Enseignement, mathématiques et modernité au XXe siècle : réformes, acteurs et rhétoriques
Article rédigé par Hélène Gispert, Groupe d'histoire et de diffusion des sciences d'Orsay - e-mail

Texte issu de la conférence donnée par Hélène Gispert, le 22 octobre 2010, dans le cadre du colloque organisé pour le centenaire de l’APMEP; texte  publié dans le Bulletin de l’APMEP n° 494, mai 2011, pp. 286-296. CultureMATH remercie l'APMEP pour avoir autorisé cette réédition. Editeur : Eric Vandendriessche (responsable éditorial de CultureMATH).

SOMMAIRE

Introduction

1. Rhétoriques de la modernité

1.1. Contexte économique et social et modernité
1.2. Modernité mathématique
1.3. Modernité pédagogique

2. Sphères d’acteurs, présences de l’APMEP

2.1. Le cas de la réforme de 1902
2.2. Les acteurs de la réforme des maths modernes

Bibliographie

Liens


 

Introduction

Mon compagnonnage avec l’APMEP est assez paradoxal pour quelqu’un qui a été professeur de mathématiques en collège pendant une quinzaine d’années et dont les débuts ont coïncidé avec la mise en place de la réforme Haby, dans cette décennie tourmentée, pour l’enseignement des mathématiques et l’APM, que furent les années 1970. Il me faut en effet admettre que c’est en tant qu’historienne des mathématiques – et non en tant que professeur de mathématiques - que j’ai fréquenté bien plus tard l’APM et m’y suis intéressée. Et c’est en tant qu’historienne des mathématiques que je vais en parler aujourd’hui. Mais mon propos ne s’attachera pas spécifiquement à l’Association dont je ne suis pas spécialiste – et je ne me risquerai pas sur ce terrain devant votre président, et mon camarade de recherche, Éric Barbazo.
Je vais traiter de réformes de l’enseignement des mathématiques dans la France du XXe siècle, un sujet qui intéresse l’historien des mathématiques dans la mesure où il a l’ambition de comprendre ce que sont les mathématiques d’un temps : c’est-à-dire, tout à la fois, les productions de recherche dans le monde mathématique académique et le mode de vie des mathématiques dans le monde social, dans la société d’une époque, dont leur enseignement fait partie ; c’est-à-dire, également, les différents acteurs de ces différents créneaux de l’activité mathématique et les discours qu’ils ont tenus. Et c’est à ce titre, comme un des acteurs de l’histoire des mathématiques de ce siècle, que je considérerai votre association au cours de ma conférence.
Je vais donc parler ici de « enseignement, mathématiques et modernité au XXe siècle : réformes, acteurs et rhétoriques ».
Je considérerai deux réformes : la réforme des lycées de 1902 et celle des mathématiques modernes dans les années 1960-70, réformes majeures du siècle dernier en France, auxquelles ont correspondu des réformes comparables au niveau international. Dans une première partie j’examinerai les rhétoriques de la modernité dans ces deux réformes, tant il semble acquis, dans les discours des acteurs au cours de ces deux moments de réforme, que les mathématiques étaient d’évidence du côté de la modernité. Mais, entre le début du siècle et les années 1960, la rhétorique déployée n’a pas usé des mêmes arguments, loin s’en faut, et les arguments qui mettent en avant les liens entre mathématiques et modernité – sociale, économique, culturelle – ont pu être radicalement différents. C’est ce que nous verrons pour chacun des trois registres de modernité revendiqués à chaque période : un premier registre, celui d’une modernité économique et sociale qui interroge les finalités de l’enseignement mathématique ; un deuxième, une modernité mathématique qui renvoie aux conceptions épistémologiques que les mathématiciens ont en un temps de leur discipline ; enfin, un troisième, une modernité pédagogique qui peine parfois à se réaliser entre ambitions des réformateurs et réalités du terrain.
Dans une deuxième partie, je m’intéresserai aux hommes qui ont développé ces différentes rhétoriques, aux acteurs de ces deux réformes donc et plus seulement à leurs discours. Les historiens – qui ont pris récemment, depuis deux ou trois ans, comme objet d’étude la question de la réforme et de son usage dans les sociétés modernes et contemporaines – repèrent dans l’étude d’un processus de réforme trois sphères distinctes d’acteurs dont les motivations, les forces, les rôles, les temporalités sont différentes. Ces sphères, non nécessairement disjointes, sont : celle des porteurs de savoirs en jeu dans la réforme, les experts ; celle des acteurs politiques et économiques ; et enfin celle des professionnels du terrain, ceux qui ont à mettre en œuvre, à appliquer la réforme. Ici, pour nous, les enseignants de mathématiques, les professeurs. Nous verrons que les configurations de ces trois sphères, la nature même de chacune d’elles, leurs recoupements, sont totalement différents pour la réforme de 1902 et la réforme des mathématiques modernes. Et nous verrons que l’APMEP, née donc après la réforme de 1902, est un des facteurs de ce changement de configuration des années 1950-1960.

