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SOMMAIRE
1.2. Est-ce donc la preuve qu'un grand savant peut dérailler sur les choses les plus simples?
1.3. La variété des doutes et leurs cohérences
1.4. Les probabilités et la vie
1.5. Comment Condorcet et Laplace ont répondu
2.1. Inoculation: l'historique général de la question
2.3. Daniel Bernoulli et l'application des probabilités à l'inoculation
2.4. La réponse de D'Alembert: le fond et les calculs
2.5. La discussion des années 1760
Encart 1: Le début de l'article "Croix ou pile" du tome IV de l'Encyclopédie (1754)
Encart 2: L'article "Inclinaison"
1. Probabilités
1.1. L'article "croix ou pile" et les premiers doutes et questions de D'Alembert sur le calcul des probabilités et ses applications
Dans le tome IV de ses Opuscules mathématiques, publié en 1768, D'Alembert écrit: "Il y a près de trente ans que j'avois formé ces doutes en lisant l'excellent livre de M. Bernoulli de Arte conjectandi". Les premiers doutes de D'Alembert sur le calcul des probabilités remontent donc environ à 1740, mais pour le moment personne n'en a trouvé trace dans ses manuscrits ni dans ses imprimés de la décennie quarante, dont aucun n'est consacré à de tels sujets.
C'est à partir de ses premières contributions à l'Encyclopédie que ces doutes s'expriment, d'abord de façon prudente et quelquefois allusive dans des articles comme "absent" et "avantage" (t. I, 1751), puis surtout dans l'article délibérément provocateur "croix ou pile" (t. IV, 1754) : au jeu de "croix ou pile" (aujourd'hui: pile ou face), quelle est la probabilité d'amener croix en deux coups ? Tout le monde répond 3/4, puisqu'il y a quatre combinaisons (CC, CP, PC et PP) et que, de celles-ci, la dernière ne va pas (ne fait pas gageure, dit-on alors). Mais D'Alembert rétorque: et pourquoi pas 2/3 ? pour lui, il n'y a que trois combinaisons (C, PC et PP), dont seule la dernière ne ne convient pas; en effet, si on a tiré croix au premier coup, on ne joue pas de second coup (Encart 1)
La discussion s'engage alors, notamment avec Louis Necker, auquel D'Alembert donne la parole dans l'article "gageure" (t. VI, 1757). Les doutes portent jusque là sur le fait de savoir si des événements sont ou non également possibles, sur les événements répétés et sur la règle de l'espérance. Ils concernent tout particulièrement le problème de Pétersbourg (Encart 1): en effet, dans ce jeu, la règle équitable classique qui consiste à fixer comme mise de départ la moyenne pondérée par les probabilités des divers gains possibles, donne une mise infinie absurde, alors que le bon sens de l'équité n'admettrait même pas une valeur finie très élevée.
D'Alembert critique aussi, à l'article "Inclinaison" (t. VIII, rédigé vers 1758, publié en 1765) l'utilisation par Daniel Bernoulli du calcul des probabilités à propos des répartitions des orbites des planètes (Encart 2).
Diderot n'apprécie pas du tout ces incartades. D'ailleurs, D'Alembert cesse de publier dans l'Encyclopédie des articles iconoclastes sur ces sujets. "Probabilité" (t. XIII, 1765), en particulier, sera du chevalier de Lubières, lequel l'a essentiellement extrait de la Logique inédite de G. Cramer.
Pour mieux apprécier l'enjeu de ces discussions et le niveau des audaces de D'Alembert, il convient de rappeler ici l'état du calcul des probabilités en 1750. Son histoire moderne a alors environ cent ans et débute avec les travaux de Pascal, de Fermat et de Huygens au milieu du XVIIe siècle. On a défini la probabilité d'un événement comme le rapport du nombre des cas favorables à celui des cas possibles (implicitement supposés également plausibles). On a considéré que "le sort d'un joueur" ou son espérance se mesurait par la somme de chaque gain possible pondéré par sa probabilité. En d'autres termes, si un joueur a une probabilité p de gagner A et une probabilité q de gagner B (avec p+q=1), son "sort" est pA+qB, les pertes étant regardées comme des gains négatifs: un jeu est alors considéré comme équitable si les sorts des deux joueurs sont égaux. Vers 1700, Jacques Bernoulli a montré que la fréquence d'un événement aléatoire qui se répète tend vers sa probabilité quand le nombre de répétitions du tirage augmente indéfiniment, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui la première version de la loi des grands nombres. Enfin, dès le XVIIe siècle, on a appliqué les probabilités, non plus seulement aux jeux de hasard, mais à des événements de la vie, comme les décès, les sinistres en mer, etc. On voit donc que D'Alembert semble remettre en cause tous les fondements admis jusque là.
