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Marco Panza, Isaac Newton , Les Belles Lettres, Paris, 2003, p. 54-55.

Vers la théorie des fluxions

 

Au début de l’été 1665, l’université de Cambridge avait fermé ses portes à cause d’une épidémie de peste. Newton en avait profité pour retourner chez lui, à Woolsthorpe, où il resta jusqu’au mois d’avril 1667. Ce long séjour — il retourna trois mois à Cambridge, au printemps 1666, l’université ayant rouvert ces portes, pour les refermer aussitôt — fut très bénéfique. Dans la solitude campagnarde de Woolsthorpe, Newton parvint à la théorie des fluxions, en s’appuyant sur les résultats exposés ci-dessus et en les comparant, on va le voir, à la méthode des tangentes de Roberval [1].

En quittant Cambridge, Newton avait pris soin d’emporter des livres, mais il est difficile de supposer que, pendant sa retraite, il put s’en procurer d’autres ou profiter de conseils éclairés. Il est donc raisonnable de supposer qu'il avait pris connaissance de la méthode de Roberval avant son départ, au cours du printemps 1665.

Roberval avait exposé sa méthode en différentes occasions entre 1636 et 1644, mais n’avait rien publié sur le sujet. Un de ses élèves, François de Bonneau, Sieur de Verdus — qui deviendra plus tard ami et collaborateur de T. Hobbes — avait rédigé des notes à partir de ses leçons qui ne manquèrent pas d'être diffusées, avant d’être publiées en 1693. Le plus probable est que Barrow vint à connaître la méthode de Roberval, peut-être par l’intermédiaire de Hobbes, et qu’il en parla à Newton, ou bien qu'il en exposa les lignes directives dans un cours auquel assista ce dernier. Au fondement de cette méthode, il y a la conception d’une courbe comme trace du mouvement continu d’un point ; cette conception était aussi celle de Barrow, et Newton ne tarda pas à la faire sienne.

De ce point de vue, une courbe IJ référée à un système de coordonnées cartésiennes d’axe r et d’origine O (fig. 2), peut être conçue comme étant tracée par l’extrémité de son ordonnée AM qui translate sur l’axe r — traçant ainsi sur cet axe l’abscisse OA — et qui varie en même temps en longueur.

C’est ainsi que Newton se représente une courbe en une note rédigée vers le mois de septembre 1665. Ainsi, l’équation F(xy) = 0 exprime une relation entre deux segments engendrés, séparément l’un de l’autre, par deux mouvements rectilignes.

Aristote avait déjà conçu les mouvements rectilignes comme étant distingués les uns des autres pour leurs vitesses respectives. Plus tard, et en particulier au cours du XIV e siècle, les physiciens du Merton College, à Oxford, et Oresme, à Paris, avaient commencé à concevoir ces vitesses comme des qualités intensives associées point par point à ces mouvements. Il n’est donc guère étrange que, trois siècles plus tard, Newton fasse de même, en se représentant les vitesses des mouvements qui engendrent les coordonnées cartésiennes x et y d’une courbe géométrique comme deux grandeurs p et q reliées entre elles par une relation qui dépend de la relation exprimée par l’équation F(xy) = 0 de cette courbe.

Le résultat principal contenu dans la note de septembre peut alors énoncé ainsi : le rapport des vitesses ponctuelles p et q des mouvements qui engendrent les coordonnées cartésiennes d’une courbe géométrique se laisse exprimer par la même expression que celle qui exprime le rapport entre la sous-tangente et l’ordonnée de cette courbe, et il est donc égale à ce rapport. L’algorithme des tangentes peut donc être conçu d’emblée comme un algorithme des vitesses ponctuelles.

Dans sa note, Newton ne fournit aucune justification de ce résultat. Sa nature est telle qu’il ne peut y être parvenu qu’en raisonnant sur une courbe conçue comme référée à un système de coordonnés cartésiennes et exprimée par rapport à celui-ci par une équation, car l’expression dont il est question résulte d’une transformation d’une telle équation. Cela montre que tout en ayant déjà pris connaissance de la méthode des tangentes de Roberval, à l’hauteur du mois de septembre 1665 il n’avait pas encore fait de cette méthode l’objet d’une réflexion attentive. En effet, le propre d’une telle méthode est d’être complètement indépendante de toute expression d’une courbe par une équation entière et même de tout système de coordonnées auquel une courbe peut être référée.

Ce fut en s’appuyant sur la méthode de Roberval pour réfléchir sur la nature intrinsèque du problème des tangentes, au-delà de toute équation ou de tout système de coordonnées ayant servi à la déterminer, que Newton parvint, entre l’automne 1665 et le printemps 1666, à insérer ses résultats précédents dans d’un cadre plus large, valant autant pour les courbes géométriques que pour les courbes mécaniques.

[1] Gilles Personne de Roberval (1602 - 1675), fut mathématicien et physicien. Nommé professeur des mathématiques au Collège de France en 1634, il garda sa place jusqu’à sa mort. En 1666 fut un des fondateurs de l’Académie des sciences et 1675 dont il fut un des membres plus influents et reconnus. La méthode des tangentes fut une de ses contributions majeures à la géométrie, qu’il propose de réformer à travers une révision critique des Éléments d’Euclide.