Le problème des restes chinois : Questions sur ses origines
Publié le 29/06/2011
Résumé

Le problème dit des restes chinois apparaît d’abord en Chine entre le 3e et le 5e siècle de notre ère dans le Classique mathématique de Maître Sun, préoccupe le mathématicien indien Bhaskara au 7e siècle, refait surface au Moyen-Orient au 10e siècle et en Chine au 13e siècle, et devient commun en Europe à partir du 13e siècle. Il est complètement résolu par Leonhard Euler au 18e siècle, avant de devenir le b-a-ba de la nouvelle arithmétique des congruences que nous devons au génie de Carl Friedrich Gauss (1777-1855).

La question soulevée dans ce chapitre est celle de la raison d’être de ce problème. Si son traitement en Inde peut faire croire à une origine liée aux calculs de coïncidences de cycles astronomiques, cela devient peu vraisemblable en Chine, et encore moins au Moyen-Orient et en Europe. Nous proposons d’y voir simplement le développement de ce qui n’était au départ qu’un jeu mathématique issu d’une pratique très ancienne de comptage par paquets, pratique elle-même liée à des techniques de divinations très communes dans les sociétés archaïques.

 

 

D. Daumas, M. Guillemot, O. Keller, R. Mizrahi, M. Spiesser (IREM de Toulouse)


Article déposé le 29/06/11. Editeur : Eric Vandendriessche. Toute reproduction pour publication ou à des fins commerciales, de la totalité ou d'une partie de l'article, devra impérativement faire l'objet d'un accord préalable avec l'éditeur (ENS Ulm). Toute reproduction à des fins privées, ou strictement pédagogiques dans le cadre limité d'une formation, de la totalité ou d'une partie de l'article, est autorisée sous réserve de la mention explicite des références éditoriales de l'article. 

SOMMAIRE

1. Le problème

2. Une origine liée à l'astronomie ?

3. Autres hypothèses sur les origines du problème

Bibliographie

1- Le problème

La première trace connue du problème figure dans le Sunzi suanjing (Classique mathématique de Maître Sun), composé entre le IIIe et le Ve siècle de notre ère ; d’où, probablement, le qualificatif de « chinois » dont on affuble, en Europe à partir des années 1850, le problème et le théorème qui le résout. Le voici, tel qu’exposé par Maître Sun (Sunzi) dans son « Classique », où il est le 26e problème du chapitre 3 :

Soient des objets en nombre inconnu. Si on les compte par trois, il en reste deux ; par cinq, il en reste trois, et par sept, il en reste deux. Combien y a-t-il d’objets ?
Réponse : 23.
Règle : « En comptant par trois, il en reste deux » : poser 140. « En comptant par cinq, il en reste trois » : poser 63. « En comptant par sept, il en reste deux » : poser 30. Faire la somme de ces trois nombres, obtenir 233. Soustraire 210 de ce total, d’où la réponse.
En général, pour chaque unité restante d’un décompte par trois, poser 70 ; pour chaque unité restante d’un décompte par 5, poser 21 ; pour chaque unité restante d’un décompte par 7, poser 15. Si [la somme ainsi obtenue] vaut 106 ou plus, ôter 105 pour trouver la réponse [1].

En termes actuels, nous transcririons ainsi l’énoncé : soit à trouver un entier $N$ tel que



$\displaystyle{N = 3q_1 + 2 = 5q_2 + 3 = 7q_3 + 2,}$

les $q_i$ étant entiers. Ou bien, en termes de congruences simultanées :



$\displaystyle{N \equiv 2~(mod 3)\equiv 3~(mod 5)\equiv 2~(mod 7).}$

La règle, quelque peu laconique, résume le procédé suivant : prendre le reste de la division par 3, soit 2, le multiplier par deux fois le produit des deux autres diviseurs, soit 2 × 5× 7, et donc « poser » 140. Prendre ensuite le reste de la division par 5, soit 3, et le multiplier par le produit des deux autres diviseurs, soit 3 × 7, et donc « poser » 63 ; enfin, « poser » 2 × 3× 5 = 30. Au total, on a posé 140 + 63 + 30 = 233 ; le résultat est 233 – 2 × 105 = 23.