1.2. Est-ce donc la preuve qu'un grand savant peut dérailler sur les choses les plus simples?
Dans son premier manuscrit sur les probabilités, datable approximativement de 1770, Condorcet écrit, à propos des doutes de D'Alembert:
"M. Daniel Bernouilli a trouvé ses réflexions absurdes et les autres géomètres ont gardé le silence."
puis:
"Un homme absolument inconu quoi qu'il se soit nomé a seul osé entrer en lice et attaquer M. d'Alembert qui ne lui a pas répondu."
Et Condorcet explique que cet homme, Massé de la Rudelière, janséniste sectaire, en voulait surtout à D'Alembert d'avoir contredit Pascal et critiqué les jansénistes.
Si, comme nous le verrons un peu plus bas, Condorcet et Laplace ont pris très au sérieux les réflexions de D'Alembert et ont tenté d'y répondre, tel n'a pas été le cas de la plupart des mathématiciens ni des historiens des mathématiques, jusqu'à une époque relativement récente, qu'on peut dater des années 1970 (chapitre 11, à paraitre, du dossier "D'Alembert, mathématicien des Lumières").
1.3. La variété des doutes et leurs cohérences
Ces réflexions mûries au cours de la rédaction de l'Encyclopédie débouchent sur des mémoires explicites que D'Alembert publie dans ses Opuscules mathématiques au cours des années soixante.
Le principal d'entre eux, le Mémoire 10 du tome II (1761), intitulé "Réflexions sur le calcul des Probabilités", comprend 28 articles correspondant approximativement à trois parties. La première (art. I-X) critique la règle de l'espérance d'un joueur, en particulier via l'exemple du problème de Pétersbourg, elle débouche notamment sur l'idée que la règle usuelle, en multipliant la somme espérée par la probabilité donne trop d'importance au premier terme et pas assez au second; l'auteur ajoute que si la probabilité est fort petite, celle-ci doit être regardée et traitée comme nulle. La seconde partie (art. XI-XVII) concerne la détermination des probabilités d'événements répétés: D'Alembert estime qu'une combinaison répétée est moins probable qu'une combinaison entremêlée, il propose une distinction entre ce qui est "métaphysiquement possible" et ce qui est "physiquement possible". Enfin, la dernière partie (art. XVIII-XXVI) revient sur la probabilité d'obtenir pile en deux coups, qu'il avait traitée dans les articles "croix et pile" et "gageure" de l'Encyclopédie. Sa conclusion (art. XXVII) résume ainsi le programme proposé pour surmonter ses doutes:
"pour parvenir à une théorie satisfaisante du calcul des probabilités, il faudroit résoudre plusieurs Problèmes qui sont peut-être insolubles: savoir, d'assigner le vrai rapport des probabilités dans les cas qui ne sont pas également possibles, ou peuvent n'être pas regardés comme tels; de déterminer quand la probabilité doit être regardée comme nulle; de fixer enfin comment on doit estimer l'espérance ou l'enjeu, selon que la probabilité est plus ou moins grande."
Si l'on veut oser ici une interprétation moderne de ces réflexions de D'Alembert, on devra prendre plusieurs précautions. D'abord, comme ses contemporains, l'auteur ne parle que de "l'espérance d'un joueur" ou de "l'enjeu", c'est-à-dire de la mise de départ acceptable pour que le jeu soit considéré comme équitable, le terme "espérance" devant être pris au sens du langage courant; en d'autres termes, la "règle" doit rendre compte du bon sens et du comportement des joueurs et en ce sens, elle est effectivement en défaut non seulement dans le jeu de Pétersbourg, mais aussi dans de nombreuses autres situations. Aujourd'hui, pour nous, la phrase "multipliez le gain ou la perte que chaque événement doit produire, par la probabilité qu'il y a que cette somme doit arriver; ajoutez ensemble tous ces produits, en regardant les pertes comme des gains négatifs" n'est plus une règle mais la "définition" de l'espérance mathématique et on ne se hasarderait pas à affirmer que la quantité obtenue doit représenter la situation du joueur. Ensuite, et dans le même ordre d'idées, on distinguerait les probabilités définies a priori par des raisons de symétrie ou par convention et celles qu'on tire de l'expérience: pour nous, l'examen des combinaisons répétées doit être fait en explicitant les hypothèses d'indépendance ou non, en distinguant les cas où les probabilités sont connues (versant probabiliste) de ceux où elles sont inconnues et à déterminer par l'expérience (versant statistique). Enfin, se pose la question de ce que Borel a appelé "la valeur pratique des probabilités", notamment pour "déterminer quand la probabilité doit être regardée comme nulle". Il convient donc, quand on veut comprendre les doutes de D'Alembert, de ne pas se laisser tromper par les mots: par exemple, "espérance" pour lui et pour nous ne représentent pas du tout la même chose. On notera aussi que D'Alembert porte peu d'attention au théorème de Jacques Bernoulli que nous appellerions aujourd'hui loi faible des grands nombres.
