Toujours l’informe : Géométrie d’Albrecht Dürer

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Toujours l’informe : Géométrie d’Albrecht Dürer.

« …Toujours l’informe vient de lui-même s’entrelacer à notre  ouvrage ». Tel est l’avertissement que nous lance Dürer à plusieurs reprises dans les divers brouillons d’introduction à son projet de Traité de peinture qui ne verra jamais le jour. Projet ambitieux parce que Dürer entend rivaliser avec des Alberti ou des Pacioli qui sont, eux, de vrais lettrés.

Lui ne bénéficie jamais que d’un double apprentissage d’orfèvre, puis de peintre, même s’il aura la chance d’être très tôt accueilli dans le milieu intellectuel de sa ville de Nuremberg. Il s’y liera d’amitié tant avec l’humaniste Pirckheimer qui traduit la Géographie de Ptolémée, qu’avec le mathématicien Johannes Werner qui publie le Commentaire d’Eutocius où l’on trouve exposées 11 solutions à la détermination de la double moyenne proportionnelle, permettant de résoudre la duplication du cube.

En lieu et place du Traité de peinture, Dürer rédigera sur le tard 3 traités qu’on peut considérer comme des parties de son projet initial, en abordant successivement : la géométrie (1525), les fortifications (1527), et les proportions humaines (1528).

Priorité est donnée à la géométrie avec l’Underweysung der Messung, les Instructions pour la mesure, qui constitue un ouvrage de mathématiques écrit par un non-mathématicien à l’intention de lecteurs non-mathématiciens.

Un tel traité pose donc d’emblée la question de la  place des mathématiques dans la culture en général, et dans le contexte de la Renaissance germanique en particulier, en une année charnière : 1525, où les révoltes du Bundschuh, initiées près de Sélestat en Alsace, un demi-siècle plus tôt, vont culminer sous le nom de Bauernkrieg avec le massacre de 100.000 insurgés.

De fait, l’Underweysung témoigne d’un style d’écriture mathématique très original. Plutôt que d’enchainer des propositions au moyen de démonstrations comme l’avait excellemment initié Euclide, Dürer organise son traité par figures, dont il décrit les procédures et les instruments nécessaires à leur construction, et surtout à leur mise en variation. On peut en effet considérer qu’il n’est aucun élément fixe d’une figure donnée dans ce traité, qui ne puisse varier dans une figure suivante. Ce sont donc là des figures et des instruments qui se prêtent tout particulièrement à la modélisation paramétrique sur les logiciels d’aujourd’hui, lesquels permettent de mettre en variation les mécanismes produisant les différentes courbes de ce traité : spirales et hélices, épicycles et conchoïdes.

De fait, cette mise en variation des figures n’est pas nouvelle. Ainsi Ptolémée nous dit-il qu’Apollonius avait déjà démontré qu’il suffisait d’inverser le sens de rotation d’un épicycle pour commuter d’un simple cercle excentré expliquant l’inégalité des saisons à une courbe dont la boucle pouvait rendre compte des rétrogradations apparentes des planètes.

C’est à cette deuxième configuration que se borne la figure de Dürer (figure ci-dessus), qualifiée de ligne araignée puisque les différentes positions des 2 bras déférent & épicycle dessinent des pattes de cet animal.

Aussi l’artiste ne peut-il ignorer le contexte astronomique de l’instrument qu’il nous décrit puisque son principal mentor en mathématiques, Johannes Werner, correspond avec nul autre que Copernic dont il reçoit, dès 1509, le Commentariolus dans lequel l’astronome expose sa réforme héliocentrique du système ptolémaïque. La modélisation des instruments de l’Underweysung fait donc appel à divers contextes dont les assises plongent dans l’Antiquité : Euclide, Apollonius, Ptolémée, pour les mathématiques, mais aussi, inévitablement, Vitruve, dont le De Architectura est incontournable pour quiconque entend penser des pratiques artistiques à la Renaissance.

Ainsi, est-ce sur la base de la description de la volute ionique par Vitruve que Dürer, dans le sillage d’Alberti, décrira plusieurs variantes de spirales planes avant de les développer dans l’espace pour produire des colonnes hélicoïdales bien plus tortueuses que celles que Bernini construira pour le baldaquin de Saint-Pierre.     