La solution est remarquable, et ne diffère de la méthode actuelle [Cf. Encart 1] que par la forme de l’exposition et par le fait que dans la question posée il faut lire en filigrane : « trouver le plus petit nombre d’objets possible ». On a bien en effet :
 

$\displaystyle{N = 2m\times 5 \times 7 + 3n \times3\times7 + 2 p\times 3\times5 + k\times 3\times5\times 7}$


où les entiers $m$, $n$ et $p$ doivent être tels que $m$ × 5 × 7, $n$ × 3 × 7 et $p$ × 3 ×5  aient pour reste 1 quand on les divise respectivement par 3, 5 et 7, et où k est un entier quelconque (ici – 2). Comme les trois diviseurs sont premiers entre eux deux à deux, l’existence de $m$ (ici 2), de $n$ (ici 1) et de $p$ (ici 1) est assurée par le théorème de Bézout ; on vérifie alors que $N$ est bien solution, et que la différence de deux solutions particulières est nécessairement un multiple de 3 × 5 × 7 = 105.

L’histoire des mathématiques connaît de curieux problèmes baladeurs, qui apparaissent et se promènent on ne sait trop pourquoi ni comment. Le problème de Maître Sun est de ceux-ci. Il est posé tel quel, sans application à quoi que ce soit, et pratiquement seul de son espèce puisque l’autre problème indéterminé du traité, le problème des trois soeurs, avec ses congruences de reste zéro, ne présente aucune difficulté. Le voici :

Il y a trois sœurs. L’aînée revient tous les 5 jours, la cadette tous les 4 jours, la benjamine tous les 3 jours. Au bout de combien de jours les trois sœurs se rencontreront-elles ? Réponse 60 jours. […] L’aînée revient 12 fois, la cadette 15 fois, et la plus jeune 20 fois [2].

Les problèmes de ce genre, c’est-à-dire de congruences simultanées, disparaissent alors des textes conservés en Chine pour refaire surface au XIIIe siècle dans le Shushu jiuzhang (Neuf chapitres d’écrits sur le calcul, 1247) de Qin Jiushao, ouvrage dans lequel l’auteur donne d’abord l’algorithme général de résolution par la méthode dite dayan qui généralise le procédé indiqué par Maître Sun, puis force exemples rédigés en détail [3]. Le problème de Sunzi, quant à lui, refait surface au Moyen-Orient dans l’al-Takmila d’Ibn Tahir [4], dit aussi al- Baghdadi (980-1037 environ), puis en Europe au début du XIIIe siècle dans le Liber abbaci de Léonard de Pise, avec la même formulation et la même solution, presque au mot près, que dans le Sunzi suanjing. L’auteur n’y apporte rien de plus que les autres, contrairement à son contemporain chinois Qin Jiushao. Grand voyageur, formé en partie par un maître de Béjaïa (ex Bougie) en Afrique du Nord, où son père était responsable du bureau des douanes pour le compte de l’ordre des marchands de Pise, Léonard a pu prendre connaissance du problème grâce à l’un de ses nombreux contacts ; on n’en sait pas davantage.

En tout cas, une fois parvenu en Occident, le problème du Sunzi suanjing y reste pour ressurgir çà et là. On le retrouve au XIVe siècle, légèrement modifié, dans une annexe d’une copie de l’Introduction arithmétique de Nicomaque de Gérase (Ie-IIe siècle de notre ère), sous la plume d’un certain Isaac Argyros, mathématicien et astronome byzantin, sans plus de progrès que chez Léonard de Pise. Un pas très important est franchi dans un manuel de calcul de l’abbaye bénédictine Saint Emmeram de Ratisbonne, daté du milieu du XVe siècle, puisque, pour la première fois en Europe, la règle de Maître Sun est expliquée. Le lecteur trouvera le texte dans le chapitre 3 (à paraître), avec notre commentaire.

À partir de ce moment, le problème de la résolution des congruences simultanées commence à prendre vraiment racine en Europe. Régiomontanus [5] s’y intéresse dans une correspondance (1463), citons aussi Elia Misrachi (Constantinople, 1455-1626), le manuscrit de Göttingen (1550), Bachet de Méziriac dans ses Problèmes plaisants et délectables qui se font par les nombres (1612), William Beveridge (XVIIe siècle) avec qui se clôt, d’après Libbrecht, la « phase préscientifique du problème des restes [6] ». Le lecteur pourra juger plus loin de la contribution de Leonhard Euler (1707-1783) dans un texte traduit et commenté par nos soins au chapitre 3 (à paraître) du présent travail. Le grand nom est évidemment celui de Carl Friedrich Gauss (1777-1855), à qui nous devons, bien au delà de la solution complète du problème des congruences simultanées, la définition des congruences et leur constitution en une nouvelle arithmétique, qui donnera naissance à la théorie des corps finis et notamment à son application contemporaine au cryptage. Nous convions le lecteur à prendre connaissance des Recherches arithmétiques (1801) de Gauss à travers quelques extraits donnés dans le chapitre 5 (à paraître) de ce dossier.

