Les imaginaires en géométrie

LES IMAGINAIRES EN GÉOMÉTRIE

EXTENSION DU DOMAINE DES IMAGES GÉOMÉTRIQUES
À DEUX DIMENSIONS.

ESSAI D’UNE NOUVELLE CONCRÉTISATION DES IMAGINAIRES

 

PAVEL FLORENSKY


LES IMAGINAIRES EN GÉOMÉTRIE
EXTENSION DU DOMAINE DES IMAGES GÉOMÉTRIQUES À DEUX DIMENSIONS.
ESSAI D’UNE NOUVELLE CONCRÉTISATION DES IMAGINAIRES

Zones Sensibles, Bruxelles, 2016, 128p.

Traduit du russe par Françoise Lhoest et Pierre Vanhove à partir d’une traduction provisoire de Sophia Ivanovna  Ogneva-Kireevskaya révisée par Sœur Svetlana Marchal.

Préface de Cédric Villani. Introduction de Pierre Vanhove.

Recomposition graphique de la couverture par Laurent Bourcellier.

Les éditions Zones Sensibles ont généreusement accepté la reproduction de longs extraits du livre pour CultureMath !


Contenu du livre :

Sommaire
Préface
Introduction
Chronologie
Les Imaginaires en géométrie
Explications à la couverture du livre
La réaction des contemporains aux Imaginaires en géométrie
Glossaire
Bibliographie
Index nominum

 

Pavel Florensky (1882-1937) était un théologien orthodoxe russe, philosophe et mathématicien.

Pierre Vanhove est physicien théoricien à l’Institut des haute sétudes scientifiques.

Cédric Villani est directeur de l’Institut Henri Poincaré.


Préface de Cédric Villani


Les Imaginaires en géométrie : voici un ouvrage si singulier qu’à la première lecture on se prend à se demander – désolé pour le jeu de mots facile – s’il est bien réel.

Ce n’est certes pas un ouvrage scientifique, puisque l’on y parle, entre autres, d’idées platoniciennes, de religion et de Dante. Pourtant, on y trouve exposée une brillante dissertation rêveuse sur la notion de dualité, illustrée de concepts mathématiques avancés, tout cela pour amener la pensée du lecteur là où elle pourra absorber une audacieuse thèse métaphysique évoquant une dualité entre la matière et les idées ; et une proposition de réintroduire la spiritualité en science, si gênante qu’elle valut à son auteur la déportation, les travaux forcés et finalement l’exécution.

Il est ainsi des destins tragiques à qui on ne saurait mieux rendre hommage qu’en lisant leur œuvre… Pour autant, au-delà de l’hommage, dans le cas présent il s’agit avant tout du plaisir de plonger dans une construction intellectuelle si originale. Bien sûr, ce n’est ni la première, ni la dernière fois qu’un philosophe utilise des concepts mathématiques pour illustrer ou faire ressortir son propos ; mais par rapport à presque tous les autres qui l’ont tenté, Florensky se distingue par sa maîtrise de notions scientifiques sophistiquées. On ne peut l’accuser de manier ses exemples superficiellement ! Ajoutons qu’il est concis, bien loin des dissertations interminables qui ont fleuri dans d’autres contextes et que, dans les Imaginaires, même l’analyse scientifique est menée tambour battant.

De fait, Florensky faisait preuve de talents scientifiques exceptionnels. Ses travaux pionniers sur les algues, réalisés au pied levé dans les pires conditions, mais aussi son étonnante maîtrise de la physique du solide, ne peuvent que susciter l’admiration. Son érudition variée, qui embrasse tout ensemble mathématique, physique, biologie, philosophie et littérature, lui permet de citer Gauss et Dante avec la même aisance, en un grand souffle épique. Et dans sa dense rêverie, on retrouve un écho de la force universaliste qui a fait la gloire de D’Arcy Thompson.

Reflet singulier de la pensée non moins singulière de son auteur, cet ouvrage est aussi un objet composite. Les huit premiers chapitres en ont été écrits par un jeune mathématicien de vingt ans, au tout début d’un XXe siècle porteur d’espoirs ; mais ce n’est qu’après deux décennies que le dernier chapitre, le plus étonnant, y fut ajouté. Entre les deux époques, la Russie et le monde ont connu les pires tourments et perdu bien des illusions ; cependant Florensky n’a abandonné ni son enthousiasme, ni sa foi, ni ses idéaux, ni ses rêves de grandes découvertes.

Et il ne fait pas de doute qu’il aurait pu mener, en un autre temps ou un autre lieu, une grande carrière scientifique. Mais la rencontre entre l’un des esprits les plus originaux de son époque et l’un des régimes politiques les plus arbitrairement absurdes de tous les temps fut des plus violentes. Florensky n’allait pas survivre à cette période terrible où chacun craignait pour sa vie, où les académiciens se dénonçaient les uns les autres, et où même le plus brillant des physiciens russes, Lev Landau, connut la prison.

Le régime soviétique a cru pouvoir faire disparaître toute trace du dérangeant Florensky, mettant son livre à l’index, attribuant à d’autres la paternité de ses inventions, dispersant même la bibliothèque qu’il avait passé sa vie à construire. Et pourtant, aujourd’hui l’étoile de Florensky brille à nouveau, grâce au travail dévoué de ses proches et de ses collègues de cœur.

Pour lui rendre justice posthume, si cela est possible, voici en effet une édition singulière, qui se distingue d’abord par l’identité du traducteur et préfacier, Pierre Vanhove, physicien théoricien internationalement reconnu, qui a accompli sa tâche avec un souci inouï du détail et de la fidélité. Son travail d’exégèse, combiné au soin dont l’auteur avait déjà fait preuve, aboutit à une collection de notes et explications tout à fait inhabituelle, faisant de l’édition de ce livre une petite œuvre d’art en soi. Rien n’échappe à l’analyse détaillée, même l’illustration de couverture !

Au-delà des idées de Florensky, en lisant cet ouvrage on recevra le témoignage d’une époque foisonnante où la Russie, au cœur d’une immense activité scientifique, littéraire, politique, philosophique et artistique, participait à la naissance d’idées nouvelles dans un grand remue-méninges incontrôlable, créatif et décalé, impossible à museler, et dont le dialogue Florensky-Boulgakov est emblématique.