1. Rhétoriques de la modernité

1. 1. Contexte économique et social et modernité

La réforme dite de 1902 concerne l’ensemble de l’enseignement donné dans les lycées, de la Sixième au baccalauréat, voire même des petites classes élémentaires au baccalauréat, c’est-à-dire un enseignement réservé à l’élite masculine sociale, intellectuelle et administrative du pays, soit 3% d’une classe d’âge. À ce titre, tout au long du 19e siècle, il y eut dans les lycées un monopole des humanités classiques. Les mathématiques, et plus encore les sciences, sont marginales dans l’éducation de cette élite et leur enseignement repoussé aux toutes dernières années du lycée. Et cela, même pour la future élite scientifique qui poursuivait ses études dans les grandes écoles, comme l’École polytechnique, où les mathématiques jouaient un rôle essentiel. Au tournant du siècle, cette situation est vivement critiquée par les élites politiques et économiques de la Troisième République, qui la jugent inadaptée aux besoins d’un pays moderne entré dans la deuxième révolution industrielle. D’autant qu’un autre système d’enseignement existe parallèlement au lycée et ses études classiques, et lui fait partiellement concurrence. L’enseignement en France est alors dual. À côté de l’ordre secondaire que constitue le lycée, il existe un ordre primaire qui s’adresse à l’ensemble des classes populaires et des classes moyennes. Il est constitué d’un primaire élémentaire, d’un primaire supérieur – école moyenne pour les enfants de 12 à 15 ans – et des écoles normales pour la formation des instituteurs. À la différence des lycées, les écoles primaires supérieures délivrent un fort enseignement de sciences et de mathématiques, enseignement développé prioritairement en lien avec les applications.
Une enquête parlementaire, l’enquête Ribot, est alors menée au niveau du pays pour discuter tout à la fois de quelles élites le pays a besoin, de ce que devrait être leur formation, sur quelles humanités la fonder. En ce qui concerne les mathématiques et les sciences, deux arguments sont avancés. Certains pensent qu’elles doivent constituer, avec le français et les langues vivantes, des « humanités modernes » qui doivent pénétrer la formation au lycée. D’autres insistent sur la valeur pratique de ces disciplines et l’intérêt de leurs applications.
Est ainsi remise en cause la fonction unique qu’avait l’enseignement dans les lycées jusque là, à savoir préparer une aristocratie d’esprit aux carrières libérales, aux grandes écoles et au professorat. Cet enseignement doit à présent aussi préparer les jeunes gens à la vie économique et à l’action. Quels que soient les arguments, l’enrôlement des mathématiques dans la modernité se fait dans leur compagnonnage avec les autres sciences, dans leur façon propre de cultiver la démarche scientifique promue par la réforme, dans leur capacité à permettre de former la future élite à la vision exacte des choses, à discerner le réel de l’irréel.
Les effets de la réforme de 1902 sont très importants. C’est en effet, dans les lycées, pour un temps, la fin du monopole des humanités classiques avec la création d’un cursus moderne, à égalité – du moins théoriquement – avec le cursus classique. C’est un changement du profil de l’élite, qui reste une élite sociale très étroite mais qui correspond à la promotion du baccalauréat scientifique, et plus seulement du baccalauréat classique.
