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Marco Panza, Isaac Newton , Les Belles Lettres, Paris, 2003, p. 30 ss.

Les premiers cahiers: notes de lecture d'un autodidacte

 

De Woolsthorpe, Newton apporta à Cambridge un grand cahier qui avait appartenu à son beau-père Barnabas Smith, où il restait beaucoup de pages blanches : il les remplira plus tard de notes mathématiques. À son arrivée à Cambridge il rachètera des cahiers : un grand, et d'autres plus petits, dans lesquels il consignera des notes de lecture, des réflexions, des élaborations personnelles, et même un état de ses dépenses. La plupart de ces cahiers sont conservés et leur consultation nous éclaire sur certains aspects de sa vie et de ses études. On apprend par exemple que ce solitaire fréquentait les tavernes, consommait de la bière, jouait aux cartes, perdait de l'argent au jeu et en prêtait, peut-être même à intérêt. On apprend aussi qu'en 1662 il eut une crise religieuse qui le poussa à dresser une liste de ses pêchés, directement à l'intention de Dieu.

Liste naïve à bien des égards, témoignant massivement d'une adolescence marquée par l'absence du père, l'abandon de la part de la mère et l'animosité de son beau-père ; liste particulièrement instructive, qui marque l'émergence d'une intransigeance religieuse à la limite du fanatisme et d'une conception de Dieu, seigneur absolu dominant de son pouvoir et de son autorité les hommes et le monde, qui accompagnera Newton toute sa vie. Conception rigide qui doit probablement moins à son éducation religieuse qu'aux études théologiques entreprises, seul, à Grantham.

Des mêmes cahiers, on apprend que Newton a poursuivi ces études à Cambridge, s'intéressant plus particulièrement à l'interprétation des textes sacrés et à la chronologie antique. Il a abordé également des sujets historiques, lu les classiques grecs et latins, s'est initié à la phonétique et enthousiasmé pour le projet d'un langage universel, proposé entre autres par Georges Dalgarno dans son Ars signorum.

Un de ses premiers cahiers, appelé depuis le Cahier philosophique (Philosophical Notebook), était destiné à recueillir ses notes de lecture de textes appartenant au curriculum universitaire. Selon son habitude, il l'avait entamé des deux côtés. Dans les premières pages il prend des notes à propos de l'Organon d'Aristote, puis de la Physiologiæ peripateticæ de Magirus. Ce sont ces notes que Newton interrompt pour écrire sa première glose concernant Galilée. Dans les dernières pages, on trouve des notes à propos de l'Ethique d'Aristote, de l'Axiomatica philosophica de D. Stahl (un compendium de philosophie aristotélicienne), de l'Ethica d'Eustachius de St. Paul, et de le Rhetorices Contractæ de Vossius. Il les interrompt pour écrire une autre glose concernant Descartes. Entre la glose concernant Galilée et celle concernant Descartes, il restait beaucoup des pages blanches... Newton les utilisera pour rédiger un commonplace book consacré à la nouvelle philosophie naturelle, auquel il donnera un titre très sobre : Questiones quaedam Philosop[hi]cae (Quelques questions de philosophie).

La technique du commonplace book était très commune à l'époque. Au lieu de prendre des notes selon l'ordre de lecture d'un texte, on dresse une liste ordonnée de sujets, à chacun desquels on attribue un espace supposé assez grand pour contenir les notes qu'on aurait envie de prendre au cours de l'étude projeté. Technique particulièrement adaptée à l'étude systématique d'un texte, comme c'était sans doute le cas en scolastique ; au fond, technique irrespectueuse des textes auxquels on ne posait souvent que des questions dont on connaissait déjà les réponses. Newton, l'utilisera pour construire un catalogue de questions, concernant la possibilité d'une description et d'une explication des phénomènes naturels s'opposant à celles fournies par la scolastique.

Il s'agit en fait d'une sorte de dialogue entre deux systèmes, l'un et l'autre d'inspiration mécaniste : le système de Descartes, avec ses tourbillons et sa négation du vide, et celui de Gassendi, avec ses atomes se mouvant dans un espace vide. Si les sympathies de Newton semblent aller vers le second de ces systèmes — qu'il avait probablement appris à connaître pour l'essentiel à travers la lecture de la Physiologia Epicuro-Gassendo-Charletoniana de Walter Charleton, parue à Londres en 1654 — il ne se limite pas à juxtaposer les solutions offertes par ces systèmes. Il intervient dans le dialogue, avance des critiques, propose des solutions, ou reformule les questions à sa manière. R. Westfall a même soutenu que les Questiones « semblent marquer la première formulation dans l'esprit de Newton des questions auxquelles sa vie scientifique sera consacrée. »

Si on ajoute aux indices textuels qu'on peut tirer des Questiones, d'autres indices provenant d'autres notes qui remontent, comme les premières, aux années 1663-1665, on peut conclure que dans cette période, après avoir décidé de laisser de côté le programme universitaire, Newton nourrit son enquête à propos de la philosophie naturelle d'inspiration mécaniste non seulement de la lecture des traités de philosophie naturelle de Descartes, Charleton et Gassendi mais aussi des Dialogues de Galilée, et peut-être de ses Discours, de plusieurs des nombreuses monographies de Robert Boyle parues ces mêmes années, des textes de Thomas Hobbes, Joseph Glanvill, Kenelm Digby et Henry More. Beaucoup de lectures, par conséquent, que Newton conduit de façon thématique en s'interrompant souvent : pour prendre des notes, pour suivre le fil de ses réflexions, explorer des parcours alternatifs, émettre des idées et même élaborer des hypothèses ou des théories nouvelles.

Gros travail pour un étudiant venant d'atteindre vingt ans. Et pourtant, si on en juge par ses notes, entre décembre1664 et novembre 1665, ce n'est pas à l'étude de la philosophie naturelle que Newton consacre alors le plus d'énergie, mais aux mathématiques. Il lit des parties des Éléments d'Euclide, plutôt superficiellement, s'il faut en croire John Conduit. Il lit aussi sans doute l'Opera Marthematica de François Viète, la Clavis Mathematicæ de William Oughtred, les Exercitationum mathematicarum de Frans van Schooten, et le De ratiociniis in ludo alæ de Huygens, textes parmi les plus importants de ceux parus au cours des trente dernières années (même si le premier de ces textes est un réumé de traités rédigés entre la fin du XVI e et le tout début du XVII e siècles), mais c'est la Géométrie de Descartes et l'Arithmetica infinitourum de John Wallis qui le passionnent vraiment. C'est la lecture de ces deux livres qui donne le coup d'envoi aux recherches qui, en deux ans, vont faire de Newton le plus grand mathématicien de son temps, en le conduisant à la première formulation de sa théorie des fluxions

Il s'agit d'une des contribution principales de Newton à la science moderne. Nous la détaillons dans le chapitre suivant.