On en gardera aussi l’image d’une époque pleine des questionnements métaphysiques de ceux qui, face aux incroyables succès de la modélisation théorique, se refusèrent à abandonner la question du sens du monde – et l’on peut garder en tête le combat épistémologique du vieil Einstein quand on prend connaissance de la bataille de Florensky. À travers sa tentative de synthèse entre science et spiritualité, saluons le courage d’une pensée ardente qui refusa d’être une brique sagement rangée dans un édifice, si magnifique soit-il.

Cédric Villani,
Institut Henri-Poincaré,
octobre 2016.


Introduction


En 1915, Albert Einstein révolutionnait notre conception de l’espace et du temps avec sa nouvelle théorie de la gravitation, la relativité générale?. Cent ans après, cette théorie fournit toujours le cadre formel pour concevoir l’évolution de notre univers observable. À la suite d’Einstein, la communauté scientifique cherche à construire un cadre théorique unificateur de toutes les forces fondamentales dans l’objectif d’expliquer l’origine et la structure de notre univers observable. Mais, finalement, qu’observons-nous ? À plusieurs occasions j’avais lu les commentaires du père Pavel Florensky (1882-1937) sur son interprétation des théories d’Albert Einstein, et ses remarques sur la quête d’une théorie unificatrice des lois de la nature. Ces trop brefs aperçus de sa pensée m’intriguaient fortement. Les Imaginaires en géométrie n’existant pas en français, j’ai donc décidé de le traduire pour faire connaître ce livre singulier 1, qui ne doit pas être lu comme un ouvrage de mathématique ou de physique mais plutôt comme une tentative d’utiliser la géométrie des imaginaires pour analyser la notion fondamentale de dualité entre le monde réel et spirituel.

 

La place des sciences dans la vision de Florensky

Dès ses études au lycée de Tiflis (aujourd’hui Tbilissi), Pavel Florensky a démontré des talents mathématiques remarquables?. Il pense alors que les sciences sont la clef des secrets de l’existence. À l’université, il est l’élève de Nicolas Bougaïev, un éminent professeur de mathématique de la faculté de Moscou. Bougaïev avait une perspective religieuse et idéaliste opposée au matérialisme qui influença fortement la Société mathématique de Moscou qu’il fonda en 18642. Avec Dmitri Egorov et Nicolas Louzine, également élèves de Bougaïev, Florensky crée « l’École mathématique de Moscou de la théorie des fonctions » 3. Ses premiers travaux scientifiques sur les fonctions discontinues, réalisés sous la direction de Bougaïev, vont avoir une forte influence sur la conception du monde de Florensky, qui voyait la discontinuité comme une composante de sa vision du monde.

Mais, en 1904, après avoir terminé de brillantes études universitaires et soutenu son mémoire de maîtrise, « Sur les singularités des courbes algébriques », il réalise la limite des connaissances physiques et se tourne vers la religion. Il refuse un poste d’assistant à la chaire de mathématiques et s’inscrit à l’Académie de théologie de Moscou. Florensky explique dans une lettre à sa mère que son but n’est pas de devenir mathématicien, mais de bâtir une synthèse entre le monde séculier et le monde religieux, d’unifier les enseignements positifs de l’Église, des sciences, de la philosophie et des arts 4.

En « homme de la Renaissance », Florensky s’est intéressé à de nombreux domaines scientifiques. Beaucoup l’ont comparé à Léonard de Vinci mais cette comparaison est trompeuse car la motivation de Florensky n’était pas un simple désir d’apprendre mais d’utiliser toutes les ressources des sciences pour bâtir un monde unifié, où science et religion, phénomènes et idées platoniciennes, spirituel et rationnel, coexistent harmonieusement. En cela sa démarche est plus proche de celle d’un Blaise Pascal5. Florensky espérait démontrer que les découvertes scientifiques modernes n’avaient rien d’incompatible avec les dogmes de l’Église orthodoxe : « les plus grandes découvertes consistent à réaliser des ponts entre des domaines très différents et passer d’un domaine à l’autre6 », écrit-il. Ainsi les mathématiques constituent-elles le moyen de comprendre les phénomènes complexes de ces différents domaines, philosophie et théologie incluses. Nombreuses sont ses constructions mathématiques qui servent cet objectif. Profondément religieux, il n’étudiait pas les phénomènes naturels pour eux-mêmes mais pour révéler le « mystère » caché sous le « masque » de la réalité physique. Dès 1903, alors qu’il était encore étudiant en mathématiques, Florensky déclarait que science et religion « sont également nécessaires à l’homme, également justes et sacrées […] une chose sacrée ne peut pas et ne doit pas contredire une autre chose sacrée, tout comme une vérité ne peut pas complètement exclure une autre vérité7 ».

Au milieu des années 1920, il travaille principalement sur la physique et l’électrodynamique, et publie en 1922, à l’âge de 40 ans, son principal travail de science pure, Les Imaginaires en géométrie. Les imaginaires lui permettent de construire un modèle unifiant le monde physique et spirituel grâce à des constructions qui « ne sont pas des analogies ou des comparaisons mais des indications de similarités essentielles [qui] ne doivent pas être acceptées ou rejetées selon des buts personnels mais des choses dont la légitimité est déterminée par des prémisses correctement formulées ; en résumé : des schémas mentaux nécessaires8 ». Les structures mathématiques jouent un rôle fondamental dans son explication de l’unification, par l’énergie, du monde physique et de celui des idées platoniciennes, la clef de cette unification résidant dans les nombres imaginaires. Selon cette approche, mathématique et philosophie sont identiques. Sa vision synthétique du monde se rapproche de celle de Pierre Teilhard de Chardin. Leur mysticisme inspire une vision du monde décrite par une unité binaire non fusionnelle entre le sujet de la connaissance et l’essence connue9. Florensky concrétise cette relation entre les deux mondes par l’utilisation des nombres imaginaires et la notion fondamentale de dualité.