D'Alembert se limite-t-il à une critique des idées reçues sur les probabilités ou propose-t-il également de nouvelles théories plus pertinentes ? Il faut bien reconnaître que ses réflexions sont plus destructrices que constructives. Certes, au gré de ses nombreux mémoires des Opuscules, il hasarde de temps à autre de nouvelles manières de calculer, par exemple en proposant des probabilités dégressives pour des événements répétés, mais c'est souvent pour se reprendre dans l'instant suivant en ajoutant qu'il s'agit de suggestions précaires et non de certitudes. D'ailleurs, comme il ne dégage pas de conditions claires de dépendance et d'indépendance entre les événements (tâche fort délicate qui en rebutera plus d'un au XIXe siècle), le défi est un peu perdu d'avance. Ce sont, comme nous l'avons dit, Condorcet et Laplace qui vont le relever.
1.4. Les probabilités et la vie
Pour mieux comprendre les préoccupations de D'Alembert et de ses contemporains, il faut noter qu'au milieu du XVIIIe siècle, le calcul des probabilités s'est progressivement dégagé d'un mariage quasi-exclusif avec les problèmes de combinaisons et les jeux de hasard. Il a envahi les calculs de rentes viagères, les évaluations de populations, les poids des témoignages, ou les problèmes de risque en médecine, comme nous l'expliquerons plus loin à propos de l'inoculation.
En ce qui concerne les liens entre mathématiques et société, on évoque souvent, à juste titre, l'arithmétique politique anglaise et hollandaise, voire la statistique allemande. C'est vrai, mais nous voudrions insister maintenant sur une double piste usuellement sous-estimée dans l'historiographie: Milan et la jurisprudence.
La première lettre connue de D'Alembert au mathématicien barnabite milanais Paolo Frisi date du 7 juin 1758, la correspondance est régulière (même si les lettres de Frisi ont disparu) et en particulier soutenue au milieu des années soixante. Frisi entreprend un long voyage en Europe, en particulier à Paris, au printemps 1766, il y rencontre D'Alembert mais aussi Condorcet avec lequel il va également échanger une correspondance dès son retour au printemps 1767 et on verra à l'occasion les deux hommes parler de probabilités.
D'autre part, à partir de décembre 1764 en Italie et dès 1765 en France, éclate une bombe dans le domaine de la jurisprudence: la parution de l'ouvrage de Beccaria Dei delittii e delle pene. La question devient vite récurrente dans la correspondance de Voltaire, de D'Alembert, de Morellet (qui traduit et adapte l'ouvrage en français en 1765 et le sort en librairie en 1766) avec Frisi et Beccaria. En 1766, intervient l'affaire du chevalier de la Barre, exécuté (assassiné) le 1er juillet: ceci marque Voltaire, D'Alembert et surtout le jeune Condorcet. Or l'appel à approfondir le calcul des probabilités pour la jurisprudence est très explicite chez Beccaria, lequel a par ailleurs une réflexion et un travail réels en mathématiques. Les premiers manuscrits de Condorcet sur les questions liées aux probabilités et à la jurisprudence datent de cette époque et l'évocation de Beccaria y est explicite et centrale. Beccaria vient à Paris, avec l'un des frères Verri, en novembre 1766, son arrivée est attendue avec émotion par les encyclopédistes et, même si le voyage se passe mal, le lien est tissé pour plusieurs années entre ces deux milieux. Ajoutons que deux autres personnages proches de D'Alembert et de Condorcet sont aussi en contact intellectuel et personnel avec le groupe milanais: Lagrange et Auguste de Kéralio.
Ainsi donc, bien que les noms de Beccaria et Frisi ne soient pas explicitement cités par D'Alembert dans ses mémoires sur les probabilités, il est clair que ces deux personnages sont au moins indirectement présents et que très probablement ils se cachent derrière certaines citations de correspondants non identifiés.
Pour D'Alembert, le débat sur le calcul des probabilités et ses applications ne doit pas rester confiné à des géomètres. Nombre de ses idées doivent atteindre un public cultivé mais non nécessairement savant. Le tome V des Mélanges d'histoire, de littérature et de philosophie, publié en 1767 marque alors une étape. C'est le premier endroit où le grand public peut connaître les idées de D'Alembert sur l'art de conjecturer, sur le calcul des probabilités et sur l'inoculation. Les "Elémens de philosophie" (parus en 1759 dans le t.. IV des Mélanges) parlaient peu du calcul des probabilités et de l'art de conjecturer. En 1767, le long § VI "Eclaircissement sur ce qui est dit de l'art de conjecturer" comble ce vide. Les trois branches de l'art de conjecturer sont: 1) l'analyse des probabilités dans les jeux de hasard [D'Alembert renvoie à "Doutes et questions sur le cdp"], 2) l'extension à des questions relatives à la vie commune (durée de vie, rentes viagères, assurances maritimes, inoculation, etc.) [il renvoie à "Réflexions sur l'inoculation"], 3) l'art de conjecturer proprement dit dans les sciences spéculatives (physique, histoire) et pratiques (médecine, jurisprudence, science du monde) [c'est l'objet de cet éclaircissement].