Les années 1960, à présent, sont un temps de profondes transformations institutionnelles du paysage scolaire français dans son ensemble. Les réformes Berthoin, en 1959, puis Fouchet en 1963, instaurent l’abandon de la dualité entre les ordres primaire et secondaire, qui avaient jusque là structuré l’enseignement en France. Il y a prolongement de la scolarité et l’instruction primaire devient, pour tous les enfants, la première étape d’une scolarité prolongée dans un secondaire qui n’est plus seulement réservé à l’élite sociale. L’école moyenne, pour tous les enfants de 12 à 16 ans, se trouve alors avec de nouveaux publics et de nouvelles fonctions sociales dans la mesure où elle doit éduquer des enfants qui n’ont ni le même devenir social ni le même devenir scolaire, entre études générales longues, études courtes ou apprentissage ; des enfants qui ne fréquentent pas encore les mêmes établissements, entre CEG (anciens CC), CET (anciens centres d’apprentissage), CES, et premier cycle des lycées.
C’est aussi le temps de la guerre froide. Pour le monde occidental en compétition avec le monde des pays socialistes qui vient de lancer le premier Spoutnik, c’est un enjeu déclaré que de moderniser la formation des ingénieurs et des techniciens. Des organismes économiques internationaux, tels l’OECE puis l’OCDE, s’engagent dans une telle modernisation. Ils soutiennent ainsi des colloques internationaux – Royaumont, Dubrovnik, Athènes – consacrés à la formation mathématique et à sa nécessaire rénovation. La rénovation proposée requiert l’intégration dans l’enseignement de nouvelles théories et matières qui ont acquis une grande importance, en particulier avec et depuis la seconde guerre mondiale, soit par leur rôle unificateur dans l’exposé des mathématiques, soit par l’intérêt particulier qu’elles présentent pour les applications dans d’autres sciences.
En France, les milieux politiques, économiques et intellectuels soutiennent également l’idée d’une réforme des mathématiques comme réponse aux nouveaux enjeux économiques, sociaux et culturels. Ils installent en 1966 une commission ministérielle, la Commission Lichnérowicz. Dans ce nouveau contexte éducatif, à la suite des réformes Berthoin et Fouchet, elle est chargée de proposer une réforme des contenus et des méthodes de l’enseignement mathématique pour tout le cursus scolaire. C’est donc un double défi de modernité sociale et économique que doit relever cette réforme des mathématiques : participer de la construction de cette école moyenne pour tous et rénover la formation des élites techniques et scientifiques.
Et ce sont ces mathématiques dites modernes qui sont considérées comme étant l’outil de cette modernité à deux faces : d’une part, « La » mathématique, langage universel qui sécrète, par nature, l’économie de pensée (je cite) est nécessaire pour tous les enfants, pour les futurs citoyens quels que soit leur devenir ; d’autre part, réservoir de formes abstraites pour tous les autres champs du savoir, elle est la discipline par excellence pour la formation de l’élite dont la France, et le bloc occidental, ont besoin.