2- Une origine liée à l'astronomie

On ne sait trop comment ni pourquoi, avons-nous dit, le problème de Maître Sun, et plus généralement les problèmes de congruences, sont apparus. Si l’on cherche à en savoir plus, une première idée est de se tourner vers l’Orient, puisque c’est de là qu’ils nous furent « livrés », avec d’autres problèmes baladeurs apparentés, tel celui-ci :

Cette quantité, divisée par les nombres de un à six, laisse un reste de un, et sa division par sept est exacte. Dis rapidement ce qu’elle est, mathématicien ! [7]

Il s’agit de trouver $N$ congru à 1 modulo 2, 3, 4, 5 et 6, et divisible par 7. La plus vieille trace écrite de ce problème, celle que nous venons de donner, provient du commentaire par Bhaskara (Inde, VIIe siècle) du traité d’Aryabhata (Aryabhatiya [8], 499 après J.-C.). On le retrouve notamment chez Ibn al-Haytham (ou Alhazen, fin Xe – début XIe siècle, voir le chapitre 3), chez Léonard de Pise, chez Elia Misrachi, chez Bachet de Méziriac, et enfin chez Euler, qui signale que ce problème traîne « un peu partout », mais sans méthode ; le lecteur pourra prendre connaissance de ce texte dans ce dossier, en particulier au chapitre 3 où il apparaît sous la forme célèbre de la marchande et des oeufs cassés.

L’exemple de Bhaskara, que nous avons transcrit ci-dessus, est destiné à illustrer un passage de l’Aryabhatiya qui donne, en termes généraux difficiles à interpréter, la règle de résolution de l’équation indéterminée $y = ax ± c$ , où inconnues et paramètres sont des entiers naturels. Les problèmes de congruences simultanées se ramènent en effet à des équations du type $\beta y + \alpha x = \gamma$ ; dans l’exercice de Bhaskara transcrit ci-dessus, par exemple, $N – 1$ doit être un multiple de 60, puisque 60 est le plus petit commun multiple des nombres de 2 à 6, et $N$ doit être un multiple de 7. L’équation à résoudre en nombres entiers est donc :
 

$\displaystyle{7y = 60x +1}$

ce qui donne, avec la méthode classique des divisions successives,



$\displaystyle{N = 301+ 420k, k~entier.}$

C’est seulement en Inde ancienne que l’on trouve une réelle continuité dans les recherches sur les équations indéterminées du premier degré qui nous occupent ici. La méthode utilisée, dite du pulvérisateur (kuttakara), revient à effectuer les divisions euclidiennes successives des diviseurs (60 et 7 dans l’équation ci-dessus), comme nous le ferions aujourd’hui. D’après les textes en notre possession, le procédé est inauguré par Aryabhata, puis perfectionné par ses successeurs Bhaskara, Brahmagupta (VIIe siècle), Aryabhata II (Xe siècle) etc. Puisque l’Inde est le seul pays ayant une vraie tradition en la matière, les textes indiens nous révèleront-ils son origine, sa motivation ? Pour Libbrecht (voir note 3), il ne fait aucun doute que l’origine réside dans les problèmes liés à l’astronomie et au calendrier. Et en effet, les calculs de conjonctions de cycles sont bien des calculs de congruences. Par exemple, si nous sommes le $n^{ième}$ jour de l’année solaire et le $p$ième jour de la lunaison, et si l’année solaire dure $A$ jours et une lunaison $M$ jours, le nombre $N$ de jours à attendre pour que nous nous retrouvions à nouveau le $n$ième jour de l’année solaire et le $p$ième jour du mois lunaire est solution de :


 

$\displaystyle{N = n + xA = p + yM}$


où $n$, $x$, $p$ et $y$ sont des entiers, $A$ et $M$ des rationnels (par ex. $A = 365 \frac14$), ce qui fait que l’équation ci-dessus se ramène bien à une équation en nombres entiers. Si l’on veut, en outre, que la coïncidence se produise le $q^{ième}$ jour de la semaine, il faudra résoudre :



$\displaystyle{N = n + xA = p + yM = q + 7z}$

ou, en termes de congruences :



$\displaystyle{N\equiv n~(mod A)\equiv p~(mod M) \equiv q ~(mod 7)}$

Nous donnons des exemples commentés de problèmes de calendrier dans les chapitres 3, 4 et 5.