En février 1934, il apprend que sa vaste bibliothèque a été confisquée par le NKVD. Florensky écrit alors au chef du camp de Skovorodino, où il fut envoyé après avoir été condamné à 10 ans de goulag l’année précédente10 : « ma vie entière a été consacrée aux travaux scientifiques et philosophiques, à tel point que je ne me suis jamais accordé de repos, distraction, ou plaisir. Pour ce service à l’humanité j’ai donné non seulement tout mon temps et toutes mes forces, mais aussi une grande partie de mes maigres ressources, que je dépensais en livres, photographies, lettres, etc. Mais maintenant le travail de toute une vie est perdu… [C’est] un coup terrible qui m’est porté… l’annihilation des résultats du travail de toute ma vie est une punition bien plus cruelle que la mort physique11. »

À l’automne 1934 il est transféré à l’autre bout de l’Union soviétique, au goulag des îles Solovki, sur la mer Blanche12. Entre 1920 et 1923, les autorités soviétiques avaient fermé le monastère fondé en 1429 par les saints Zossime et Sabbace et en avaient fait un des premiers camps de « redressement moral » des « éléments socialement nuisibles ». Là-bas, Florensky développe et construit une technologie pour extraire l’agar-agar et l’iode des algues. En 1937, il constate la destruction de ses installations et apprend que la paternité de ses recherches sur les algues (aux Solovki) et le permagel (en Sibérie) a été attribuée à d’autres. Florensky est fusillé le 8 décembre 1937.

 

Les Imaginaires en géométrie

Pavel Florensky a publié Les Imaginaires en géométrie en 1922 mais l’essentiel du texte a été écrit alors qu’il était encore étudiant à Moscou, en 1902. Ce court texte est très technique mais c’est le neuvième et dernier paragraphe, rédigé à l’été 1922 après un « jubilé » organisé à Moscou l’année précédente pour célébrer le sixième centenaire de la mort de Dante, qui lui valut des problèmes. Ce livre, épinglé par la censure mais publié malgré tout après les éclaircissements fournis par Florensky dans une lettre envoyée au département politique13, fut sa dernière publication non strictement technique. Cet ouvrage doit être lu comme un texte idéologique mettant en œuvre la pensée transversale et globalisante de Florensky. Le but recherché n’est pas de faire progresser la théorie mathématique des fonctions de la variable complexe ou de développer la théorie de la relativité d’Einstein, mais d’intégrer ces notions scientifiques à son système de pensée. Ce texte jette des ponts entre différents domaines dans le but de concilier une approche scientifique et spirituelle. Son très proche ami, le mathématicien Nicolas Louzine, reconnaît que les travaux de Florensky ne portent pas sur des découvertes en mathématiques mais plutôt sur des indices suggestifs, de très belles analogies, très séduisantes et prometteuses, provocatrices14.

Le texte commence par une critique de l’interprétation courante des fonctions complexes représentées par une surface complexe développée par Kühn, Wessel, Argand, Gauss et Cauchy. Dans le §7, Florensky explique que cette interprétation ne s’intéresse qu’au contenu de la fonction tout en manquant la dimension globale. La géométrie a servi à formaliser et visualiser des concepts en analyse mais Florensky pense que l’analyse peut enrichir la géométrie, et il veut combler un fossé entre les deux approches en suggérant d’« élargir le domaine des images géométriques à deux dimensions de telle manière que les fonctions imaginaires entrent dans le système des représentations spatiales ».

Il illustre sa nouvelle interprétation des imaginaires avec de nombreux exemples issus de la physique. Il donne également une nouvelle interprétation des imaginaires en géométrie non-euclidienne. Dans le neuvième paragraphe (celui rédigé à l’occasion du 600e anniversaire de la mort de Dante et dont le style diffère fortement de celui des paragraphes précédents), Florensky utilise les derniers développements en mathématique, en géométrie et en physique pour défendre le système aristotélicien et la cosmologie ptoléméenne. Les thèses défendues par l’auteur sont surprenantes, parfois en conflit avec notre compréhension du monde physique. Ce paragraphe est motivé par l’insatisfaction qu’éprouve Florensky envers l’approche formelle de la physique de son époque15. Il est étranger à l’esprit de la physique contemporaine (avec son détachement extrême par rapport au phénomène concret et la substitution des formules analytiques à l’image physique car il est « tout entier dans la perception du monde de Goethe et de Faraday »), et il soutient que « la physique de l’avenir doit emprunter d’autres voies : celles de l’image concrète » et « non comme on la construit, dans l’abstrait, à partir de prémisses formelles16 ». Ainsi utilise-t-il la théorie de la relativité d’Einstein pour connecter le monde sensible et le monde des idées platoniciennes. Florensky considère que les idées platoniciennes existent dans un espace inversé par rapport au nôtre : un espace imaginaire. Comme les mondes physique et spirituel ne sont pas indépendants, mais sont inséparables, ils forment les deux faces d’une même surface. On passe d’un monde à l’autre par un retournement intérieur. Florensky utilise alors les imaginaires pour argumenter que Dante a anticipé dans la Divine Comédie des aspects de la géométrie elliptique non-euclidienne. Ainsi le voyage final de Dante en Enfer s’inscrirait sur une surface non orientable dont les points opposés sont identifiés car « quand les poètes parviennent à peu près aux reins de Lucifer, tous les deux se retournent subitement ». Il identifie cette géométrie avec celle d’une bouteille de Klein, qui est une surface sans bords, sans intérieur ni extérieur, obtenue en recollant les bords d’un cylindre après retournement intérieur. Cette surface n’existe pas dans l’espace tridimensionnel sans se recouper et nécessite une quatrième dimension.

 

La signification des imaginaires

Il est nécessaire de préciser la signification du mot « imaginaire » et surtout pourquoi nous n’avons pas choisi de traduire le titre par Les nombres imaginaires en géométrie, qui à nos yeux réduit le sens que l’auteur voulait donner au mot « imaginaire »17.

