Nombres à compter et à raconter

« Dieu a crée les nombres entiers ; le reste est l'œuvre de l'Homme. » Si cette opinion du grand arithméticien allemand Leopold Kronecker reste aujourd'hui aussi populaire, alors que le contexte historique dans lequel elle a été exprimée (celui de l'opposition entre Kronecker et Cantor autour de la théorie des ensembles naissante) n'existe plus et qu'elle n'est assurément pas partagée par tous les mathématiciens, l'une des raisons en est sûrement à chercher du côté de la place spéciale que continuent à tenir les entiers : à la fois symboles des mathématiques, et outils utilisés par tous, sujets des recherches les plus pointues et des jeux et expérimentations les plus ludiques.

Le dernier livre de Stella Baruk, Nombres à compter et à raconter, explore tous ces aspects des nombres entiers. Dans une série de onze dialogues (numérotés de « Zéro » à « Dix ») avec sa petite-fille, qui doit préparer un exposé sur les nombres entiers, l'auteur nous fait découvrir et redécouvrir les systèmes de numération de différentes langues du monde, les systèmes d'écriture de l'Antiquité, les propriétés liées à la représentation dans une base donnée ou à la divisibilité, l'écriture de très grands nombres et la domestication de l'infini...

La diversité des aspects évoqués est sans doute l'un des traits les plus divertissants et les plus rafraichissants de cette promenade. Les questions les plus sérieuses (la conjecture de Goldbach,[fn]Notons au passage que l'on célèbre ce mois-ci le 250e anniversaire de la mort de Christian Goldbach.[/fn] qui est au cœur de recherches on ne peut plus actuelles, fait une apparition au chapitre « Sept »[fn]Qui est le huitième, si vous avez bien suivi.[/fn]) cotoient les problèmes, apparemment plus anodins, qui fascinent les amateurs d'énigmes à travers le monde (un example intrigant est donné par la question 196 : étant donné un nombre écrit en base 10, on peut s'amuser à lui ajouter son image miroir : 42 → 42 + 24 = 66. Dans certains cas, comme le précédent, on retombe tout de suite sur un palindrome : le nombre est égal à son image miroir. Dans d'autres, on finit par retomber sur un palindrome en répétant cette opération une ou plusieurs fois : 85 → 85 + 58 = 143 → 143 + 341 = 484 ; 175 → 746 → 1393 → 5324 → 9559. Mais certains nombres, et 196 est le plus petit de ceux-là, semblent résister à cette tendance. Jusqu'ici, personne n'a été capable de démontrer qu'il en était vraiment ainsi, ni pour 196 ni pour aucun autre candidat.[fn]Comme on pourra le remarquer sur ce lien (en anglais), la conjecture selon laquelle on ne retombe jamais sur un palindrome en partant de 196 a été abondamment testée.[/fn])

La volonté de Stella Baruk de ne pas séparer hermétiquement mathématiques « amusantes » et mathématiques « sérieuses » est encore manifeste dans le passage du livre consacré aux nombres amiables, et notamment aux recherches de Leonhard Euler sur le sujet :

Qu'un « géant des mathématiques » comme Euler ait passé du temps – combien ? – pour trouver 61 paires d'amiables en dit long sur les frontières fragiles que la passion des nombres bouscule sans cesse entre mathématiques savantes et récréatives.[fn]p. 156.[/fn]

Le chapitre consacré aux grands nombres fournit une illustration plus récente de cette séparation ténue, puisqu'on y observe deux mathématiciens contemporains, Donald Knuth et John Conway, proposer d'ingénieuses notations pour écrire de très grands nombres, tels « tous les enfants[, qui] sont fascinés par les grands nombres. »[fn]p. 170.[/fn]

La curiosité naturelle que l'on éprouve en jouant avec les nombres entiers peut donc nous mener aux mathématiques que l'on enseigne à l'école, y compris celles qui sont en apparence les plus sérieuses. Dans ces dialogues, le personnage de la collégienne déborde de cette curiosité et sa grand-mère l'entretient à merveille. Nul doute que la curiosité des lecteurs de Nombres à compter et à raconter, des collégiens à leur grands-parents, sera pareillement stimulée par ce petit livre de « pédagogie souriante. »


Titre : Nombres à compter et à raconter

Auteur : Stella Baruk

Éditeur : Le Seuil

Prix : 13,5 €

Présentation de l'éditeur :

Une collégienne - petite-fille de l’auteure - tombe à l’occasion d’un exposé, sur cette déclaration d’un grand mathématicien : « Dieu a créé les nombres entiers ; le reste est l’œuvre de l’homme. » Cette répartition du travail l’intrigue : ainsi, certains des êtres numériques qui déambulent dans ses livres de mathématiques et parfois hantent ses nuits d’avant interro seraient d’origine divine ? Et les autres non ? Comment se fait-il alors que Dieu se soit attribué le plus facile, le plus difficile étant dévolu à l’ « homme » ?

 

Les nombres entiers, au-delà de leur évident intérêt propre, ouvrent sur bien des aspects passionnants et curieux, des mathématiques. Mathématiques nécessaires, obligatoires, et en tant que telles questionnées par tous, voire contestées, - à quoi ça sert ? -, sources des innombrables « pourquoi » et « comment » de ce dialogue sur les nombres qui se comptent… et se racontent.

 

Stella Baruk contribue assidûment à la lutte contre l’échec scolaire en mathématiques, tant par ses ouvrages que par ses interventions auprès des enseignants et des élèves. Ses travaux l’ont menée à analyser les raisons et les « bienfaits » des erreurs et à mettre en évidence l’importance de la langue. Elle est l’auteur notamment du Dico de mathématiques, devenu un classique.