1.2. Modernité mathématique

Notons tout d’abord que les réformateurs la revendiquent dans tous les cas, l’expression « mathématiques modernes » étant un élément de leur rhétorique aux deux époques ; il est vrai que ce n’est pas avec des mathématiques « désuètes », autre expression trouvée dans les discours, que l’on peut avoir l’ambition de rénover profondément un enseignement mathématique pour l’adapter à un monde qui, de son côté, se réclame d’une modernité conquérante ou à conquérir.
La question de la modernité dans les mathématiques du XXe siècle est une question historique délicate qui est en train d’être reprise à nouveaux frais. Un–ouvrage paru en 1990 et qui a fait date (Herbert Mehrtens, Moderne – Sprache – Mathematik), propose un grand partage dans les mathématiques des premières décennies du XXe siècle entre les « modernes et les contre-modernes », entre « modernité et contre-modernité ». Considérant les mathématiques qui se sont affirmées au début du XXe siècle avec l’usage systématique de la méthode axiomatique et de la définition des structures, en particulier dans l’école de Hilbert à Göttingen, l’auteur caractérise la modernité mathématique à partir de l’abstraction, du formalisme et de l’autonomie de son objet. Il la rapproche de la modernité en peinture de ce même temps. Toute autre pratique mathématique est considérée par lui comme « contre-moderne » et, de fait, non fondatrice pour le développement ultérieur des mathématiques sur le siècle.
Cette analyse, quoique reprise récemment par d’autres auteurs, est aujourd’hui mise en cause par le développement récent des recherches historiques sur la production et l’activité mathématiques des années 1900-1930 dans toute leur diversité, dans les domaines appliqués mais aussi dans des domaines comme l’algèbre par exemple. La revendication de modernité des mathématiciens de 1902 impliqués dans la réforme se trouve au cœur de ce débat historiographique. Qu’il me suffise de citer Jacques Hadamard, affirmant devant les professeurs de lycées parisiens, au cours d’un cycle de conférences consacrées à la réforme : « la géométrie est une science physique », rompant explicitement avec la démarche euclidienne en vigueur jusque là. Il suit en cela Henri Poincaré qui déclare dans sa propre conférence : « Qu’est-ce que la géométrie pour le philosophe ? C’est l’étude d’un groupe, et de quel groupe ? De celui des mouvements d’un corps solide. Comment alors définir ce groupe sans faire mouvoir quelques corps solides ? ».
Les discours des années 1960 sur la modernité mathématique en jeu dans la réforme ne peuvent être plus éloignés de ceux du début du siècle. La modernité se joue alors en insistant sur le caractère formel et abstrait des mathématiques, sur l’autonomie de leur objet par rapport au réel physique. Elle coïncide, on le remarquera, avec celle proposée par l’historien Herbert Mehrtens, ancrée dans les mathématiques de Hilbert, puis de Bourbaki, mathématiques dominantes dans les années 1950-1960. Ces positions épistémologiques conduisent, par exemple en géométrie, à la rédaction de programmes qui privilégient une présentation logique des différentes notions afin d’éliminer tout appel à l’intuition sensible. Ceux des classes de Quatrième et Troisième indiquent ainsi qu’il faut, chaque fois que des risques de confusion apparaîtront, employer une terminologie distincte pour des objets concrets et leur modèle mathématique. Comparons les aux instructions sur l’enseignement de la géométrie pour cette tranche d’âge dans les programmes de 1902-1905 : « cet enseignement doit être essentiellement concret », y est-il écrit. Toute définition verbale devant être exclue, on ne doit parler d’un élément nouveau qu’en donnant sa représentation concrète et en indiquant sa construction. Position « révolutionnaire » qui conduit à rompre avec la présentation euclidienne.
La confrontation des programmes du second cycle en ce qui concerne l’étude des fonctions met en relief de la même façon les écarts entre les conceptions épistémologiques à l’œuvre en 1902 et dans les années 1960. En 1902, innovation totale, on a l’introduction en classe de seconde des concepts de fonction, de continuité, de dérivée et de représentation graphique, celle–ci étant liée à la physique et aux applications. L’étude des fonctions, influencée par son origine physicienne est pratique et quasi expérimentale, il n’y a pas de définition abstraite. En 1970, innovation d’un tout autre ordre, on a en classe de première l’introduction de la dérivée via la notion de fonction linéaire tangente en un point à une fonction donnée. Et les instructions précisent : « cette nouvelle présentation de la dérivée simplifie les calculs, se rapproche de l’usage des physiciens et se prête aisément à des généralisations ultérieures ».

