L'article "Croix ou pile" du tome IV de l'Encyclopédie (1754)

Pierre Crépel, CNRS

On apprend à tout étudiant débutant que la probabilité d'amener face en deux coups, au jeu de pile ou face, est 3/4 ... et D'Alembert propose ici 2/3. "L'esprit de d'Alembert, habituellement juste et fin, déraisonnait complètement sur le Calcul des probabilités", disait Joseph Bertrand en 1889. Est-ce si sûr ?

CROIX OU PILE, (analyse des hasards) Ce jeu qui est très-connu, & qui n'a pas besoin de définition, nous fournira les réflexions suivantes. On demande combien il y a à parier qu'on amenera croix en jouant deux coups consécutifs. La réponse qu'on trouvera dans tous les auteurs, & suivant les principes ordinaires, est celle-ci. Il y a quatre combinaisons,
De ces quatre combinaisons une seule fait perdre & trois font gagner ; il y a donc 3 contre 1 à parier en faveur du joüeur qui jette la piece. S'il parioit en trois coups, on trouveroit huit combinaisons dont une seule fait perdre, & sept font gagner ; ainsi il y auroit 7 contre 1 à parier. Voyez COMBINAISON & AVANTAGE. Cependant cela est-il bien exact ? Car pour ne prendre ici que le cas de deux coups, ne faut-il pas réduire à une les deux combinaisons qui donnent croix au premier coup ? Car dès qu'une fois croix est venu, le jeu est fini, & le second coup est compté pour rien. Ainsi il n'y a proprement que trois combinaisons de possibles :


Croix, premier coup.
Pile, Croix, premier & second coup.
Pile, pile, premier & second coup.
Donc il n'y a que 2 contre 1 à parier.

Le problème de Pétersbourg

Pierre joue contre Paul à cette condition, que si Pierre amene croix du premier coup, il payera un écu à Paul; s'il n'amene croix qu'au second coup, deux écus; si au troisème coup quatre, & ainsi de suite. On trouve par les regles ordinaires [...] que l'esperance de Paul et par conséquent ce qu'il doit mettre au jeu est (1 + 2 + 4 + &c.)/(1 + 1 + 1+ &c.) quantité qui se trouve infinie. Cependant il n'y a personne qui voulût mettre à ce jeu une somme un peu considérable [...] Ce qui paroit surprenant dans la solution de ce problème, c'est la quantité infinie que l'on trouve pour l'espérance de Paul. Mais on remarquera que l'espérance de Paul doit être égale au risque de Pierre [...] Or [ce risque est infini]. Car ce risque augmente avec le nombre des coups comme il est très évident par le calcul. Or le nombre des coups peut aller & va en effet à l'infini, puisque par les conditions du jeu le nombre n'est pas fixé [...]

Selon un très savant géomètre [...], l'espérance & son enjeu ne peut jamais être infini, parce que le bien de Paul ne l'est pas; & que si Pierre n'a, par exemple, que 220 écus de biens, il ne doit y avoir que 21 coups, après lesquels on doit cesser, parce que Pierre ne sera pas en état de payer. Ainsi le nombre des coups possibles est déterminé, fini, & égal à 21, & on trouvera que l'espérance de Paul est $\displaystyle{\frac{2^{21}-1}{22}}$ . Quoique cette somme ne soit pas infinie, je doute que jamais aucun joueur ne voulût la donner.[...]

Jean Le Rond D'Alembert, Extrait de l'article "Croix ou pile" de L'Encyclopédie.