Mais que les problèmes de congruences s’appliquent à l’astronomie ne suffit pas à démontrer que l’astronomie en est la motivation première. Si l’on examine les textes indiens en notre possession, on a le paysage suivant : Aryabhata, le premier d’après les sources connues, donne en 499 la règle du « pulvérisateur », mais uniquement en termes généraux, sans aucun exemple numérique ni application à quoi que ce soit. Son commentateur Bhaskara, au VIIe siècle, après avoir détaillé la règle d’Aryabhata, donne plusieurs illustrations numériques qu’il résout complètement ; les six premières sont générales, du style de celle que nous avons donnée plus haut, mais les vingt suivantes sont de nature astronomique [9]. Bhaskara tourne en réalité autour d’un seul problème, qui prend des apparences variées suivant le choix de l’inconnue. En voici une forme [10] :



Sachant que le soleil fait R révolutions (sur l’écliptique) pendant $T$ jours, et qu’après $x$ jours sa longitude céleste est de $\lambda$ (exprimée en minutes), trouver $x$ et le nombre $y$ de révolutions complètes pendant ces $x$ jours.

Une révolution complète représente 360 × 60 = 21600 minutes d’arc. Pendant $x$ jours, le soleil fait $y$ révolutions complètes sur son orbite, soit 21600$y$ minutes, plus $\lambda$ minutes d’arc, soit au total 21600 $y$ + $\lambda$ minutes. Pour parcourir 21600$R$ minutes, il faut $T$ jours, par conséquent pour parcourir 21600 $y$ + $\lambda$ minutes il faudra :



$\displaystyle{x = \frac{T}{ 21600R}(21600y +\lambda)~jours}$

ce qui équivaut à l’équation :



$\displaystyle{ (21600 R)x - (21600 T)y = \lambda T}$



que l’on résout par la méthode du pulvérisateur. Le traité de Brahmagupta, contemporain de Bhaskara, donne également quelques exemples d’ordre astronomique, mais la partie mathématique de l’ouvrage
[11] est centrée sur des problèmes arithmétiques ou algébriques beaucoup plus généraux et sans application pratique à l’époque.

On peut donc dire, au vu des premiers textes indiens à notre disposition, que la motivation astronomique des problèmes de congruences simultanées est possible. Et ceci d’autant plus que les ouvrages que nous avons cités se présentent comme des ouvrages d’astronomie, comprenant un ou plusieurs chapitres de mathématiques. Ce n’est qu’au IXe siècle qu’apparaît, sous la plume de Mahavira, un ouvrage spécialement consacré aux mathématiques [12].

Voilà pour l’Inde. Mais si nous nous tournons vers la Chine où, rappelons-le, nous avons trouvé la plus ancienne trace de problèmes de congruences, le paysage est assez différent. Dans le Sunzi suanjing, le problème est unique, sans aucune application pratique. Contrairement à l’Inde, on ne constate pas en Chine ancienne de continuité dans les travaux sur les équations indéterminées, et les recherches éparses [13] sont de faible niveau, comparé à celui atteint en Inde. Il faut attendre le XIIIe siècle, âge d’or des mathématiques chinoises, pour qu’une élaboration remarquable voie le jour, avec le Shushu jiuzhang (Neuf chapitres d’écrits sur le calcul, 1247) de Qin Jiushao. Qin y résout brillamment le problème des congruences simultanées par la méthode dayan, ou ta-yen, qu’il expose en termes généraux avant de passer à des exemples. Alors qu’en Inde le problème central, résolu par la méthode du « pulvérisateur », est la résolution des équations du type $ax + by = c$ , que l’on applique ensuite éventuellement à des problèmes de congruences simultanées, en Chine le problème central est la résolution de telles congruences, avec une méthode spécifique dans l’esprit de celle que Gauss donnera plus tard.


Quant à la question qui nous occupe ici, celle de la motivation du problème, Qin lui-même dit en préambule de son ouvrage que les « faiseurs de calendriers » ont beaucoup utilisé dayan pour mettre au point leurs méthodes, mais qu’ils n’ont pas su la déduire des Neuf Chapitres sur les procédures mathématiques, la bible des mathématiques chinoises anciennes [14] ; de là à conclure à une origine liée aux problèmes d’établissement de calendriers, il n’y a qu’un pas. Un pas que nous nous refusons à franchir. Sur les dix exemples traités par Qin, il n’y a que deux problèmes de cette sorte, le premier avec une solution fausse et le second avec des données peu claires : si, comme l’affirme l’auteur, il y avait en Chine une solide tradition d’astronomes versés dans la règle dayan, comment se fait-il que ce virtuose ne nous ait pas donné au moins un exemple bien rodé, suffisamment éclairant et surtout correctement traité ? Le premier exemple de Qin, ramené à l’essentiel [15], est le suivant :



L’année solaire est de $365 \frac14$ jours, le mois lunaire est de $29 \frac{499}{940}$ jours, et le cycle sexagénaire est de 60 jours. Au bout de combien de jours retrouvera-t-on la coïncidence du 4e jour de l’année, du 8e jour du mois, et du dernier jour du cycle sexagénaire ?
 