L'Eclaircissement § VI et les deux mémoires sur les probabilités et sur l'inoculation, publiés tous trois dans ce tome V des Mélanges en 1767, donnent donc une vision globale et cohérente des idées de D'Alembert sur ces sujets. Les "Doutes et questions sur le calcul des probabilités" constituent une réécriture des réflexions de l'auteur déjà contenues dans les articles de l' Encyclopédie et dans le Mémoire 10 des Opuscules, mais ce n'est pas du "couper-coller". En outre, les réflexions de l'article "Inclinaison" sont développées et reliées au problème des arrangements réguliers, à l'existence de causes intelligentes lorsqu'on se trovue face à des combinaisons régulières ou ayant un sens; l'article "Fatalité" de Morellet (t. VI, 1756) est discuté. Nous parlerons plus loin des Réflexions sur l'inoculation.
1.5. Comment Condorcet et Laplace ont répondu
C'est à partir du milieu des années soixante que D'Alembert et Condorcet deviennent proches. Un petit peu plus tard, un jeune inconnu venu de Normandie arrive à Paris et prend contact avec D'Alembert: c'est Laplace.
Le tome IV des Opuscules, publié en 1768, contient deux "mémoires" de forme assez étrange, intitulés "Extraits de lettres" sur le calcul des probabilités ... D'Alembert répond de façon plus ou moins décousue à un correspondant qu'il ne nomme pas, mais dont tout laisse penser qu'il s'agit de Condorcet. Il n'est pas utile de décrire ici ces mémoires, qui sont composé de mille petits bouts. On peut toutefois en souligner les trois idées principales: 1) Il y a des événements moins probables physiquement que d'autres, alors que leurs probabilités mathématiques sont égales. 2) La règle de l'espérance est en défaut. 3) Il est impossible de comparer la certitude absolue à la probabilité. Finalement D'Alembert doute que cette matière puisse être soumise à un calcul exact et précis.
Si l'on veut bien apprécier l'ensemble de ces réflexions, il faut se rappeler que, jusqu'au milieu du XXe siècle, le calcul des probabilités est toujours entremêlé (même chez les mathématiciens par ailleurs "purs") de considérations physiques, morales et philosophiques. La séparation claire entre une (des) théorie(s) axiomatique(s) et l'examen des conditions d'application, exprimée notamment par Kolmogorov en 1933, n'est de fait admise par la communauté des "probabilistes" qu'une ou deux décennies plus tard, mais elle laisse ouverte la question de la statistique mathématique, qui va se développer de façon partiellement autonome.
On ne peut donc qu'être frappé par le processus subtil qui se noue entre D'Alembert, Condorcet et Laplace en quelques années: les premiers manuscrits de Condorcet (datables de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix) apparaissent comme une conséquence immédiate de la discussion des Mémoires 23 et 27 des Opuscules et bien entendu des mémoires antérieurs qui y sont évoqués. Les idées du maître y sont reprises et débattues point par point. Ces manuscrits sont plus que vraisemblablement connus de D'Alembert, mais ils n'ont pas été publiés avant ... 1994, et Condorcet n'a pas fait part de ses positions sous une autre forme du vivant de D'Alembert; on n'a pas de trace matérielle des réactions de l'encyclopédiste. Petit à petit, donc, entre 1766-67 et le milieu des années quatre-vingts, la profondeur de la réflexion tant mathématique que philosophique de Condorcet se forge au contact de D'Alembert: prise en compte du temps et de la dépendance (sous des formes qui nous évoquent les probabilités en chaîne), nécessité de considérer les événements relativement à des classes, principe de vraisemblance à la base de la future statistique mathématique, théories des témoignages, des élections, du motif de croire, fondements de la mathématique sociale.
Les contributions de Laplace, quant à elles, sont publiées dès le début des années soixante-dix dans plusieurs recueils de l'Académie des sciences; elles font tout de suite événement, en particulier "la probabilité des causes par les événements", réponse aux interrogations essentielles du savant encyclopédiste et fondement majeur de ce qu'on appellera la "statistique mathématique". D'Alembert note lui-même ces nouveautés dans un des derniers tomes des Opuscules (en 1780).
Jamais D'Alembert ne va reprendre l'ensemble du dossier, et encore moins rédiger un traité, même critique et conjectural, du calcul des probabilités et de ses applications: il laisse à Laplace sur le plan mathématique et à Condorcet sur le plan philosophique le flambeau de ce sujet: il a joué comme un demi de mêlée et laisse aux trois-quarts le soin d'aller à l'essai.
2. Inoculation
2.1. Inoculation: l'historique général de la question
Il existe de nombreux ouvrages sur l'histoire de l'inoculation au XVIIIe siècle. La petite vérole faisait des ravages et on s'était aperçu, notamment dans les pays orientaux, que l'insertion artificielle du pus de la petite vérole (l'inoculation) ne provoquait que des inconvénients mineurs et immunisait de la maladie. La pratique était assez répandue à Constantinople et commençait à être connue en Europe, dès les premières décennies du siècle, surtout en Angleterre, puis à Genève. L'histoire de cette technique médico-chirurgicale au cours du siècle n'a rien de linéaire. En France il y a des épidémies particulièrement meurtrières, notamment en 1723, 1738, 1753. C'est d'ailleurs en 1723 que le débat commence vraiment dans notre pays.