Le nom « imaginaire » et ses dérivés (verbe et adjectif) sont utilisés par Florensky dans un sens plus large que celui de « nombres imaginaires ». Un nombre imaginaire (pur) est le résultat du produit d’un nombre réel a et du nombre complexe i qui est une racine carré de moins 1. Les nombres imaginaires purs sont un cas particulier des nombres complexes a + iba et b sont des nombres réels. On représente aussi un nombre complexe par le couple (a, b) associé à un point du plan d’abscisse a et d’ordonnée b. Le sens des « imaginaires » chez Florensky, qui doit être compris selon le contexte, décrit un processus de pensée créative plus que la vision d’une autre réalité. Même lorsqu’il traite de nombres imaginaires, la dénomination utilisée par Florensky n’est pas celle communément admise en mathématique. Il fait la distinction entre six types de nombres : réels tels que (1, 2), semi-imaginaires comme (2, 3i) ou (3i, 2), imaginaires tels que (2i, 3i), semi-complexes comme (2, 3 + 5i) ou (3 +  5i, 2), complexes comme (2 + 6i, 3 + 5i), et imaginaires-complexes tels que (2 + 6i, 3i ) ou (3i, 2 + 6i). Dans un langage mathématique contemporain, l’ensemble des paires de nombres complexes (a + ib, c+ id) forme l’espace des quaternions inventé par William Hamilton en 1843. Les quaternions jouent un rôle essentiel en mécanique quantique pour décrire le spin, et aussi dans de nombreux domaines de physique fondamentale.

Florensky relie le monde des nombres réels à celui des nombres imaginaires par un plan qui divise les deux espaces. Dans le §6, il explique que les deux mondes sont séparés par le plan des nombres complexes. Il insiste sur le fait que ces points « composent » le plan et ne sont pas « sur » le plan. Les six catégories de points ont donc une interprétation géométrique « dans » le plan. Cette vision globalisante unifie les différents types de points, qui représentent différentes sortes de géométries de l’espace. L’univers peut être décrit de deux manières différentes : soit du point de vue du monde des réels, soit du point de vue du monde des imaginaires – deux perspectives différentes de la même réalité. Comme il l’écrit dans la conclusion du §9 : « le domaine des imaginaires est réel. »

La dualité du plan complexe (décrite dans le §2) entre les nombres réels et imaginaires, fournit une dualité multiple. Elle est introduite par la discussion des aires positives et négatives du triangle. Florensky explique que lorsque l’aire est négative, ce n’est pas une propriété du triangle mais de l’observateur. Le signe de l’aire du triangle est une manifestation de cette dualité. L’origine de cette dualité est la perspective d’un observateur depuis le monde des réels ou depuis le monde des imaginaires. Ces deux visions sont unifiées par le mouvement de rotation dans la troisième dimension : « par conséquent, c’est la rotation dans la troisième dimension qui est le mouvement recherché changeant le signe de l’aire du triangle et, selon ce qui a été dit auparavant, celui qui change le signe de l’aire de toute figure en général. »

 

Florensky et les théories de la relativité d’Albert Einstein

Dans le §9 des Imaginaires, il est surprenant de lire que Florensky adopte des points de vue scientifiquement faux : 1) il défend le système géocentrique de Ptolémée et critique le système héliocentrique de Copernic ; 2) il situe la limite du monde terrestre entre Uranus et Neptune ; 3) il considère des vitesses supérieures à celle de la lumière. Ces affirmations venant d’un esprit universel aussi brillant, il est utile d’essayer d’en comprendre les raisons. Nous verrons que, loin d’avoir mal compris la révolution de la relativité, Florensky veut rendre compatible le formalisme d’Einstein avec sa vision spirituelle du monde.

Tout d’abord, il faut resituer ces considérations dans leur contexte scientifique et historique. Même si les théories d’Einstein datent de 1905 pour la relativité restreinte (la théorie unifiant l’espace et le temps) et de 1915 pour la relativité générale (la théorie géométrique de la force d’attraction gravitationnelle), il a fallu de nombreuses années pour en accepter les conclusions physiques et philosophiques. Les théories de la relativité ont profondément changé notre relation au temps et à l’espace. Le temps absolu newtonien est remplacé par le temps propre attaché à chaque observateur. Le temps devient relatif à l’observateur en mouvement. Ainsi, deux observateurs soumis à des conditions physiques différentes (accélération relative, voisinage de trou noir pour l’un et pas pour l’autre, etc.) observent que les phénomènes physiques s’écoulent différemment dans le temps. Avec la relativité d’Einstein, les phénomènes physiques ne se passent plus sur la scène d’un espace et pendant un temps, mais dans un espace-temps qui devient lui-même acteur des événements.

Ces notions ne sont pas totalement étrangères aux considérations du §2 où Florensky explique que le signe positif ou négatif de l’aire du triangle est une propriété de l’observateur et non pas du triangle, dont l’aire est intrinsèquement positive. Florensky défend la théorie alternative d’entraînement complet de l’éther que Philipp Lenard (prix Nobel de physique en 1905) a développée en 1920, c’est-à-dire au moment de l’écriture du dernier paragraphe des Imaginaires. Son argument principal est que l’expérience d’Albert Michelson et Edward Morley ne permet pas de conclure à l’absence de l’éther luminifère. Florensky écrit : « mais outre le mouvement en avant de la Terre, il faut encore prendre en considération son mouvement de rotation. » En effet, il faudra attendre 1925 pour que Michelson et Henry G. Gale réalisent une nouvelle expérience infirmant définitivement l’hypothèse de l’entraînement de l’éther luminifère par la rotation de la Terre, confirmant à nouveau la théorie de la relativité. Même si la critique a une base scientifique justifiée, la théorie d’Einstein avait reçu en 1919 une confirmation expérimentale spectaculaire avec la mesure par Arthur Eddington et Frank Dyson de la déviation de la lumière par le soleil. Philipp Lenard était quant à lui malheureusement motivé par ses sentiments nationalistes et antisémites, et on peut se demander quelle fut l’importance de ces considérations pour Florensky 18.

Situer la limite du monde terrestre entre la huitième planète (Uranus) et la neuvième planète (Neptune) du système solaire peut faire sourire, mais ce n’est qu’en 1920, avec les mesures d’Edwin Hubble, que les nébuleuses ont été définitivement identifiées comme des galaxies situées en dehors de la voie Lactée – notre galaxie. Depuis les mesures de Hubble, l’estimation de la taille de l’univers observable a été une aventure scientifique pleine de rebondissements et de surprises (sa taille est actuellement estimée à 13,5 milliards d’années-lumière depuis la découverte inattendue, en 1998, de l’accélération de l’expansion de l’univers).