1.3. Modernité pédagogique

Les méthodes pédagogiques promues par les réformateurs en 1902 et dans les années 1960 sont beaucoup moins opposées que ne le laisseraient supposer les différences de programmes que je viens de pointer.
En 1902, nous venons de le voir, l’enseignement en premier cycle doit être concret et basé sur l’intuition. De tels principes pédagogiques sont alors totalement nouveaux pour le lycée et la formation des élites. Ils sont issus de l’ordre primaire, conçus au départ pour l’enseignement des classes populaires qui est à visée pratique et centré sur les applications comme je l’ai dit. Mais la référence à la pratique change de sens au tournant du siècle ; de restrictive dans des ambitions éducatives limitées à l’acquisition des connaissances usuelles, elle gagne une valeur pédagogique comme mode d’enseignement complémentaire à l’enseignement théorique jusqu’ici seul mode d’enseignement du secondaire. Émile Borel s’en fait le promoteur dans sa conférence devant les professeurs de lycée consacrée aux exercices pratiques de mathématiques dans l’enseignement secondaire.
Quant à la réforme des mathématiques modernes, s’il est vrai qu’elle se revendique d’une mathématique, science axiomatique, formelle, déductive et non expérimentale, il n’en reste pas moins que les réformateurs, dans le même temps, défendent une pédagogie active et insistent sur le rôle préalable de nombreuses situations concrètes pour apprendre axiomes et théories abstraites.
Ce double souci se retrouve par exemple dans le nom d’une commission de l’APMEP créée en 1950, « axiomatique et redécouverte ». Le professeur ne doit plus être un démonstrateur de théorèmes, il doit cultiver chez ses élèves l’esprit d’initiative et de libre recherche, leur faire faire des mathématiques comme les mathématiciens. Méthodes actives, donc, mais dont la modernité est cependant différente de celle prônée pour les méthodes en 1902. Voilà donc les ambitions des réformateurs, mais on ne peut que constater de très grandes différences entre celles-ci et les réalités de l’enseignement mathématique effectivement dispensé dans les classes.
Les principes pédagogiques des réformes, les contenus des programmes se sont heurtés, parfois violemment, à ce qu’étaient les réalités scolaires. La réforme de 1902 s’est heurtée à l’écueil de la réalité politique et sociale des ordres scolaires. Ses principes : recours au concret, au pratique, furent contestés sur une base idéologique comme valeurs inconciliables avec le modèle secondaire – théorique et désintéressé – de formation d’une élite sociale et intellectuelle.
Cette mise en cause de la réforme s’exprima dès les années qui suivirent la réforme mais elle s’amplifia après la première guerre mondiale, une dimension nationaliste s’ajoutant à la dimension sociale.
Au début des années 1920 une nouvelle réforme revînt sur les programmes et les principes de celle de 1902. Celle-ci est alors accusée de s’être inspirée du modèle allemand des realschule au détriment de la spécificité d’un « esprit français » fondé sur le latin et les humanités classiques. L’enseignement secondaire, y compris des mathématiques, fut alors à nouveau dominé, et pour des décennies, par une conception théorique et abstraite.
Quant aux ambitions de la réforme des mathématiques modernes, elles se sont brisées sur l’écueil de la nouvelle réalité sociale de l’école moyenne avec la fin des ordres scolaires à laquelle elle s’est trouvée confrontée. Les réformateurs de la commission Lichnerowicz, tous issus de l’ordre secondaire des élites, n’ont pas pu, pas su prendre en compte les spécificités de cette nouvelle configuration scolaire dans laquelle la majorité des élèves et des professeurs étaient héritiers de la tradition « pratique » de l’ordre primaire, ces professeurs n’ayant de plus aucune familiarité avec ces nouvelles mathématiques modernes.

2. Sphères d’acteurs, présences de l’APMEP

Je viens de mentionner les membres de la Commission Lichnerowicz et d’introduire ainsi, dans la réflexion sur ces réformes, une variable que j’ai jusqu’ici laissée de côté : les acteurs qui vont être l’objet de la deuxième partie de cette conférence.