Il faut trouver $N$ tel que :



$\displaystyle{N = 4 + k \times 365 \frac14 = 8 + m \times 29 \times  \frac{499}{940}= n \times 60}$


$k$, $m$ et $n$ étant des entiers. Ce qui donne l’équation :



$\displaystyle{240n -1461k = 16}$

qui n’a pas de solutions entières parce que 3 divise 240 et 1461 mais ne divise pas 16. Un autre mathématicien important du XIIIe siècle, Yang Hui, renforce notre scepticisme sur un lien traditionnel de plusieurs siècles entre astronomie et problèmes de congruences. Dans son ouvrage intitulé Recueil d’étrangetés arithmétiques dans la ligne de la tradition [16], il donne en effet cinq problèmes indéterminés du premier degré, dont le problème de Maître Sun ; trois autres n’en diffèrent que par les données numériques, et le seul ayant une allure concrète concerne des rations en nature pour des travailleurs : pas de trace, on le voit, de conjonctions de cycles. Bien plus, dans le chapitre suivant du même ouvrage, consacré aux deux cycles traditionnels, celui des dix « tiges célestes » et celui des douze « branches terrestres » qui servent à la dénomination des jours [17], il n’y a pas un seul exercice de congruences lié à ces cycles, qui auraient pu pourtant fournir un matériau de choix. Enfin, en présentant le problème de Maître Sun, Yang Hui affirme que ce problème (ou sa solution ?) est couramment appelé « la méthode secrète du prince Ch’in pour compter les soldats » ou « la méthode des coups répétés » : rien ne concerne, encore une fois, des cycles calendaires ou astronomiques, mais plutôt de simples comptages par paquets, bien terre à terre.

Les indices précédents nous amènent donc, en ce qui concerne la Chine, à rejeter l’idée d’une origine astronomique des problèmes de congruences. Elle est seulement possible en Inde, nous l’avons vu. Nous souhaitons donc suggérer d’autres voies de recherche.



3- Autres hypothèses sur les origines du problème

Si nous revenons à notre texte du Sunzi et que nous le prenons tel quel, nous n’y verrons, comme probablement Léonard de Pise et ses premiers successeurs, qu’une devinette, une « colle » fondée sur une pratique numérique à peu près immédiate, celle du comptage par paquets.

Les exemples [18] abondent de comptage des objets, d’abord, avec des regroupements différents suivant leur nature et parfois même suivant les circonstances. Les Kilenge de Papouasie-Nouvelle-Guinée comptent les taros par deux, les fruits de l’arbre à pain par quatre, les feuilles de tabac par cinq ; dans l’île Woleai (îles Caroline, Micronésie), les noix de coco sont comptées ordinairement par dix, mais par huit dans les cérémonies. Les Iqwaye de Papouasie peuvent compter un par un leurs cauris, ces coquillages qui servent de moyen d’échange, mais aussi par groupes de deux ou plus généralement par paquets de cinq ; les Igbo du Nigeria les comptent par six alors qu’ils ont, comme les Iqwaye, un système de numération de base principale vingt. En France, on compte encore les oeufs et les huîtres par douze.

Les systèmes de numération, ensuite, ne sont rien d’autre que des formalisations de comptages par paquets. Le compte par deux est extrêmement répandu dans les sociétés traditionnelles d’Océanie, et cela peut donner des noms de nombre comme « deux-deux-un » pour cinq. En outre, il existe très fréquemment plusieurs systèmes chez un même peuple, d’où la possibilité pour un même nombre d’avoir deux noms. En Nouvelle-Guinée et en Australie, il arrive que différentes parties du corps, d’une trentaine à plus de soixante, fournissent une première série de noms de nombres, concurremment à une deuxième, de base deux ou quatre. Chez les Kedang d’Indonésie, il y a une liste de noms de nombres formés de façon régulière, mais comme il n’y a pas de marques matérielles (encoches, noeuds dans une corde etc.) pour les enregistrer, lors des négociations pour un mariage par exemple, on préfèrera une autre dénomination qui leur paraît plus simple, comme « neuf cinq » pour 45 au lieu du « deux vingt et cinq » de la liste officielle. Il existe même une peuplade européenne dispersée dans trois pays, où certains nombres s’expriment tantôt en base 20, tantôt en base 10.