Comme l'inoculation est peu connue et comporte un petit risque de mortalité à court terme, surtout dans les conditions d'hygiène de l'époque, il y a des opposants, y compris chez les médecins et encore plus chez les théologiens. Les milieux "éclairés" sont en général favorables, tel Voltaire dans ses Lettres philosophiques en 1734. Mais la discussion a de longs moments de silence et ne revient vraiment que vers le milieu de la décennie cinquante.
Après l'épidémie de 1753, trois faits spectaculaires au moins relancent le débat: la lecture publique d'un mémoire à l'Académie des sciences par La Condamine le 24 avril 1754, les premières inoculations par Tenon en 1755 et enfin le clou spectaculaire, l'inoculation des enfants du duc d'Orléans par le grand médecin genevois Tronchin le 25 mars 1756. Au vu du coût et du faible nombre de médecins pratiquants, l'opération ne regarde qu'un petit nombre de riches, mais les polémiques touchent l'ensemble des milieux cultivés. En 1756, Montucla et Morisot-Deslandes publient un Recueil de pièces concernant l'inoculation de la petite vérole, et propres à en prouver la sécurité et l'utilité.
Au milieu des anneées soixante, l'affaire prend un tour nouveau, surtout lorsque, le 8 juin 1763 le Parlement de Paris prend un arrêt interdisant provisoirement l'opération et requérant l'avis des facultés de médecine et de ... théologie. Suit une période en dents de scie avec des moments d'avancées et de reculs jusqu'à l'autorisation définitive et un avis plutôt positif de la faculté de médecine à la fin de la décennie. Le débat se déplace alors progressivement vers la question de la meilleure manière d'inoculer. Il ne cessera vraiment qu'à partir de la fin du siècle avec la découverte d'une technique un peu différente, la vaccine, où l'on inocule le pus d'une maladie voisine avec des risques quasi-nuls.
2.2. La Condamine
Au milieu du siècle, un homme s'identifie au combat pour l'inoculation: l'académicien La Condamine. Infatigable voyageur, l'un des membres emblématiques de l'expédition du Pérou, où il resta presque dix ans, à partir de 1735, s'y occupant non seulement de la mesure du degré du méridien mais aussi de mille autres choses, La Condamine défend et illustre l'inoculation avec une systématicité sans faille, dans les journaux, dans sa correspondance, à l'académie, dans toutes les circonstances. Une formule notamment le rend célèbre: "La petite vérole nous décime, l'inoculation nous millésime".
L'Académie des sciences n'a que deux séances publiques par an: à Pâques et à la rentrée de la Saint-Martin (après le 11 novembre). La Condamine est choisi pour y parler de l'inoculation le 24 avril 1754 et le 15 novembre 1758; il doit aussi y parler le 14 novembre 1765, mais finalement ne peut lire son mémoire que dans les séances internes qui suuivent. Ces longs mémoires, qui sont publiés ultérieurement et couvrent environ cinquante pages chacun, sont des comptes rendus détaillés, référencés et argumentés de l'histoire de l'inoculation pendant plus de vingt ans. Ils constituent la source principale de ce qui s'est écrit ensuite sur le sujet et les deux premiers sont à la base d'une bonne partie de l'article Inoculation de l'Encyclopédie, principalement dû à Tronchin. Il ne faut pas croire que l'action militante de La Condamine à l'Académie se soit déroulée sans tracasseries: la compagnie avait en son sein des adversaires de l'inoculation et, par exemple, l'impression du 3e mémoire a donné lieu à divers incidents.
La Condamine cherche à convaincre le public, les médecins, les juristes, les gouvernants; il tente aussi d'obtenir l'appui des souverains. Par exemple, lors de son voyage en Italie, en 1755, il sollicite une intervention du pape Benoît XIV, le plus ouvert des souverains pontifes du Siècle des Lumières. Celui-ci est favorable, mais hésite à s'engager en raison des réticences du clergé dans son ensemble. La réponse du pape est exposée ainsi à l'intérieur d'une note que D'Alembert envisageait d'insérer dans son éloge de La Condamine publié par le Mercure de France, note qui, en fin de compte, est restée manuscrite:
"Arrivé à Rome il eut plusieurs audiences, dans l'une desquelles sa surdité l'ayant forcé de s'approcher si près qu'il couvrit de poudre le visage du Pape, il l'essuya sans façon avec un mouchoir; ce francois sera venu à Rome, dit le Pontife, pour nous prouver qu'un Geometre n'est pas un courtisan.
Il sollicita vivement un Bref du même Benoit XIV en faveur de l'inoculation. Si j'etois Empereur ou Roi, lui repondit le Pape, j'aurois deja permis et même favorisé l'inoculation dans mes Etats, mais comme Pape, je dois craindre de scandaliser les timides et les foibles."