2. 1. Le cas de la réforme de 1902

Regardons la configuration formée par les trois sphères d’acteurs – celle des experts, celle des professionnels du terrain, celle des acteurs politiques et économiques.
Le monde des experts sollicités à l’occasion de la réforme du lycée correspond aux seuls universitaires. Ce sont eux qui président et animent les travaux des commissions de révision des programmes. Dans le cas des programmes de mathématiques, ce sont les professeurs à la Sorbonne, académiciens pour certains d’entre eux, Gaston Darboux, Jules Tannery, Paul Appell et Gabriel Koenigs. Ce sont également les plus brillants d’entre eux qui sont mobilisés par le vice-recteur Louis Liard en 1904 pour défendre les orientations de la réforme et les grands changements qu’elle doit provoquer. Ils vont donc décliner devant des assemblées de professeurs parisiens le credo de Louis Liard : l’avènement de ce qu’il nomme les « humanités scientifiques » et leur puissance éducatrice à côté des humanités classiques ; l’avènement de cette nouvelle vertu éducative des sciences (dont des mathématiques), enfin reconnue et promue, qui s’enracine dans ce que la vérité scientifique, établie par les faits, est par nature positive.
En mathématiques, nous l’avons vu, c’est Henri Poincaré mais aussi Émile Borel, étoile montante des mathématiques françaises, qui auront la charge d’apporter leur expertise au cours de leurs deux conférences Intitulées « Les définitions générales en mathématiques » et « Les exercices pratiques de mathématiques dans l’enseignement secondaire », elles portent sur les contenus mais également les méthodes d’enseignement adaptées à cette nouvelle fin.
L’expertise es-réforme, si j’ose dire, que ce soit du point de vue des contenus ou des méthodes, est ainsi d’abord associée à la qualité et à la renommée mathématique. Mais cette expertise des seuls universitaires n’a pas été unanimement acceptée dans son principe. Certains s’en sont plaint, tel Emile Blutel, un des fondateurs de l’APMESP, élu au conseil supérieur de l’Instruction publique comme représentant des professeurs agrégés de mathématiques. Il regrette, à propos des conférences de 1904 que, dans la mise au point de la réforme, je le cite : « l’activité des enseignants du secondaire ait été plus réglementée que sollicitée ».
Les enseignants de mathématiques du secondaire forment ainsi un monde spécifique, une deuxième sphère, entièrement disjointe de celle des mathématiciens experts, celle des professionnels du terrain qui sont chargés d’appliquer une réforme conçue en dehors d’eux. Elle n’est porteuse en 1902 d’aucun discours particulier sur la réforme. Une décennie plus tard, la situation a quelque peu évolué. Lors d’une enquête parlementaire sur la réforme, les associations de professeurs, toutes nouvellement créées, sont auditionnées. C’est l’occasion pour l’APM de construire et de porter un discours des professeurs de mathématiques sur les programmes et les méthodes d’enseignement, élaboré à partir des réponses des membres de l’Association.
Mais les professeurs de mathématiques et les mathématiciens universitaires-experts ne sont pas les seuls, chacun dans leur rôle, sur la scène de la réforme. Il y a, nous disent les historiens, une troisième sphère, celle des acteurs économiques et politiques, que j’ai déjà évoquée, tant pour 1902 que pour les années 1950-1960, en traitant des discours sur la modernité.
L’enquête parlementaire Ribot, qui précède la réforme, les discours du ministre de l’Instruction publique à la Chambre, dressent le cadre dans lequel doit se jouer la réforme des lycées, et donc la réforme des mathématiques : il faut à la fois préparer une élite éclairée et libérale, une aristocratie de l’esprit et fournir les cadres et l’état-major de l’armée du travail nécessaire à la prospérité du pays.
Et c’est aussi en fonction de cette nouvelle version des finalités de la formation des élites modernes que les mathématiciens universitaires invités par Louis Liard – Poincaré et Borel – vont développer leur argumentation mathématique et pédagogique. Ainsi peut-on citer Poincaré qui déclare dans sa conférence à propos de l’enseignement dans les classes de lycées et l’intuition : « C’est par elle que le monde mathématique est resté en contact avec le monde réel et quand les mathématiques pures pourraient s’en passer, il faudrait toujours y avoir recours pour combler l’abîme qui sépare le symbole de la réalité. Le praticien en aura toujours besoin et pour un géomètre pur il doit y avoir cent praticiens. »

