$, d’où de la même manière $k = 12$ et $60k + 1 = 721$, qui est la solution trouvée par la première méthode.
Après avoir indiqué que l’on obtient de cette façon une infinité de solutions, Ibn al- Haytham montre enfin que sa deuxième méthode se généralise à n’importe quel nombre premier $p$, c’est-à-dire qu’elle fournit toutes les solutions du système de congruences :
Comme nous l’avons dit, le lecteur trouvera le texte complet et notre commentaire dans l’encart 3.
[1] D’après U. Libbrecht, Chinese Mathematics in the Thirteenth Century, ch. 22 : « Indeterminate problems in the Shu-shu chiu chang ». Nous avons choisi, pour les titres chinois, d’utiliser la transcription de Libbrecht, puisque c’est sa traduction anglaise que nous suivons. Nous avons toutefois signalé l’autre transcription possible.
[2] Pour une étude complète de la règle Ta-yen, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de U. Libbrecht, Chinese Mathematics in the Thirteenth Century, partie V. J.-C. Martzloff décrit également cette méthode de manière résumée dans Histoire des mathématiques chinoises¸ p. 296-305.
[3] U. Libbrecht, Chinese Mathematics in the Thirteenth Century, p. 20.
[4] U. Libbrecht, Chinese Mathematics in the Thirteenth Century, p. 26.
[5]U. Libbrecht, Chinese Mathematics in the Thirteenth Century, problème I-9, p. 408.
[6] « Une jeune fille portoit des oeufz au marché vendre et rencontra ung jeune filz qui se vouloit jouer avec elle et rompit et cassa tous ses oeufz et ne les voult payer. Elle le fit adjourner devant le juge. Le juge le condempna à payer les oeufz. Mais le juge ne scavoit combien il y en avoit et le demanda à la fille. Elle dit qu’elle ne scavoit rien car elle estoit jeune et ne scavoit point conter. Mais elle les avoit ordonnez par 2 et 2 et demeuroit 1 oeuf et puis par 3 et 3 et demeuroit 1 et puis par 4 et 4 et demeuroit 1 et puis par 5 et 5 et demeuroit 1 et puis par 6 et 6 et demeuroit 1 et par 7 et 7 et ne demeuroit rien. »
[7] Claude Gaspar Bachet de Méziriac, Problèmes plaisants et délectables qui se font par les nombres, 5e éd., Paris, Blanchard, 1959, p. 135. s.
[8]Voir Johannes Tropfke, Geschichte der Elementar Mathematik, « Die Eierfrau » (la marchande d’œufs), § 4.5.3.
[9] Cette appellation est trompeuse puisque dans les traités d’abbaque, on pratique le calcul indo-arabe écrit et non la manipulation de jetons sur la table à calculer, plus répandue dans le nord européen.
[10] Baldassarre Boncompagni, Scritti di Leonardo Pisano, matematico del secolo decimoterzo, vol. 1 : Il Liber Abbaci di Leonardo Pisano, pubblicato secondo la lezione del codice Magliabechiano C. I, 2616, Badia Fiorentina, n° 73, Rome, Tipografia delle scienze matematiche e fisiche, 1857. Premier exemple, p. 281 : les modules sont 2, 3, 4, 5, 6, et 7 ; les restes correspondants valent 1 sauf le dernier qui est nul. Le second exemple est aux pages 303-304 de la même édition ; les modules sont 3, 5, 7 et les restes respectifs 2, 3 et 4.
[11] Jean Borrel, alias Jean ou Johannes Buteo, est né en 1492 dans le Dauphiné. En dehors de ses travaux mathématiques, il fabrique des instruments (cadrans solaires par exemple). La Logistica, ouvrage d’arithmétique et d’algèbre, est sa principale contribution aux mathématiques de son temps.
[12] « Villatica puella canistrum ouorum ad mercatum capite ferens, ab equite praetereunte, in angiportu concuffa, perfregit onus, qui damnum rependere volens, quot oua portabat interrogauit. At tilla puellariter numerum ignorns respondit. Cùm oua mea domi bina numeraem, vnum mihi superfuit in fine. Et numerando terna superfuerunt duo, quaterna verò, tria, quina deinde, quatuor, sena quinque, septena tandem computans, nihil residuum habui. Quaeritur, quo toua fuerunt in canistro ? ». J. Buteo, Logistica, quae & arithmetica vulgo dicitur, Lyon, 1559, question 70, p. 278-279.
[13] Biographie tirée du Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire publié sous la direction de Ferdinand Buisson (éd. 1911), édition électronique de l’INRP : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/.
[14] Godfrey H. Hardy, Edward M. Wright, Introduction à la théorie des nombres, trad. François Sauvageot, p. 119-121.
[15] Kurt Vogel, Die Practica des Algorismus Ratisbonensis, Munich, 1954.
[16] Nous remercions Pierre Pinel pour cette traduction.
[17] Cela signifie que, si le reste dans la division par 3 est a, on prendra a fois 70. Et de même pour les deux autres modules. On ajoute alors les nombres obtenus.
[18] De la somme calculée auparavant, on retranche autant de fois que possible la « racine » qui est ici 105.
[19] Roshdi Rashed, « Ibn al-Haytham et le théorème de Wilson », Archive for History of exact Sciences 22 (1980), p. 305-321. Cet article est reproduit dans, R. Rashed, Entre arithmétique et algèbre, p. 227-243.
[20] La première démonstration a été publiée par Lagrange en 1771 dans les Nouveaux Mémoires de l’Académie Royale des Sciences et Belles Lettres de Berlin : Démonstration d’un théorème nouveau concernant les nombres premiers. Voir Œuvres de Lagrange, t. 3, p. 425-434 (citation p. 425-426).