Les relations entre La Condamine et D'Alembert sont, disons, moyennes. Si tous deux soutiennent l'inoculation, il existe des variantes dans leurs points de vue et dans leurs positions théoriques. Le premier craint que les doutes exprimés par le second à propos des calculs de Daniel Bernoulli ne puissent servir de prétexte aux anti-inoculateurs pour attaquer l'opération. On peut suivre de près ces différences dans les lettres de La Condamine au médecin inoculateur lausannois Tissot, envoyées entre 1760 et 1762. Le développement suivant va mieux faire comprendre ces difficultés.
2.3. Daniel Bernoulli et l'application des probabilités à l'inoculation
Daniel Bernoulli, né en 1700, fils de Jean I Bernoulli, est physicien, médecin, mathématicien, un "coureur complet", dirait-on aujourd'hui. Il n'a pas de relations avec D'Alembert, mais lui et son frère Jean II, né en 1710, ont des liens étroits avec Maupertuis (qui meurt d'ailleurs à Bâle en 1759), Clairaut et La Condamine.
Comme on l'a vu plus haut, Daniel ne manque pas de hardiesse pour marier les mathématiques et les phénomènes où pourrait intervenir le hasard, tant en astronomie qu'en économie. Evidemment c'est de famille, puisque son oncle Jacques et son cousin Nicolas I se sont penchés sur l'application du calcul des probabilités aux questions morales et politiques, c'est-à-dire au droit, aux assurances, aux finances, etc. Daniel Bernoulli a l'idée de soumettre au calcul les avantages de l'inoculation. Certes, ce genre de préoccupation est dans l'air du temps, on est alors en pleine explosion de l'arithmétique politique. Son mémoire, lu à l'Académie des sciences à Pâques 1760, s'intitule "Essai d'une nouvelle analyse de la mortalité causée par la petite Vérole, & des avantages de l'inoculation pour la prévenir"; il n'est publié que beaucoup plus tardivement, en 1766, dans les Mémoires de l'Académie "pour 1760", ce retard étant lié aux désorganisations et aux restrictions financières dues à la Guerre de Sept-Ans.
Dans l'"Introduction apologétique" qu'il ajoute et date du 16 avril 1765, l'auteur précise que c'est "à la prière de Maupertuis" qu'il a effectué ce travail, donc probablement en 1759.
Bien entendu, Daniel Bernoulli vit à Bâle, ce n'est donc pas lui qui lit son mémoire à l'Académie, il n'y a d'ailleurs pas un mémoire mais au moins trois versions dudit mémoire. En effet, aux séances publiques, ouvertes aux gens du monde, l'Académie présente plusieurs sujets, choisis dans les séances précédentes ou par les officiers et on ne lit pas des textes techniques, mais des discours abrégés et un peu vulgarisés. Ensuite, souvent, le mémoire est lu en entier, avec ses développements et ses calculs, dans les séances particulières, c'est--dire entre académiciens. Enfin, il est publié dans le volume des Mémoires de l'année, sous forme éventuellement remaniée et après avis du comité de librairie, en moyenne trois ans plus tard (ici six ans, comme nous l'avons dit).
C'est évidemment La Condamine qui lit à haute voix tant la version condensée à la séance publique du 16 avril 1760, que la version intégrale "à partir du 30 avril". Mais, dans notre cas, il existe encore d'autres versions ou des extraits dans la presse, sans qu'on sache toujours s'ils correspondent exactement au texte lu à l'assemblée publique: c'est ainsi que des "Réflexions sur l'avantage de l'inoculation" signées de Daniel Bernoulli paraissent dans le Mercure de France de juin 1760: ceux-ci sont plus vagues et sans calculs.
Daniel Bernoulli va droit au but. Son analyse est simple, il vise un seul critère pour mesurer en quoi pratiquer l'inoculation est meilleur que d'attendre la petite vérole naturelle (comme on disait): l'allongement de la vie en moyenne. Il calcule, il fait des tables, il tranche. Il conclut que l'inoculation augmenterait la vie moyenne de trois ans environ.
Malheureusement, les données chiffrées sont alors lacunaires, assez contradictoires et peu fiables, elles reposent souvent sur des témoignages douteux et sur ce que nous appellerions des échantillons peu représentatifs; il n'existe alors aucun service de statistique, muni de protocoles précis. L'auteur en a évidemment conscience, il remplace quelquefois les données par des hypothèses plausibles et engage les médecins à collecter les faits de façon plus systématique.
Cela dit, si remarquable, si audacieuse et si intéressante soit cette tentative, elle pose de nombreux problèmes de méthode. Et cela d'autant plus que, au Siècle des Lumières comme aujourd'hui, il y a toujours des gens de toutes sortes, un peu naïfs, voire très cultivés, pour être éblouis par l'autorité mathématique, pour considérer qu'un texte hérissé de x et de y est forcément une preuve, même quand il est bâti sur des sables. Et c'est cela qui fait bondir D'Alembert.