2. 2. Les acteurs de la réforme des maths modernes

Ceux-ci se trouvent dans une tout autre configuration que les acteurs de la réforme de 1902. Le monde des experts, dans les années 1960, ne se résume plus aux seuls mathématiciens universitaires. Il s’est élargi par rapport au début du siècle et comprend, en outre, des professeurs de mathématiques de l’enseignement secondaire, des psychologues, des didacticiens qui, soit sont sollicités, soit revendiquent une part d’expertise dans les discours et analyses pour réformer l’enseignement des mathématiques. Le sens de cet élargissement est à noter : il traduit en effet un élargissement des savoirs en jeu dans la réflexion sur ce qui doit être enseigné, et comment enseigner, en mathématiques.
La sphère des experts et la sphère des professionnels du terrain ont ainsi une intersection beaucoup plus grande qu’au début du siècle. Les professeurs de mathématiques du secondaire, leur association l’APMEP, les IREM (dans les années 1970), qui participent des deux sphères, ont ainsi une présence et un rôle complètement inédit, leur légitimité, celle de leurs discours s’en trouvant accrue. Les discours à prendre en considération se sont à la fois diversifiés dans leur registre et multipliés dans leur nombre.
Dès les années 1950, décennie décisive pour la construction de cette nouvelle sphère d’experts, de nouveaux acteurs collectifs s’ imposent qui mêlent mathématiciens universitaires, enseignants et autres spécialistes dont philosophes, psychologues puis didacticiens, dans un effort commun de réflexion sur les changements nécessaires dans l’enseignement mathématique, puis explicitement sur la réforme nécessaire.
Ce fut en premier lieu la CIEAEM (Commission internationale pour l’étude et l’amélioration de l’enseignement des mathématiques), organisme international, comme son nom l’indique, mais avec une présence française importante. Son initiateur, Caleb Gattegno a dès l’origine, l’ambition d’allier modernité pédagogique et modernité mathématique. Il se donne pour objectif explicite d’enrôler ceux qui, à ses yeux, incarnent cette modernité : le psychologue et pédagogue Jean Piaget, le philosophe Ferdinand Gonseth et les Bourbakistes. Il réussira et, pour les mathématiciens, Lichnerowicz, Dieudonné et Choquet, qui sera président une dizaine d’années de la CIEAEM, répondent à son appel. Le thème de la rencontre fondatrice : « structures mentales – structures mathématiques », à laquelle assistent, outre ces spécialistes, des enseignants du terrain, symbolise ces deux modernités. Mais si l’on retrouve ici, sans surprise ce thème de la modernité, il est noter que la CIEAEM laisse de côté un des trois registres que j’ai dégagés, celui de la modernité sociale et économique, absente de ses réflexions.
Autre organisation, qui produit de l’expertise en matière de rénovation de l’enseignement mathématique, dès le début des années 1950, votre association, l’APMEP – qui a perdu depuis 1945 le S pour « ordre secondaire » de son titre, caractéristique de ses origines et de sa première période. Mais elle s’ouvre, dans cette décennie, bien plus aux universitaires qu’aux enseignants de l’ordre primaire, j’y reviendrai. Il apparaît, à la lecture des travaux de Éric Barbazo sur l’APM, et ceux de Renaud d’Enfert sur ces années 1950, que l’APM est alors une tribune d’acteurs individuels – des universitaires comme Choquet ou Schwartz par exemple, ou des professeurs du secondaire comme Waluzinski – qui se constitue, comme acteur collectif, en expert. L’APM introduit une nouvelle dimension dans la sphère des experts avant tout constituée de personnalités. Par le biais de journées nationales, de son bulletin, de ses régionales, dont Nancy, Lyon, Alger, de ses commissions dont « axiomatique et redécouverte », elle est le lieu d’une réflexion multiforme qui se fait entendre dans l’APM et hors de l’APM.
On retrouve bien entendu la modernisation des contenus, la modernisation des méthodes, mais on a également, comme levier stratégique, l’argument d’ordre économique de la formation de travailleurs qualifiés, et celui d’ordre social, culturel et politique, de la formation citoyenne. Le mot d’ordre de l’APM lancé par Walusinski : « de la maternelle à la Sorbonne », devient sous la forme « de la maternelle aux facultés » un étendard symbolique de la réforme à entreprendre bien au delà de l’association.
Un constat permet de lire au plus fin ce mot d’ordre de l’APM et bientôt de la réforme même. Il y a en effet un absent de taille dans cet acteur collectif qui pense et agit pour une telle réforme pour tous les enfants : c’est le monde primaire, non pas d’abord les écoles élémentaires, mais les cours complémentaires, héritiers des collèges du peuple de l’ordre primaire, qui scolarisent la grande majorité des enfants de 12 à 15 ans.