Nous pouvons arrêter là notre petit tour d’horizon, qui n’avait d’autre prétention que de faire remarquer que dès qu’il y a comptage et système de comptage, il y a des congruences et leurs trois éléments : le nombre, le module et le reste ; et, par conséquent, la possibilité de devinettes qui, chez les Kilenge mentionnés plus haut, ressembleraient à : une même quantité d’objets, comptés comme des taros, puis comme des feuilles de tabac, donnent d’abord un reste 1, puis un reste 3, combien y a-t-il d’objets ? Ou chez les Kedang : combien y a-t-il d’objets, sachant que comptés par cinq, il ne reste rien, tandis que comptés par vingt, il en reste cinq ?

Le même procédé de comptage par paquets peut prendre un aspect tout différent, et de très grande portée dans la vie intellectuelle, lorsqu’il est opéré avec le reste pour objectif principal. Le reste peut désigner un certain jour de cycles naturels, comme la date de Pâques, définie par le concile de Nicée comme le dimanche qui suit la pleine lune à l’équinoxe de printemps ou immédiatement après. Les peuples inventent également des cycles artificiels, dix et douze jours en Chine antique, treize et vingt jours chez les Mayas, la semaine de sept jours. À Bali, à côté d’un calendrier luni-solaire, il y a même dix cycles de un à dix jours, ce qui fait que chaque jour comporte dix noms ! Ils servent à déterminer des fêtes par des conjonctions de certains cycles (donc des congruences avec restes nuls), principalement ceux de 5, 6 ou 7 jours, pris tous ensemble ou deux à deux. Un même jour ayant dix noms, chacun étant un reste modulo un à dix, on peut le charger de beaucoup de significations, et permettre par conséquent de connaître la destinée d’un individu si l’on connaît son jour de naissance, de décider du jour le plus favorable pour lancer une entreprise quelconque, etc. Mais dans tout cela, que les cycles envisagés soient naturels ou artificiels, ce sont tout de même des cycles de jours qui, à ce titre, ont donc un fondement réel.

Un pas de plus, et nous sommes hors de toute réalité naturelle. C’est le cas avec les innombrables exemples de divinations traditionnelles dans lesquelles les comptages par paquets ont pour seul objectif de fabriquer des restes, parce que seuls les restes ont une signification, contrairement aux systèmes de numération et aux cycles que nous avons envisagés dans lesquels chaque élément du trio, le nombre, le module et le reste, a son importance.

La divination par les restes des comptages par deux est très répandue et sans doute très ancienne ; on peut penser qu’elle est le terreau archaïque qui a donné lieu, un peu partout dans le monde, à la modélisation des contraires au moyen du couple pair-impair, à la façon des Pythagoriciens. Chez les Kedang de Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’impair est associé à la vie, la santé, la liberté, l’incomplétude ; les Maoris évitent au contraire de nommer les nombres impairs. En Afrique de l’Ouest, pair est fréquemment associé à féminin et impair à masculin, comme chez les Pythagoriciens. En Afrique de l’Est, il arrive que l’impair soit le nombre « sans compagnon », donc défavorable. Chez les peuples de langue Quechua dans les Andes, au moment des semailles, on puise avec une coupe dans un sac de grains de maïs, et on compte par deux les grains extraits : un reste nul est un auspice favorable. Le reste de comptages par deux est la base d’un système de divination central dans la vie des Yoruba du Nigeria, et dans le sikidi de Madagascar [19].

Les restes de comptages par quatre sont au fondement du Yijing chinois, d’un système original de divination en Micronésie, et de la divination chez les Maya Quiché. Chez les Kikuyu, un peuple du Kenya, le devin jette une quantité arbitraire de cailloux ou de graines sur le sol et les compte par dix : un reste de sept est un signe de mort, tandis que trois et cinq sont favorables ; l’histoire ne dit rien des autres cas.

Il est donc clair qu’il y a beaucoup d’autres sources possibles aux problèmes du type Sunzi que l’astronomie et les calendriers, et ceci d’autant plus que bien des peuples qui pratiquent divers comptages par paquets ne connaissent qu’une astronomie rudimentaire, bien loin de ce qu’il faudrait pour donner lieu à des problèmes du type de ceux de l’Indien Bhaskara ou du Chinois Qin Jiushao ; et s’ils se passionnent pour les restes, c’est en raison de systèmes divinatoires qui n’ont rien à voir avec les astres. Mais au vu de la documentation actuellement disponible, nous ne pouvons guère affirmer davantage que ceci : il y a beaucoup d’autres sources possibles [20].