Très justement, Florensky perçoit qu’imposer comme vitesse limite celle de la lumière est une conséquence du postulat d’Einstein sur l’invariance de la vitesse de la lumière pour des observateurs en mouvement non-accéléré (le formalisme mathématique des espaces-temps d’Hermann Minkowski ne contraint pas les vitesses). Cette limite vient de la condition que l’information physique ne peut pas être transmise à une vitesse supérieure à celle de la lumière pour satisfaire le principe de causalité. Ce principe, qui affirme que l’effet ne peut pas précéder la cause, est une contrainte imposée aux modèles physiques réalistes. Florensky décide de peupler la région des vitesses supraluminiques par les idées platoniciennes, qui sont « des essences éternelles, incorporelles, sans étendue et immuables ». Le passage entre ces deux mondes nécessite de dépasser la vitesse de la lumière, et « le corps perd de son étendue, il passe dans l’infini et acquiert une stabilité absolue ». Le corps devient alors une idée platonicienne. Dans ce monde, la perte de causalité n’est plus un problème car les idées vivent en dehors du temps terrestre, et la succession causale des événements n’a plus de raison d’être. C’est ainsi que Florensky étend la théorie de la relativité en donnant un sens à la région physiquement interdite par Einstein, en une nouvelle vision globale unifiant les mondes terrestre et céleste.

On peut faire un parallèle avec ce que les physiciens théoriciens imaginent arriver lorsque l’on traverse un trou de ver. Un trou de ver est un pont entre deux feuillets distincts de l’espace-
temps connectant un trou noir, d’où rien ne peut s’échapper, à son symétrique, un trou blanc où rien ne peut pénétrer. L’entrée du trou de ver se fait par le trou noir et la sortie par la fontaine blanche. Cette construction hypothétique a été introduite par Albert Einstein et Nathan Rosen en 1958, et baptisée par John Wheeler en 1956. La géométrie d’un trou de ver correspond tout à fait à la dualité, si importante dans le formalisme de Florensky. Dans chacun des feuillets, le temps et l’espace sont similaires ; ainsi pouvons-nous « nous représenter tout l’espace comme double, étant formé de surfaces coordonnées de Gauss, de surfaces réelles et d’imaginaires qui leur correspondent ». Franchir un trou de ver nécessite des conditions physiques très particulières, souvent singulières, qui font écho à l’intuition de Florensky développée quelques décennies plus tôt : « l’écroulement de la figure géométrique ne prouve pas du tout son annihilation, mais ne fait que montrer son passage de l’autre côté de la surface, et par conséquent son accessibilité aux créatures qui se trouvent de l’autre côté de la surface ; de même, l’imaginaire des paramètres des corps doit être compris non comme un signe de son irréalité, mais seulement comme un témoignage de son passage à une autre réalité. »

Les deux régions forment les faces d’une même géométrie globale décrite dans les Imaginaires, et le passage d’une région à l’autre se fait à travers une singularité. On retrouve là un point de vue développé lors de ses débuts de mathématicien, lorsqu’il étudiait les fonctions discontinues sous l’impulsion de Bougaïev. Cette vision permet à Florensky de développer l’unification des instants dans l’éternité au-delà du temps physique, comme dans la description qu’il fait du passage par la singularité lorsque la vitesse dépasse celle de la lumière : « la transition de la surface réelle à la surface imaginaire n’est possible que par la fracture de l’espace et le retournement du corps à l’intérieur de lui-même. En attendant, nous ne nous représentons ce processus que par le moyen de l’accélération des mouvements, peut-être du mouvement de certaines petites parties du corps, au delà de la vitesse-limite c, mais nous n’avons pas de preuves de l’impossibilité d’autres moyens. »

La description que Florensky donne de la transformation de l’espace, lors du passage du monde imaginaire au monde réel, suggère également l’intuition du Big Bang, cette singularité temporelle à l’origine de notre univers : « en s’exprimant au figuré, mais non figurativement dans une conception concrète de l’espace, on peut dire que l’espace se brise avec une vitesse supérieure à celle de la lumière, comme l’air se brise au mouvement des corps avec des vitesses supérieures à celle du son, et c’est alors que commencent les conditions qualitativement nouvelles de l’existence de l’espace qui se caractérisent par des paramètres imaginaires. Mais comme l’écroulement de la figure géométrique ne prouve pas du tout son annihilation, mais ne fait que montrer son passage de l’autre côté de la surface, et par conséquent son accessibilité aux créatures qui se trouvent de l’autre côté de la surface, de même, l’imaginaire des paramètres des corps doit être compris non comme un signe de son irréalité, mais seulement comme un témoignage de son passage à une autre réalité. » Notre univers observable serait l’image du monde imaginaire à travers la discontinuité. Notons que la théorie du Big Bang a été introduite par Alexandre Friedmann en 1922 et par le chanoine catholique belge Georges Lemaître en 1927, et qu’elle a été confirmée en 1929 par les observations d’Edwin Hubble.

En 1925, trois ans après la publication des Imaginaires, le futur physicien Igor Evguéniévitch Tamm (prix Nobel de physique en 1958) a travaillé comme jeune ingénieur avec Florensky au Glavélectro du Conseil central de l’économie. Il a eu l’opportunité de l’observer et ses observations orales ont été rapportées par Sergueï S. Khoruzhy 19. Tamm pensait que Florensky avait les capacités intellectuelles pour découvrir la mécanique quantique mais que sa vision du monde l’en a empêché – sauf dans le domaine électrique, où Tamm pensait que Florensky avait sûrement découvert ou tout au moins anticipé la théorie des zones des semi-conducteurs. Pavel Florensky était un homme à la personnalité puissante et d’une rare profondeur intellectuelle. Ses travaux sont d’une portée et d’une originalité qui vont bien au-delà de cette brève présentation. J’espère que les Imaginaires en géométrie permettra au lecteur d’approcher un aspect parmi d’autres de cette personnalité hors du commun.

Pierre Vanhove,
Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives,
Institut des hautes études scientifiques,

octobre 2016.