2.4. La réponse de D'Alembert: le fond et les calculs
A notre connaissance, D'Alembert ne s'est pas exprimé sur la question de l'inoculation, sauf de façon très allusive, avant la séance publique de rentrée de l'Académie des sciences du 12 novembre 1760. Il répond alors à Daniel Bernoulli, il connaît bien sûr l'article du Mercure de France, ainsi que le contenu oral des mémoires lus à l'Académie, mais nous ne savons pas s'il en a sous les yeux la version écrite, qui doit se trouver dans les mains du secrétaire. Peu importe, pour lui, la trame, le fond et la méthode de son confrère et adversaire sont clairs et doivent être combattus.
Le discours de D'Alembert à la séance publique du 12 novembre jouit en principe des mêmes règles que celui de Daniel Bernoulli et, pour nous, à peu près des mêmes incertitudes. La différence principale est que l'auteur décide de le publier, non dans le prochain volume de l'Académie (qui n'en finira pas de sortir), mais comme "Mémoire 11", avec des notes, au sein du tome II de ses Opuscules mathématiques, lequel sort en librairie en septembre 1761.
Dans ce mémoire, D'Alembert ne se contente pas d'émettre des doutes, il formule aussi diverses propositions mathématiques, notamment aux notes (D) et (N): dans la première, il évalue ce que nous appellerions plutôt des taux de mortalité et des espérances ou probabilités de vie; dans la seconde, il essaie de prendre en compte les différents temps de la vie "physique" et de la vie "sociale" pour l'évaluation subjective des risques plus ou moins éloignés.
D'Alembert résume ainsi ses critiques à l'art. 17 à la fin de la note (N):
"1° jusqu'à présent on n'a point calculé d'une maniere éxacte & satisfaisante, les avantages de l'inoculation, ni présenté la question comme elle le doit être. 2° Qu'on n'y a pas assez distingué deux questions différentes, l'avantage que l'Etat peut tirer de l'inoculation, & celui que les Particuliers peuvent en espérer. 3° Que pour calculer d'une maniere précise les avantages de l'inoculation, il faut d'abord & préliminairement avoir une bonne méthode pour calculer la probabilité de la vie; méthode sur laquelle on peut former des doutes bien fondés. 3° Que quand on aura cette méthode, il faudra en trouver une autre pour comparer le risque de mourir en un mois ou 15 jours, ou en général en un tems fort court, à l'espérance de vivre quelques années ou quelques mois de plus au bout d'un tems fort éloigné; méthode très-difficile, & peut-être impossible à trouver. 4° Qu'il faudra trouver outre cela une bonne théorie pour parvenir à comparer la vie physique des hommes avec leur vie réelle & leur vie civile, théorie qui est pour le moins aussi remplie de difficultés. 5° Enfin, & c'est là le plus facile, qu'il faudroit avoir des tables de mortalité, qui marquassent l'âge des personnes mortes de la petite Vérole; tables qui nous manquent encore."
Les critiques de D'Alembert sont raisonnables et parfaitement cohérentes avec ses positions générales sur la façon de pratiquer les sciences, sur les précautions à prendre avant de soumettre quelque chose à un calcul mathématique, tant dans les sciences physiques que pour les phénomène sliés à la vie, à l'homme et à la société : il s'est expliqué sur cela dans de nombreux endroits des préfaces de ses traités, dans l'Encyclopédie, dans les "Elémens de philosophie", au t. IV des Mélanges d'histoire, de littérature et de philosophie (1759).
Ainsi, les deux premiers grands écrits de D'Alembert sur le calcul des probabilités et ses applications, à savoir les Mémoires 10 et 11 des Opuscules, ont-ils chacun un objet et des circonstances d'écriture différentes; il n'en est pas moins vrai qu'ils sont liés intellectuellement, en particulier sur les trois points suivants que nous exprimons ici en termes modernes: la prise en compte du temps en lien avec la dépendance en probabilités, l'utilisation des données pour l'estimation et l'emploi de la règle de l'espérance comme résumé pertinent ou non d'une variable aléatoire.
2.5. La discussion des années 1760
Dans la presse, la controverse sur les avantages de l'inoculation n'accorde qu'une place mineure aux discussions de méthode sur l'évaluation mathématique; elle se concentre sur bien d'autres côtés techniques, moraux, hygiéniques ou spectaculaires de la chose.
La parution du Mémoire 11 du t. II des Opuscules en 1761 a néanmoins débouché dans le monde savant sur une polémique recouvrant plusieurs aspects.