Nous suggèrerons pour terminer une autre voie de recherche, moins conjoncturelle et plus générale, dans la mesure où elle tient compte de la démarche typiquement mathématicienne. Étant donnés les nombres et les divers calculs associés, qui peuvent s’appuyer sur des besoins pratiques comme la comptabilité et l’arpentage, le mathématicien au sens propre entre en scène à partir du moment où, retournant dans tous les sens les procédures de calcul indépendamment des besoins pratiques, guidé par sa seule curiosité spéculative, il invente des problèmes nouveaux, les développe pour eux-mêmes, les structure éventuellement en corpus, avec une gratuité apparente mais dont on découvrira plus tard, beaucoup plus tard dans le cas qui nous occupe, la réalité profonde : on ne spécule pas en vain.

Voyons cela brièvement avec notre Sunzi suanjing. Maître Sun connaît à l’évidence parfaitement le classique chinois par excellence, les Neuf Chapitres sur les procédures mathématiques [21]. Il en reprend beaucoup de thèmes, et il y ajoute notre problème des restes, qui semble arriver là comme un cheveu sur la soupe. Mais en apparence seulement. Considérons le problème II-28 du Sunzi :


Une bande de voleurs a fait main basse sur une quantité inconnue de soie. Si chacun reçoit 6 pi de soie, il y a un excès de 6 pi, et si chacun reçoit 7 pi, il y a un déficit de 7 pi. Trouver le nombre de personnes et la quantité de soie [22].

Ce type de problème que les Chinois rangeaient dans la catégorie « excédent et déficit », et que nous nommons aujourd’hui double fausse position, se ramène en termes actuels à la simple résolution de :



$\displaystyle{6 x = s - 6 , 7 x = s + 7}$

où $x$ est le nombre de voleurs et $s$ la quantité de soie en pi. Mais comme



$\displaystyle{s = 6 x + 6 = 7 x - 7}$


on peut le poser autrement : trouver $s$ sachant qu’il est un multiple de 6 et de 7 et connaissant la relation des quotients de la division de $s$ par 6 et par 7. Que l’on ajoute une difficulté en supprimant la condition sur les quotients, et l’on obtient un problème de congruences. De même, considérons le problème III-17 du même ouvrage :


[…] Il y a un bol de riz pour deux personnes, un bol de soupe pour trois personnes et un bol de viande pour quatre, et 65 bols au total. Combien y a-t-il de personnes ? [23]


C’est encore un problème de congruences, puisque le nombre inconnu $N$ de personnes est un multiple commun de 2, de 3 et de 4, mais on connaît une condition sur les quotients de la division de $N$ par 2, 3 et 4, à savoir leur somme. Que l’on supprime cette condition, et l’on obtient un problème analogue à celui des « trois soeurs » (III-35) que nous avons donné plus haut. Prenons enfin le premier problème (il y en a vingt de ce type) du chapitre intitulé « excédent et déficit » des Neuf Chapitres :

Supposons qu’il y ait un achat commun de quelque chose, et que, si chacun paie 8, il y ait 3 d’excédent, si chacun paie 7, il y ait 4 de déficit. On demande le nombre de personnes et le prix de la chose [24].

À nouveau, nous pouvons le transcrire en :



$\displaystyle{8N = S + 3, 7N = S - 4}$

mais aussi le poser comme ceci : si l’on compte $S$ par 7, il reste 4, et il en manquerait 3 pour qu’on puisse le compter par 8 ; on sait en outre que le nombre de « paquets » de 7 et de 8 envisagés est le même. Que l’on supprime cette dernière condition, et l’on obtient un problème analogue à celui qui nous occupe depuis le début.

Avec ce point de vue, la motivation d’un Maître Sun perd de son mystère. Reconsidérant des problèmes antérieurs, il aurait simplement supprimé une donnée et remarquablement résolu la difficulté supplémentaire ainsi survenue.





[1] Traduction de Jean-Claude Martzloff, dans Histoire des mathématiques chinoises, p. 186. On trouvera des extraits du Sunzi suanjing dans : Joseph W. Dauben, « Chinese Mathematics », 2007.

[2] J. Dauben, « Chinese Mathematics », p. 299.

[3] Ulrich Libbrecht, Chinese Mathematics in the Thirteenth Century, 1973. C’est un ouvrage de référence sur l’histoire des mathématiques chinoises en général et celle du théorème des restes en particulier.

[4] Ici et dans toute la suite, nous omettrons les signes diacritiques dans la transcription des mots sanskrits et arabes.

[5] De son vrai nom Johannes Müller (1436-1476), né près de Königsberg (latinisé en Regiomontanus). Célèbre pour son traité de trigonométrie plane et sphérique De triangulis omnimodis (vers 1464).