Une relecture contemporaine de l’Underweysung pourrait s’en tenir à la modélisation des divers instruments et à la restitution de leurs contextes, si ce traité de géométrie n’apparaissait pas comme hanté par l’absence de figuration de son objet principal : la ligne serpentine, doublée de la présence incongrue, en mathématiques, d’un monument à la mémoire des paysans insurgés de la Bauernkrieg.

De fait, Dürer nous promet une ligne serpentine dès la première page du traité dans une figure qui est la 1ère à s’extraire du texte, mais qui n’en écrit pas moins toujours 3 lettres de l’alphabet I.O.S pour nous annoncer 3 types de lignes : droite, circulaire et … serpentine.

Seulement, lorsque Dürer en vient aux figures dédiées à cette ligne (voir ci-dessous), ce qu’il dessine ce sont 3 diagrammes devant déterminer les principaux composants d’un instrument dont il ne dessine pas la courbe que l’engin doit tracer. Or, précédemment, l’artiste a suffisamment fait preuve de sa maitrise des lignes de rappel entre plan et élévation, pour dessiner exactement ses colonnes tortueuses, bien avant la systématisation de la géométrie descriptive par Monge.

Loin de résulter d’une incapacité, cette absence de figuration de la ligne serpentine prend donc valeur de symptôme. C’est que cette ligne porte à sa plus haute puissance les variations des courbes épicycliques en les déployant dans l’espace grâce à la rotation sur elle-même de la tige principale de l’instrument. Et les 3 diagrammes n’ont pour objet que d’organiser la variation des différents bras et de leurs rotules comme les différents termes d’une proportion continue a/b = b/c = c/d = d/e ...

Or, sitôt après le dessin de l’instrument, Dürer ne nous propose pas moins d’une douzaine d’autres diagrammes permettant de produire d’autres variations dont il ne nous délivre toujours pas les courbes résultantes.

L’absence de ligne serpentine


 

C’est que, pour Dürer, la variation constitue tout à la fois une puissance à développer et une menace à conjurer.

Une puissance, d’abord, que l’artiste allemand va s’ingénier à développer au contraire de Luca Pacioli. Le noyau mathématique dont va s’emparer Dürer est celui de la proportion continue réduite à 2 égalités de fractions, sous la forme de la double moyenne proportionnelle a/b = b/c = c/d laquelle permet aussi bien de multiplier le cube que de calibrer les ressorts des machines de guerre construites par Vitruve.

Dürer fait d’ailleurs une entorse à son style mathématique si particulier, par figures et procédures, pour laisser place à deux démonstrations sur ce seul sujet de la multiplication du cube dont la solution consiste dans le 1er moyen terme b=3√d lorsqu’on prend a pour unité.

Ce moyen terme b peut donc varier indifféremment au contraire de la proportion que Pacioli va qualifier de « divine » parce qu’elle est invariable. Pour cela, le moine italien restreint la proportion continue à sa plus simple expression a/b = b/c en la soumettant à une contrainte supplémentaire qui fait de c la somme des deux autres termes : c=a+b. Dès lors, en prenant toujours a pour unité, le moyen terme ne peut plus prendre qu’une seule et unique valeur b=(1+√5)/2 que Pacioli qualifiera de « divine » par une série d’arguments théologiques dont les principaux sont l’unicité et l’invariabilité. Cette divine proportion n’est jamais que la division en extrême et moyenne raison d’Euclide, mais nous sommes ici à un point de bifurcation où vont se construire 2 traditions radicalement différentes à la Renaissance.

D’un côté,  Pacioli entend restreindre les instruments des artistes aux seuls règle et compas, et condamne les colonnes tortueuses auxquelles il dénie toute proportion. De l’autre, Dürer entend importer dans l’art les instruments développés par les mathématiciens pour résoudre les problèmes qui sortent de la géométrie élémentaire et tracent alors des courbes de plus en plus complexes comme en ont besoin les peintres dès lors qu’ils ne se bornent pas à dessiner les polyèdres réguliers par lesquels Leonardo da Vinci conclura le De Divina Proportione de Pacioli. Ironie de l’ange féminin de la Melancolia §I où Dürer est parvenu à construire un rhomboèdre tronqué, et donc irrégulier, mais néanmoins inscriptible dans une sphère tout en laissant varier les angles du losange des faces incomplète. Si mélancolie il y a, c’est que cet ange sait ne plus pouvoir s’en tenir aux polyèdres réguliers de la géométrie élémentaire et qu’il va devoir regarder au-delà.