 

Notes :

 

1. Un ami m’a mis en contact avec Françoise Lhoest, traductrice de nombreux ouvrages de Florensky en français, pour le plus grand bonheur de chacun. L’histoire de cette traduction mérite d’être contée : c’est en 1926 que Sophia Ivanovna Ogniova s’est exercée à traduire Les Imaginaires en géométrie. Épouse d’un professeur de l’université de Moscou, elle avait un bel appartement au centre de la capitale mais après la révolution, à l’été 1919, Sophia, son mari et son fils cadet durent fuir la capitale en abandonnant leurs biens pour éviter la répression, et se réfugièrent à Serguiev Possad où elle fit la connaissance de Pavel Florensky qui y habitait depuis 1915. Elle devint une familière de la maison et nota, sous la dictée de Florensky, un certain nombre de ses textes, dont « L’Iconostase » et au moins une partie de la Philosophie du culte (voir la bibliographie des œuvres en français de Pavel Florensky, p. 127). Sophia Ivanovna, comme les gens de sa génération dans son milieu, avait une bonne maîtrise du français et entreprit de traduire Les Imaginaires. En 1991, Françoise Lhoest reçut de Maria Serguéievna Troubatchova, petite-fille de Florensky, une photocopie du manuscrit de cette traduction à la belle écriture régulière et produisit une version sur ordinateur, mais sans équation ni illustration. Quelques années plus tard, elle envoya cette version provisoire à Sœur Svetlana Marchal, mathématicienne, qui se doit d’être remerciée en raison des nombreuses corrections indispensables qu’elle apporta au texte, sans avoir d’instruments de référence sous la main. Aujourd’hui, quatre-vingt-dix ans après la première version de cette traduction réalisée par Sophia Ivanovna Ogniova, Les Imaginaires en géométrie existe désormais en français grâce à une traduction qui est le fruit d’un travail collectif ayant duré presque un siècle. Je remercie Françoise Lhoest pour sa collaboration dynamique et intense, ainsi que Marie Caillat et Jean-Michel Kantor pour leurs commentaires sur une version préliminaire de cet ouvrage.

2. Charles E. Ford, « Dmitri Egorov: Mathematics and Religion in Moscow », in The mathematical Intelligencer, vol. 13, n° 2, Springer Verlag, 1991.

3. L’histoire de cette école, qui aura une influence importante sur les mathématiques du XXe siècle, est racontée dans le livre de Jean-Michel Kantor et Loren Graham, Au nom de l’infini. Mysticisme religieux et créativité mathématique, Paris, Belin, 2010.

4. Lettre du 3 mars 1904, dans Obretaya Pout’, Moscou, Progress, 2015, t. II, p. 543. Voir S. S. Demidov et C. E. Ford, « On the road to a unified world view: Priest Pavel Florensky-Theologian, Philosopher and Scientist », in Mathematics and the Divine: A historical study, Elsevier, Amsterdam, 2005, p. 595-612.

5. Franck Damour, « Pavel Florensky ou Pascal au goulag », in Études, Paris, 2011, t. 415, p. 341-350.

6. Sergei S. Demidov, Aleksei N. Parshin, Sergei M. Polovinkin et Pavel V. Florensky (éd.), Correspondance entre N. N. Luzin et P. A. Florensky, Istoriko-Matematicheskie Issledova-niya, Moscou, 1989, vol. 3, p. 147-148.

7. Cité par Michael Chase dans « Pavel Florensky On Space And Time », SCOLH, vol. 9, n°1, 2015, p. 105–118 [https://www.academia.edu/10057423/Pavel_Florensky_on_Space_and_Time].

8. P. A. Florensky, « Sur les types de croissance », Œuvres, Moscou, Mysl’, 1994, t. 1, p. 284.

9. Fabio Mantovani, « Pierre Teilhard de Chardin et Pavel Florenski », Choisir, n°544, Genève, avril 2005. [https://www.choisir.ch/religion/jesuites/item/download/65_19d668a9deb9051cb
26639721fe34914
].

10. À Skovorodino Florensky étudie le permagel car la Magistrale Baïkal-Amour (BAM), ligne ferroviaire reliant le lac Baïkal au fleuve Amour (plus au Nord que le Transsibérien), est alors en phase de construction sur ce permagel.

11. P. A. Florensky, Œuvres, Moscou, Mysl’, 1998, t. 4, p. 81-82.

12. L’intégrale des Lettres de Solovki. 1934-1937 a été traduite en français par Françoise Lhoest (Lausanne, L’Âge d’Homme, 2012).

13. Lettre reproduite ici en p. 98-100.

14. Sergei S. Demidov, Aleksei N. Parshin, Sergei M. Polovinkin, et Pavel V. Florensky (éd.),
Correspondance entre N. N. Luzin et P. A. Florensky, Moscou, Istoriko-Matematicheskie Issledova-niya, 1989, vol. 3, p. 150.

15. Comme le rappelle son petit-fils Pavel Vassiliévitch Florensky dans un texte sur les réactions des contemporains de Florensky aux Imaginaires, reproduit ici en p. 95-118.

16. Pavel Florensky, Lettres de Solovki, op. cit., p. 372.

17. Une analyse fort pertinente des différents sens du mot « imaginaire » utilisés par Florensky a été donnée par Anya Yermakova, dans Mathematical Fundation in Pavel Florensky’s Philosophical Worldview, St John’s College, université d’Oxford, thèse de docto-
rat, 2011 [http://anyayermakova.com/links/words/Florensky_AY.pdf].

18. Michael Hagemeister discute l’antisémitisme de Florensky dans « Von Antijudaismus zum Antisemitismus », in Norbert Franz et Michael Hagemeister (éd.), Pavel Florenskij – Tradition und Moderne, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2001, p. 33-41.

19. S. S. Demidov et C. E. Ford, « On the road to a unified world view: priest Pavel Florensky », in Mathematics and the Divine. A historical study, Amsterdam, Elsevier, 2005.


Extrait



 

 

§1. Le présent article est un essai d’interpréter les grandeurs imaginaires sans quitter les premiers fondements de la géométrie plane analytique. Dans un des paragraphes suivants, il sera démontré que l’explication proposée s’adapte à chaque représentation à deux dimensions sur des surfaces courbes, c’est-à-dire qu’elle peut être analysée par la géométrie différentielle.

