Pluralité de l'algèbre à la Renaissance
 
Article rédigé par Sabine Rommevaux, Directrice de recherche au CNRS, laboratoire SPHERE
Éditeur : Eric Vandendriessche, responsable éditorial de CultureMATH

L'ouvrage Pluralité de l'algèbre à la Renaissance a été mentionné dans la rubrique « Publications. » Son auteur a accepté d'en écrire une présentation pour le site CultureMATH.



Couverture de « Pluralité de l'algèbre à la Renaissance. »

Depuis plusieurs décennies, les historiens des mathématiques ont porté une attention toute particulière à deux moments de l’histoire de l’algèbre : sa naissance dans les mathématiques rédigées en arabe, au Xe siècle, et son développement à partir du XVIIe siècle, en Europe, depuis les traités de Descartes et de Viète (on ne compte plus les travaux sur ces deux auteurs). Ces derniers représentent un tournant de l’histoire de l’algèbre avec l’utilisation systématique des notations symboliques, mais aussi le développement d’une algèbre des équations, voire la naissance de la géométrie analytique.

Récemment, l’attention de quelques chercheurs, souvent isolés, s’est porté vers la période charnière entre ces deux moments forts de l’histoire de l’algèbre : la fin du Moyen Âge et la Renaissance, en Europe. Le recueil intitulé « Pluralité de l’algèbre à la Renaissance », codirigé par Sabine Rommevaux, Maryvonne Spiesser et Maria Rosa Massa Estève, revient sur cette période, pour tenter d’en donner une image plus exhaustive.

De fait, il y a un intérêt à étudier les nombreux traités d’algèbre qui furent publiés durant le xvie siècle, avant que les travaux de Viète et de Descartes ne conduisent la discipline vers de nouveaux développements. Héritiers d’une partie de l’algèbre arabe mais aussi de l’arithmétique pratique ou « arithmétique des marchands » enseignée dans les « écoles d’abaque » et diffusée dès le xive siècle dans de nombreux traités en langue vernaculaire, les mathématiciens de la Renaissance tentent de donner un fondement théorique solide à une discipline encore balbutiante. Il s’agit pour eux de circonscrire le domaine de l’algèbre, notamment par rapport à l’arithmétique, d’en définir les objets et d’en justifier les méthodes. Quel statut donner aux puissances de l’inconnue, ou nombres cossiques comme de nombreux auteurs de cette époque les nomment ? Comment définir et justifier les opérations sur ces nombres ? Dans quel cadre – arithmétique, géométrique ou algébrique – les règles de manipulations algébriques sur les égalités entre polynômes doivent-elles être démontrées ? Quelle force de conviction peut-on donner à une démonstration algébrique ? Quels sont le but et l’utilité de cet art ? Comment le situer par rapport à l’arithmétique, la géométrie ou encore la théorie des proportions ? Voilà autant de questions que se posent les mathématiciens de la Renaissance.

Une constatation est à l'origine du projet qui a conduit à ce recueil d'études : se trouvent bien souvent englobés dans l’histoire de l’algèbre des textes qui, à première vue, si l’on se réfère à leurs titres, ne se présentent pas comme des traités d’algèbre ; on peut prendre comme exemples l’Arithmetica integra de Michael Stifel, l’Arithmétique de Simon Stevin, ou encore les arithmétiques pratiques. On peut sans doute trouver dans tous ces textes des similitudes dans les objets qui y figurent, dans le choix des problèmes qui y sont traités et dans les procédures de résolution de ces problèmes. Mais la perception de ces similitudes est trop souvent renforcée par une vision rétrospective d’une histoire qui reconnaît dans les traités anciens des prémisses de l’algèbre moderne. Or, selon les auteurs de la période étudiée, ce que nous pensons reconnaître comme se rattachant à l’algèbre n’a pas le même statut : pour certains, il s’agit d’un prolongement de l’arithmétique, pour d’autres, c’est un art permettant de résoudre les problèmes mathématiques de manière nouvelle. Quand des historiens parlent, dans tous ces cas, d’algèbre (au singulier), ils laissent entendre qu’il s’agit d’une discipline dont les contours sont bien définis. Est-ce le cas en cette fin du Moyen Âge et à la Renaissance ? Finalement, dans ce volume, nous avons souhaité reconnaître la diversité des approches derrière l’unité d’un terme qui les englobe et les similitudes que l’on croit déceler au premier abord.

Le recueil est organisé en quatre parties.

La première partie présente un bref aperçu de ce que les mathématiciens du Moyen Âge puis de la Renaissance pouvaient connaître de l’algèbre arabe.

La deuxième partie aborde la question des traditions de type régional. L’historiographie moderne parle d’algèbre italienne, allemande, française et plus récemment ibérique. Toutefois, peut-on réellement mettre au jour des particularités régionales en ce qui concerne le statut des objets et des procédures, les relations qu’entretient l’algèbre avec les autres disciplines ou encore l’utilisation de telle ou telle source ? Existe-t-il des interactions entre des traditions de régions différentes ?

La troisième partie présente la question du lien complexe (qui diffère selon les mathématiciens) qu’entretient l’algèbre avec les deux disciplines fondamentales des mathématiques que sont l’arithmétique et la géométrie. L’algèbre est présentée par al-Khwârizmî comme un domaine autonome, ayant ses propres objets et ses méthodes ; toutefois les règles de résolution des équations du second degré sont justifiées par des démonstrations géométriques. Ces justifications sont encore très présentes dans les traités de la Renaissance, mais chez certains auteurs, cet ancrage géométrique est doublé d’une argumentation arithmétique, et chez d’autres auteurs l’algèbre est entièrement pensée dans le champ du numérique.

La quatrième et dernière partie s’intéresse finalement à la question du statut de l’algèbre chez quelques auteurs de la Renaissance, même si cette question est souvent présente dans les études des parties précédentes. On y voit les différentes conceptions que ces auteurs se faisaient de l’algèbre : recueil de règles permettant la résolution de nombreux problèmes ou méthode générale de résolution des équations ? art ou science englobant celle des nombres ?
Malgré ses lacunes (il y manque certaines figures importantes, comme celles de Michael Stifel, à peine évoquée, et de Simon Stevin, qui contribuèrent eux aussi de manière significative au développement et à la transformation de l’algèbre ; il y manque aussi plusieurs aspects importants, comme la lecture algébrique de l’arithmétique de Diophante et du livre X des Éléments d’Euclide ou le rôle qu’a pu jouer une lecture arithmétique des premières propositions du livre II du traité euclidien), ce recueil tente de présenter un tableau aussi juste que possible de la variété et de la pluralité de l’algèbre à la Renaissance.