Des contemporains (et des historiens) ont d'abord fait à D'Alembert un reproche de forme: d'une façon ou d'une autre, le texte lu à la séance publique de l'Académie le 12 novembre 1760 constitue une réponse à celui de Daniel Bernoulli, lu dans le cadre de séances passées. Or D'Alembert publie son texte avec notes additionnelles, dans les Opuscules dès 1761, alors que celui de Bernoulli est inséré normalement dans les MARS 1760 qui paraissent en 1766 seulement, avec une introduction apologétique du 16 avril 1765. Ce reproche compréhensible est néanmoins exagéré, d'une part parce que les idées des deux protagonistes ont été largement exposées immédiatement dans les journaux, parce que le mémoire de D'Alembert n'a rien d'un plagiat et ne s'appuie pas essentiellement (ne serait-ce qu'en négatif) sur le travail de Bernoulli, ensuite parce que plusieurs académiciens (tels Clairaut et La Condamine) ont "chauffé" D. Bernoulli pour enfler la polémique, enfin parce que le retard de publication des Mémoires de l'Académie est dû à la Guerre de Sept Ans et non à D'Alembert.
On a opposé aussi à l'auteur un reproche plus politique: celui d'avoir fait le jeu des adversaires de l'inoculation. Certes D'Alembert prend soin à de multiples reprises de se déclarer en faveur de l'inoculation et de ne critiquer que des calculs hâtifs et osés de D. Bernoulli, d'ajouter que ces calculs hasardeux peuvent desservir par leur manque de méthode les partisans mêmes de l'inoculation, cependant certains ont voulu retenir exclusivement que les pinaillages méthodologiques mathématiques, lus un peu vite, ne manqueraient pas d'être utilisés par les théologiens bornés, les attardés et les superstitieux contre l'inoculation.
Dans le tome V des Mélanges (1767), destiné à un plus large public, les "Réflexions sur l'inoculation" représentent explicitement, comme le Mémoire 11, une nouvelle version enrichie du discours lu à l'Académie des sciences le 12 novembre 1760; mais, tandis que le Mémoire 11 ajoutait, essentiellement sous forme de notes, des calculs mathématiques, l'écrit des Mélanges s'abstient de ces compléments techniques et discute plus en détail divers arguments en faveur de l'inoculation. Plus précisément, l'objectif comporte maintenant les trois points suivants alors que seuls les deux premiers figuraient dans les lectures et publications de 1760 et 1761:
"Je me propose ici trois objets; 1°. j'examinerai successivement les différentes manières dont on a calculé jusqu'ici les avantages de l'inoculation, et j'essaierai de prouver que dans ces divers calculs, on n'a point, ce me semble, envisagé la question sous son véritable point de vue.
2°. Je montrerai même que les avantages de cette opération, sous quelque aspect qu'on veuille les présenter, sont très-difficiles à apprécier d'une manière satisfaisante, si l'on convient que cette opération peut causer la mort.
3°. Je tâcherai de faire voir ensuite que l'inoculation peut être soutenue par d'autres raisons, qui non-seulement doivent empêcher de la proscrire, mais qui paraissent même propres à l'autoriser."
Il est clair que, dans ce troisième point, D'Alembert cherche notamment à répondre à ceux qui l'ont accusé de saper de fait les progrès de l'inoculation par ses ergotages mathématiques.
Le tome V des Mélanges est reçu en général assez favorablement dans les journaux, il donne lieu à des réactions diverses chez les gens qui s'intéressent aux mathématiques (négatives chez Massé, constructives chez Béguelin et chez Condorcet). La discussion se poursuit avec les géomètres dans le tome IV des Opuscules, toujours dans les Mémoires 23 et 27, que nous avons évoqués plus haut à propos du calcul des probabilités lui-même. Dans les passages consacrés à l'inoculation, D'Alembert introduit les prémices d'une théorie de la dominance stochastique, permettant d'esquisser une méthode pour la comparaison (délicate) entre les risques présents et les risques à venir éloignés dans le temps. Apparaît ici, pour parler en termes modernes, l'affirmation franche qu'on ne peut comparer deux variables aléatoires en se limitant à un seul indicateur numérique. D'Alembert discute à bâtons rompus de multiples questions sur les recueils de données chiffrées de morbidité et de mortalité (générale et par la petite vérole) et sur les façons de les utiliser pertinemment, à partir des travaux de Jurin, La Condamine, Deparcieux, Buffon ... Si hachées et anarchiques que soient les réflexions de l'auteur, elles tournent néanmoins autour de quelques préoccupations rationnelles: l'examen de la cohérence interne de toute théorie mathématique de l'inoculation (celles de D. Bernoulli, comme les siennes propres), les possibilités et impossibilités de s'appuyer sur les hypothèses lorsque l'expérience reste trop lacunaire. Tout cela entre encore en interaction avec deux affaires en partie disjointes et en partie liées entre elles: 1) une discussion presque philosophique sur la prise en compte du temps, sur la comparaison entre des risques de natures différentes, problème essentiellement esquivé par D. Bernoulli, 2) la recherche (même dans un cadre proche de Bernoulli) de moyens alternatifs pour évaluer des coefficients de mortalité et ce que nous appellerions des estimations raisonnables des durées de vie.
On voit donc qu'il y a cohérence totale entre les tourments de D'Alembert, sur le calcul des probabilités, sur son application à l'inoculation et plus généralement sur la lucidité dont on doit faire preuve quand on veut employer des mathématiques dans les sciences tant physiques que morales ou politiques.
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