Il existe plusieurs méthodes d’approche des imaginaires. L’approche formellement arithmétique des nombres complexes à l’aide des diades de Hamilton, comme la plus abstraite, doit certainement se placer au premier plan. Ensuite vient l’introduction des opérations sur les nombres complexes, vues comme des opérations symboliques, et la représentation vectorielle qui lui est proche. C’est ensuite pour consolider plus concrètement ces deux dernières approches que doit être examinée la famille des théories, fort proches entre elles, mais pas absolument identiques, dans lesquelles le plan lui-même devient porteur des points complexes. Ces théories ont paru plus d’une fois indépendamment l’une de l’autre : les noms d’Augustin Cauchy (1821, 1847) de Gauss (1799) et du Genevois Jean-Robert Argand (1806) s’y rattachent plus particulièrement, mais l’idée d’une telle approche des imaginaires prend racine dans un passé fort éloigné et beaucoup plus vaste. Il faut mentionner en ce sens les noms du géomètre prussien Heinrich Kühn (1750), dont l’article fut accueilli dans les Notes de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, du mathématicien danois Caspar Wessel (1797), de l’abbé Buée (1806), de l’Alsacien français (1813-1815), du Français Mourey (1828), de l’Anglais John Warren (1828), de l’Italien Giusto Bellavitis, du Français Jules Hoüel (1867), du Portugais F. Gomes Teixeira (1883) et de beaucoup d’autre 1.

C’est toujours sans aucun doute un seul et même dessein qui passe par cette succession logique d’une suite de théories en se concrétisant peu à peu ; ce serait injuste et nuisible d’essayer de détruire l’instrument d’analyse élaboré par toute une suite d’efforts collectifs, instrument tellement utile dans l’étude des fonctions de la variable imaginaire. Mais il ne faut cependant pas oublier, en adoptant cette interprétation usuelle des imaginaires, qu’elle n’est malgré tout qu’une interprétation qui manifeste symboliquement, mais qui n’épuise pas les entités arithmétiques correspondantes. Le plan de la variable complexe n’est pas encore la variable en elle-même, il n’en est qu’une interprétation exprimée à l’aide du langage de l’espace, et qui, par conséquent, partage avec toutes les autres interprétations le caractère formel qui leur est à tous inhérent 2. Toute interprétation est soumise à ce que dit Heinrich Hertz des représentations du monde : c’est un système d’images prises arbitrairement et qui correspondent avec le système interprété de telle façon que le plus grand nombre possible de conséquences des images interprétantes adoptées corresponde aux conséquences du système interprété. Nous pouvons dire d’avance que selon aucune méthode d’explication, ce parallélisme de conséquences ne peut se prolonger à l’infini : nous n’avons pas besoin de preuves pour démontrer que la traduction ne recouvre pas l’original dans tous ses détails et ses nuances. Nous sommes également convaincus de ce qu’une telle divergence, inadmissible dans les limites de la coïncidence exacte désirée, doit survenir tôt ou tard. Un symbole, quel qu’il soit, ne peut être appliqué avec succès que dans son domaine propre, mais en-dehors d’un certain champ visuel, il perd sa netteté et devient plus nuisible que propice à l’ouvrage. Nous savons aussi que plusieurs traductions d’une même œuvre poétique dans une ou plusieurs langues, loin de se faire obstacle se complètent au contraire, bien qu’aucune d’entre elles ne puisse remplacer totalement l’original. Les représentations scientifiques d’une même réalité peuvent et doivent également être multipliées sans que cela nuise à la vérité. Sachant cela, nous avons appris à ne pas faire de reproches à telle ou telle interprétation pour ce qu’elle ne donne pas, mais à lui savoir gré chaque fois que nous avons l’occasion de l’utiliser.

Pourtant nous sommes forcés d’indiquer les limites d’une interprétation dès que nous remarquons l’hypertrophie de telle ou telle traduction qui tente de s’identifier à l’original et de se substituer à lui, c’est-à-dire qui monopolise une certaine entité retranchant jalousement toute autre interprétation. Il ne nous reste alors qu’à rappeler l’interprétation qui se méconnaît, sa vraie place et son domaine propre.