[6] U. Libbrecht, Chinese Mathematics in the Thirteenth Century, p. 264.

[7] D’après la traduction d’Agathe Keller, dans : « Un commentaire indien du VIIe siècle. Bhaskara et le ganitapada de l’Aryabhatiya », p. 362.

[8] La traduction anglaise de l’Aryabhatiya, par W.E. Clark (1930) est en ligne à l’adresse : http://www.archive.org/details/texts.

[9] Le lecteur intéressé trouvera le détail dans la thèse d’Agathe Keller (cf. bibliographie).

[10] Pour ne pas entrer dans les détails des données de l’astronomie indienne, inutiles pour la compréhension du problème, nous remplaçons celles-ci par des lettres.

[11] Des extraits significatifs sont donnés dans : Kim Plofker, « Mathematics in India », p. 385-514.

[12] Un autre texte, dit « manuscrit Bakhshali » (entre le VIIIe et le XIIe siècle) pourrait être en droit de lui disputer la priorité, si l’on pouvait le dater avec davantage de précision.

[13] On y rencontre un problème baladeur qui, comme le problème de Sunzi, a émigré en Inde, en terre d’Islam et en Europe, mais sous des habillages différents. La forme la plus ancienne connue, au Ve siècle en Chine, est le problème des cent volailles : « Un coq vaut cinq pièces, une poule trois pièces, et trois poussins valent une pièce. Avec cent pièces, on achète cent volailles. Combien y a-t-il de coqs, de poules et de poussins ? » L’auteur donne les trois solutions (4, 18, 78), (8, 11, 81) et (12, 4, 84) suivies de la formule laconique : « accroître les coqs chaque fois par 4, décroître les poules chaque fois par 7, et accroître les poussins chaque fois par 3 ». U. Libbrecht, Chinese Mathematics in the Thirteenth Century, p. 277.

[14] Karine Chemla et Guo Shuchun (éd.), Les Neuf Chapitres. Le Classique mathématique de la Chine ancienne et ses commentaires.

[15] Détails dans U. Libbrecht, Chinese Mathematics in the Thirteenth Century, p. 391.

[16] Traduction de J.-C. Martzloff. Une traduction complète des oeuvres de Yang Hui figure dans : Lam Lay Yong, A Critical Study of the Yang Hui Suan Fa, Singapore University Press, 1977.

[17] Il s’agit de la plus ancienne dénomination, dont on a reconnu les caractères sur les carapaces de tortue utilisées pour la divination, au deuxième millénaire avant notre ère. Chaque jour porte deux noms, un pour chaque cycle. Au bout de 60 jours, le même couple de noms revient. C’est le même principe que dans le calendrier sacré maya, qui présente un cycle de vingt noms et un autre de treize nombres ; chaque jour se caractérise par un nom et un numéro, et la même combinaison se retrouve au bout de 260 jours.

[18] Les références des exemples ethnographiques donnés dans cette partie sont trop nombreuses pour être données chaque fois en détail. Quelques ouvrages riches d’exemples : Marcia Ascher, Mathematics Elsewhere. An Exploration of Ideas Across Cultures ; Michael Closs, Native American Mathematics ; David F. Lancy, Cross-Cultural Studies in Cognition and Mathematics ; Glendor A. Lean, Counting Systems of Papua New- Guinea and Oceania ; Claudia Zaslavsky, L'Afrique compte ! Nombres, formes et démarches dans la culture africaine. Cf. bibliographie.

[19] Une description détaillée du sikidi se trouve dans : Marc Chemillier, Les mathématiques naturelles.

[20] « En Chine, l’analyse indéterminée était au moins reliée à une ancienne méthode de divination avec des tiges d’achillée, sinon dérivée de celle-ci ». Joseph Needham, dans Science and Civilisation in China, vol 3, « Mathematics and the Sciences of the Heavens and the Earth », note j p.119. L’opinion de Joseph Needham, éminent connaisseur de la culture chinoise ancienne et qui a consacré sa vie à la faire connaître en Occident, est à prendre en considération pour de futures recherches. La méthode de divination en question est le Yijing (ou I Ching, ou Yi king).

[21] K. Chemla et G. Shuchun (éd.), Les Neuf Chapitres. Le Classique mathématique de la Chine ancienne et ses commentaires, p. 559.

[22] J. Dauben, ouvrage cité, p. 298.

[23] J. Dauben, ouvrage cité, p. 299.

[24] K. Chemla et G. Shuchun (éd.), Les Neuf Chapitres. Le Classique mathématique de la Chine ancienne et ses commentaires, p. 559.



 

 
 
 
 
 
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