 


 

Cependant, si Pacioli peut qualifier de « divine » la division en extrême et moyenne raison pour son invariabilité, Dürer ne perçoit que trop bien quel tour «diabolique» menace de prendre la variation dès lors qu’elle ne manque pas d’échapper à toute régulation.

C’est que l’animal qui prête son nom à la ligne serpentine participe d’une philosophie de l’histoire apocalyptique suffisamment diffusée dans l’Allemagne de la renaissance pour ne pas avoir d’effets dans la réalité. Le serpent est la forme visible du mal invisible, forme de l’informe, que répandent le diable et les anges déchus qui l’accompagnent. Et si les sorcières n’ont de cesse que d’émasculer les hommes, stériliser les femmes et tuer les nourrissons avant leur baptême, c’est que la Chute du Démon est attendue le jour où le nombre des élus au Paradis excèdera par 9 fois le nombre des anges déchus. C’est là l’arrière fond historique du Malleus Maleficarum, ouvrage imprimé par 4 fois à Nuremberg par nul autre qu’Anton Koberger, parrain de Dürer, dont le couple conjugal restera irrémédiablement stérile. Dürer ne peut donc pas échapper aux suspicions d’ensorcellement et lui-même ne manquera pas de méditer longuement sur l’Apocalypse dont il produira toute une série de magnifiques gravures.


 


 

Ne seront jamais victimes de l’accusation de sorcelleries que quelques milliers de femmes, pauvres et non-instruites, mais les hommes de la riche bourgeoisie intellectuelle qui accueillent Dürer dans leur giron n’en sont pas tranquilles pour autant. Car tout l’entourage du peintre est baigné dans l’astrologie, quand ce n’est pas une magie blanche toujours encline à virer vers des nuances beaucoup plus noires. Or s’il est bien un trait remarquable de l’Underweysung, c’est celui que tire Dürer sur toutes les connotations astrologiques ou démoniques dont il émaille ses gravures et dont il ne dit mot dans écrits. Ainsi le carré magique au dos de l’ange féminin de la Melancolia §I peut-il bien être lu comme celui de Jupiter qui vise à neutraliser l’influence de Saturne, seul astre au firmament à l’heure de cette gravure datée de 1514, où les deux planètes sont en opposition. Dürer ignorera soigneusement ce sujet dans l’Underweysung, alors qu’il aurait pu le traiter de manière la plus neutre possible, tout comme Euclide aura conclu ses livres arithmétiques par la notion de nombre parfait. L’artiste ne prêtera guère plus d’attention dans à l’inscription du corps humain dans des figures géométriques comme le cercle ou le carré, tant il se méfie de la valeur de talisman que peut prendre cette inscription à l’encontre des démons. Et même à s’en tenir à la magie la plus blanche, la théorie de l’influence des planètes sur les tempéraments ne trouvera aucune place dans son traité des Proportions Humaines.

D’où l’étonnement à voir soudain, dans le texte si neutre de l’Underweysung, un monument à la mémoire des paysans insurgés, un couteau dans le dos, en conclusion des révoltes du Bundschuh dont l’emblème consistait dans un soulier au lacet défait, ondulant comme une ligne serpentine (image ci-dessous).

C’est que même si Dürer s’était abstenu de prendre parti, le mouvement d’émancipation de la Bauernkrieg avait gagné le milieu intellectuel de Nuremberg, ainsi que sa répression, en frappant 3 jeunes apprentis de son atelier qu’on nommera dès lors les petits maîtres sans dieu : die gottlosen Kleinmeisters, aussitôt bannis de la ville. Dürer en fera des cauchemars la nuit, voyant tomber des trombes d’eau, comme on attendait des déluges en accompagnement des bouleversement sociaux prévus par les astrologues pour l’année précédente, en 1524, alors que Saturne et Jupiter se trouvaient en conjonction dans le secteur du Poisson. Alors même qu’il s’était abstenu de dessiner toute ligne serpentine aux ondulations trop démoniques, Dürer laissera l’histoire faire irruption dans son traité de géométrie qu’il souhaitait pourtant le plus distancié possible de tout contexte extra-mathématique. Lire l’Underweysung aujourd’hui demande donc de porter le regard sur la vie de Dürer et sur l’histoire de son époque afin de mesurer à quel point le peintre s’efforce de raison garder dans sa géométrie.

 


Le livre de Bernard Cache est publié aux PPUR (Presses polytechniques et univesitaires romandes)

http://www.ppur.org/produit/789/9782889151219/Toujours%20linforme%20