Tel est justement le cas du plan complexe de Kühn-Wessel-Argand-Gauss-Cauchy. Il est certes un instrument merveilleux pour représenter la variable complexe et ses fonctions, cependant insuffisant, comme le montre la nécessité d’introduire les surfaces de Riemann. Mais cette ressource répond à la définition des fonctions qui remonte à Lejeune Dirichlet, c’est-à-dire au moyen de la notion de la correspondance, d’ailleurs insuffisante. Car cette définition, si on ne prend en considération que le contenu (la « cause matérielle ») de la fonction, passe à côté de l’essentiel, à côté de la fonction elle-même comme un tout, comme une forme reliant ce contenu en un ensemble (la « cause formelle »). Ce n’est pas le lieu de parler ici du dommage qui a été et continue d’être occasionné par une telle définition des fonctions ; ce n’est pas non plus l’endroit de parler des tentatives faites pour passer à une autre façon de concevoir, par le développement du calcul fonctionnel, la théorie des équations intégrales et intégro-différentielles, par l’étude sur les fonctions linéaires et des équations linéaires. Mais même dans les limites de la théorie fonctionnelle, tant qu’il est question des fonctions de la variable réelle, le dommage occasionné par la définition de Dirichlet est partiellement compensé par le correctif introduit arbitrairement, qui consiste dans la forme d’une fonction représentée intuitivement, comme un principe supra atomistique. Je pense ici à l’interprétation du graphe des fonctions à l’aide d’une certaine courbe. Mais c’est quand il s’agit des fonctions de la variable complexe que l’atomicité de ladite définition paraît en toute sa force. Dans la théorie des fonctions de la variable complexe, en effet, tout le plan est occupé par une représentation de la variable indépendante. C’est pourquoi la variable dépendante est contrainte de s’établir sur un plan isolé sans aucun lien avec le premier. C’est pourquoi malgré notre affirmation que les points, sur ce second plan, représentent la variable dépendante, nous ne faisons que l’affirmer, sans démontrer quoi que ce soit : car ce qui seul pourrait montrer et démontrer cette dépendance d’une manière géométrique, le lien lui-même des deux variables, reste absolument non représenté géométriquement, et dans l’ordre de la géométrie, c’est-à-dire dans l’interprétation elle-même, c’est une affirmation insuffisamment fondée, totalement invérifiable, et donc géométriquement nulle. Je répète que l’interprétation reçue des imaginaires dans la théorie des fonctions de la variable complexe, n’interprète que les variables, mais nullement les fonctions elles-mêmes ; et dans ce sens, elle peut être admise comme une béquille, loin d’être suffisante, mais pourtant fort utile à l’analyse, justement à l’analyse et à elle seule. Quelque chose d’analogue doit être répété à propos de la sphère de Neumann. Et pourtant, à côté de l’usage de la géométrie en analyse, il existe et doit exister un usage inversé de l’analyse en géométrie, fût-ce la géométrie analytique, différentielle ou autre. Et c’est justement ici que le plan de la variable complexe ne peut aucunement être appliqué, parce qu’il rompt avec les méthodes établies ici, méthodes de plus fort naturelles, et n’a aucune corrélation avec elles. Et cependant les imaginaires apparaissent en géométrie non par hasard, mais sont nécessairement liés à la formulation de ses théorèmes et aux procédés de ses démonstrations, quoiqu’ils n’aient pas ici l’intuition géométrique. Dans son cours élémentaire de géométrie analytique, l’étudiant rencontre sporadiquement les imaginaires, mais n’étant pas en état de leur donner un contenu concrètement visuel, il est forcé de traiter d’une manière purement formelle des termes généralisés à l’extrême, comme par exemple le « point imaginaire », alors que c’est justement pour cette raison qu’existe la géométrie : afin que la science ne soit pas détachée de l’intuition spatiale. Bien qu’analytique, mais géométrie pourtant, la géométrie analytique se transforme à moitié en analyse et par surcroît d’une manière telle qu’elle devient toute tamisée de lacunes privées de sens géométrique. C’est ici qu’on rencontre à chaque pas, après une phraséologie purement géométrique, des ruptures du tableau géométrique. Une interprétation telle que nous la donne la géométrie analytique, nous rappelle une traduction faite du chinois à laquelle on aurait laissé plus d’une moitié de signes hiéroglyphiques non traduits, dont on n’aurait fait qu’une transcription en caractères français. On peut dire que la géométrie analytique n’est plus analytique une fois qu’elle a introduit une suite d’interprétations spatiales, et n’est pas encore la géométrie proprement dite, car elle n’a pas encore traduit tout son contenu analytique en des images géométriques. Cependant beaucoup de propositions de la géométrie analytique n’ont pas une importance essentielle prises comme analytiques, et n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont géométriques. Ce qui est essentiel, c’est d’entrevoir leur sens spatial (et non de l’affirmer uniquement par des mots). Il est vrai que le mathématicien, accoutumé à toutes sortes d’« ellipses imaginaires », de « points cycliques », d’« isotropes » et d’autres, n’est plus incommodé par une telle phraséologie, non parce qu’il a compris, mais seulement par la force de l’habitude. Mais cette quiétude ne peut être envisagée comme une source de développement des mathématiques. En ce sens, l’étudiant a raison de sentir quelque chose d’inachevé dans de pareilles assertions. La définition du cercle d’un rayon infiniment petit par une paire de droites imaginaires sécantes en un point réel qui est le centre de ce cercle, apparaît tout d’abord à l’étudiant comme un brillant paradoxe ; mais quand de tels concepts s’accumulent, leur ensemble commence à devenir irritant comme des bons mots trop souvent répétés.

Ainsi donc, le plan complexe de Cauchy existe en lui-même et les imaginaires, dans la géométrie analytique et dans les autres branches de la géométrie, existent en eux-mêmes. Il fait mauvais ménage avec ces imaginaires et la dite interprétation n’est pas capable d’y aider en quoi que ce soit, mais au contraire, elle ne fait que nous brouiller les idées. En effet, cette interprétation dédoublant la pensée entre le plan comme le siège des liaisons fonctionnelles, c’est-à-dire des courbes, comme cela se fait dans la géométrie analytique et dans la théorie des fonctions de la variable réelle, et le plan – porteur d’une seule variable, prise comme telle, hors de son lien avec les autres variables, comme le traite la théorie des fonctions de la variable complexe. Le problème se pose d’élargir le domaine des images géométriques à deux dimensions de telle manière que les fonctions imaginaires entrent dans le système des représentations spatiales, en prenant pour point de départ la définition du point sur le plan par deux coordonnées (ou conformément par trois coordonnées homogènes) et la perception de la courbe sur le plan comme une image démonstrative de la dépendance fonctionnelle entre les coordonnées courantes de son point et en élargissant ce domaine sans apporter ultérieurement aucune rupture dans l’exposé ordinaire de la géométrie analytique et des autres géométries. En un mot, il est indispensable de trouver dans l’espace un lieu pour les imaginaires, sans rien retrancher de la place déjà occupée par les images réelles.

Autrement dit, il faut revenir à l’introduction formelle des nombres complexes sans prêter attention à toutes les interprétations des imaginaires et voir si les attributs formellement indispensables, c’est-à-dire constitutifs des nombres complexes, n’admettent pas une autre ligne d’interprétation que celle élaborée par l’histoire. On peut nous faire remarquer ici qu’il n’est pas désirable de rompre avec une tradition vieille de plus de cent vingt-cinq ans (5 × 25 ans). Certes, c’est indésirable, mais il est encore moins souhaitable de rompre avec une tradition comptant près de onze fois cet intervalle de temps. La découverte de Gauss et Cauchy nous a beaucoup apporté, dira-t-on probablement. Cela est vrai, mais la découverte de Descartes et la théorie de la variable réelle qui lui est proche nous ont apporté beaucoup plus. Par la force des choses, on est obligé sinon de se quereller, du moins de prendre ses distances avec l’un d’eux, car ils ne sont pas d’accord. Et s’il en est ainsi, ne vaut-il pas mieux, vu Descartes et la cohérence géométrique, sacrifier notre loyauté exclusive envers Cauchy ?


 

On peut retrouver la version pdf de cet extrait en suivant le lien et l'introduction ici.