Le savoir mathématique à la Renaissance
Publié le 07/01/2017

Angela Axworthy, Le Mathématicien renaissant et son savoir. Le statut des mathématiques selon Oronce Fine.

 

Le but général de cette étude est d’examiner le statut du savoir mathématique à la Renaissance, tel que défini par l’un de ses représentants, Oronce Fine. Ce mathématicien français, né en 1494 à Briançon et mort en 1555 à Paris, fut le premier à enseigner les mathématiques dans le cadre de l’institution des lecteurs royaux, qui constitue l’origine du Collège Royal et de l’actuel Collège de France. Il a joué, en tant que tel, un rôle important dans la redéfinition de la nature et de la finalité des mathématiques et pour la valorisation de l’enseignement des mathématiques dans la France du xvie siècle.

Cet ouvrage est structuré suivant deux principaux axes, explorant, d’un côté, le statut du savoir mathématique en général (représenté dans ce contexte principalement par les disciplines du quadrivium) et, de l’autre, le statut de certaines branches particulières des mathématiques et des sciences subalternes des mathématiques. Une section introductive offre des éléments biographiques sur la vie et la carrière d’Oronce Fine, ainsi qu’une analyse de son projet pour le développement de l’enseignement des mathématiques dans la France de François Ier.

La première partie, qui porte sur le statut du savoir mathématique considéré dans son ensemble, présente les opinions de Fine sur la nature de la connaissance mathématique et de son objet, ainsi que sur la finalité et l’utilité des mathématiques. La question du statut ontologique des objets mathématiques y est explorée, dans le premier chapitre, à partir de la définition des objets l’arithmétique, de la géométrie et de la théorie des consonances, ainsi qu’à partir de l’examen de la place des choses mathématiques dans la hiérarchisation des êtres et des objets de connaissance. Il est alors montré que la conception ontologique de Fine tend à concilier la définition aristotélicienne des choses mathématiques en tant qu’abstractions avec la thèse platonicienne de l’antériorité ontologique des nombres et des grandeurs par rapport au sensible. La possibilité de cette conciliation est fondée sur la distinction implicite entre le point de vue adopté sur les choses mathématiques lorsqu’est considérée leur place dans la hiérarchie des êtres et celui qui est adopté sur ces objets lorsqu’est considéré plutôt leur mode d’appréhension par l’intellect humain.

Le second chapitre porte sur le statut épistémologique des démonstrations mathématiques et sur leur rôle dans l’appréhension du savoir scientifique, question qui fera, postérieurement à Fine, l’objet d’un débat important autour de la scientificité des démonstrations mathématiques à partir de la publication du De certitudine mathematicarum d’Alessandro Piccolomini en 1547. Fine est antérieur à ce débat, mais il est de ceux qui ont affirmé la coïncidence entre la forme des démonstrations mathématiques et la forme de la démonstration « la plus puissante » (potissima) du point de vue de la production de savoir, telle qu’elle fut établie au Moyen Âge à partir de la lecture des Seconds analytiques d’Aristote. Dans le cadre de ses traités géométriques, il a soutenu cette affirmation en reprenant l’idée, tirée du commentaire du premier livre des Éléments d’Euclide de Proclus, que le mathématicien prend connaissance de ses objets à travers un double mouvement de l’intellect, synthétique et analytique. Ce double mouvement du savoir géométrique s’apparente alors à la combinaison de la démonstration par la cause (propter quid) et de la démonstration par le fait (quia), combinaison qui constitue l’essence des demonstrationes potissimae. La possibilité pour le mathématicien de produire des démonstrations scientifiques au sens le plus fort est également fondée sur la nature particulière des choses mathématiques, qui sont à la fois intelligibles et accessibles par les sens, conception qui a permis à Fine, à l’instar de Ptolémée, de placer les mathématiques au-dessus de la philosophie naturelle et de la théologie du point de vue de la certitude et de la nécessité du savoir.

Le troisième chapitre vise à examiner la définition finéenne de la finalité et de l’utilité des mathématiques. Il y est montré que, dans ses préfaces, Fine tend à promouvoir un genre de profit qui est parfois différent de celui qu’il met en avant au sein des traités eux-mêmes. En effet, dans certains de ses traités, le profit qui découle de l’apprentissage des mathématiques est principalement illustré par les applications techniques de ces disciplines, notamment dans les domaines du commerce, de l’arpentage, de l’art militaire et de la navigation. En revanche, dans les préfaces, l’utilité des mathématiques est presque uniquement définie comme une utilité de nature spéculative et morale. Ceci est principalement dû au fait que Fine visait à attirer en premier lieu un public éduqué et porté vers l’accomplissement intellectuel et moral de l’homme, bien qu’il reconnaissait l’utilité des mathématiques pour les marchands, les arpenteurs et autres gens de métiers. Cette conception de l’utilité des mathématiques rejoint alors la finalité qu’il attribuait en propre au savoir mathématique, à savoir celle d’ouvrir au savoir dans son ensemble, conformément à la représentation platonicienne des mathématiques en tant que propédeutique à la philosophie.

La seconde partie de l’ouvrage se propose de considérer le statut de quelques disciplines mathématiques particulières ou de disciplines liées aux mathématiques par un rapport de subalternation ou de subordination. Le quatrième chapitre considère ainsi le statut de l’astronomie, discipline qui a occupé dans ses divers aspects une place importante au sein de l’œuvre et de l’enseignement mathématique de Fine. Dans ce contexte, le discours du mathématicien concernant l’ordre des mouvements célestes n’est pas fondamentalement distingué de celui du philosophe. Il tendrait au contraire à coïncider avec lui dans la considération d’une réalité sensible qui, par sa perfection ontologique, révèlerait plus que toute autre l’ordre intelligible et mathématique qui en gouverne la disposition. Partant de ce principe, Fine explique les contradictions qui opposent parfois le modèle cosmologique issue de la philosophie naturelle et celui qui est issue des observations astronomiques par le fait que les moyens qui sont à la portée des hommes pour appréhender l’ordre des mouvements célestes visibles sont impropres à la compréhension et à la description de l’harmonie intelligible qui gouverne le déplacement unifié du ciel. En dépit de ces limitations, l’astronome doit cependant chercher, autant que possible, à découvrir la causalité qui régit les mouvements célestes visibles en suivant les principes de la philosophie naturelle, dans la mesure où l’intuition de cette causalité constitue la voie privilégiée vers la saisie de l’ordre voulu par Dieu et, à travers cela, vers l’accomplissement spirituel et moral.

Le chapitre suivant porte sur la définition du statut des mathématiques pratiques et, en particulier, de la géométrie et de l’arithmétique pratiques. Tel que cela est montré, bien que les traités finéens de mathématiques pratiques enseignent certains procédés permettant d’appliquer les principes des mathématiques à l’appréhension et à la maîtrise du sensible, ceux-ci n’ont pas proprement pour but d’enseigner un savoir destiné à être appliqué à la résolution de problèmes concrets et ne sont pas adressés à des hommes de métiers, tels que des arpenteurs, des marchands ou des navigateurs. Leur but premier serait plutôt de permettre la maîtrise des mathématiques théoriques et de rendre accessibles les procédures de calcul et de mesure par lesquelles les mathématiciens appréhendent les quantités et leurs propriétés, quelle qu’en soit la nature. Dans ce contexte, les exemples concrets présentés dans les traités de mathématiques pratiques auraient pour fonctions principales de faciliter, d’une part, la compréhension des procédés enseignés et des principes sur lesquels ils se fondent en offrant un support pour l’imagination et de révéler, d’autre part, la puissance des mathématiques pour la maîtrise du monde sensible.

Le dernier chapitre se propose d’étudier le statut des disciplines qui étaient considérées par Fine comme des sciences subalternes des mathématiques, à savoir la perspective (ou l’optique) et la géographie. La relation de subalternation, ou de subordination, entre ces deux disciplines et les mathématiques repose sur le fait que la géographie et la perspective tirent leurs principes de l’arithmétique et de la géométrie, bien qu’elles considèrent des choses qui appartiennent initialement au domaine d’investigation du physicien (en l’occurrence la lumière et les parties du globe terrestre). Si elles se distinguent ainsi des mathématiques par leur place dans la classification des sciences, ces disciplines seraient cependant pertinentes à la recherche du mathématicien dans la mesure où elles permettraient de découvrir certaines propriétés des nombres et des grandeurs qui ne pourraient être connues à travers la seule considération des objets étudiés au sein du quadrivium.

 

Angela Axworthy, Le Mathématicien renaissant et son savoir - le statut des mathématiques selon Oronce Fine, Paris, Classiques Garnier, 2016.

 
 
 
 
 
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