L’APMEP demeure avant tout une association de professeurs de lycée, de la sixième à la terminale et des classes préparatoires, la voie de l’élite qui, moderne et classique confondus, scolarise moins de 20% d’une classe d’âge. La culture primaire, les traditions, les pratiques de l’ordre primaire et de ses réalités lui sont étrangères. L’horizon pour l’APMEP est toujours la culture secondaire et la poursuite d’étude au lycée, voire à la Sorbonne. C’est ainsi que je lis en la retournant cette formule qui devient, dans une logique descendante : « des facultés à la maternelle » et qui suppose implicitement que tout entrant en maternelle est pensé comme devant arriver à l’université. Et c’est le sens que je donnais tout à l’heure au fait que les membres de la Commission Lichnerowicz, universitaires, enseignants de lycées en premier ou second cycles, inspecteurs, étaient tous issus de la filière secondaire d’élite. C’est une limitation majeure de cette nouvelle sphère des experts, dont la plus grande partie des professionnels de terrain qui auront à appliquer la réforme, les professeurs de l’école moyenne qui ne sont pas de type lycées, sont exclus.
Il nous reste à considérer la troisième sphère, celle des acteurs économiques et politiques, acteurs dont j’ai déjà parlé dans la première partie consacrée à la modernité. Je voudrais revenir ici sur un seul point, celui du consensus qui se réalise au cours des années 1950-1960 entre les mondes académique, pédagogique, économique, politique pour rénover et promouvoir l’enseignement des mathématiques par les mathématiques modernes, un consensus que symbolise la création en 1966 de la commission ministérielle et plus encore le choix de son président, André Lichnerowicz, qui a d’ailleurs carte blanche pour composer sa commission.
Pour ce qui est du monde académique mathématique, la légitimité de André Lichnerowicz est incontestable. Spécialiste de géométrie différentielle, de relativité générale et de géométrie symplectique, il est nommé en 1952 à la chaire de physique mathématique, ici même, au Collège de France ; il est élu membre de l’Académie des sciences en 1963. Il est tout aussi légitime pour le monde du secondaire. Il est en effet présent et actif sur plusieurs des fronts engagés pour la rénovation de l’enseignement secondaire. Il fait partie, nous l’avons vu, des rencontres de la CIEAEM depuis le tout début des années 1950 ; il participe dès 1955 aux conférences de l’APMEP en direction des professeurs et le Bulletin publie en 1956 un article de lui «Applications linéaires et matrices » ; enfin, mais on pourrait poursuivre la liste, il est, de 1962 à 1966, président de la Commission internationale de l’enseignement mathématique (CIEM ou ICME) qui organise des enquêtes sur la didactique des points particuliers à l’échelle internationale.
Mais, et cela est moins connu mais tout aussi important pour comprendre la configuration de nos trois sphères d’acteurs pour cette réforme, Lichnerowicz est également un expert en matière de politique scientifique au plus haut niveau de l’État. En 1954, il est conseiller scientifique du président du Conseil Pierre Mendès- France et en 1956 un des pères fondateurs du colloque de Caen qui mit en place une politique et une stratégie de la recherche scientifique française. Jusqu’aux années 1960, donc également sous la Ve République avec de Gaulle, il est consulté pour les principales orientations gouvernementales en matière de recherche et de technologie ou toutes questions qui touchent à la politique de formation des scientifiques et des ingénieurs, donc à la formation mathématique.
La commission Lichnerowicz, se met au travail en reprenant beaucoup des idées de l’APMEP, et travaille pendant six ans. Son activité se clôt en 1973 avec la démission de son président.
Sa fin témoigne de l’éclatement du consensus qui avait présidé à son installation et d’un changement de configuration assez brutal des sphères d’acteurs. Les multiples divergences se cristallisent, en deux temps, à l’occasion de la conception puis de la mise en place des programmes de Quatrième et Troisième, du premier cycle du secondaire – cette école moyenne si sensible et névralgique en terme d’élèves et de professeurs. En février 1971, après que les programmes aient été présentés par la Commission, l’Aurore peut titrer sur « la guerre des mathématiques ». On a alors tout à la fois, des dissensions parmi les experts des savoirs, des dissensions parmi les acteurs économiques et politiques, le ministère soutenant la sphère des experts incarnée par Lichnerowicz. Au moment de la mise en place des programmes, durant l’année 1971-1972, on assiste à une désolidarisation assez radicale de la sphère des acteurs de terrain vis-à-vis de la commission, dont l’APMEP est un des moteurs.
La commission élabore une nouvelle charte, la Charte de Caen, avec de nouvelles réflexions et de nouvelles propositions pour enseigner, à tous, les mathématiques modernes, et elle lance une pétition qui recueille plus de 9 000 signatures selon l’association – 3 500 selon le ministère, je ne commenterai pas – invitant à ne pas appliquer le programme officiel, celui donc de la Commission, mais ses contre propositions.
Enfin, avec les IREM – qu’Éric Barabzo qualifie de « trophée du siècle » dans la brochure qu’il a écrite pour ce centenaire avec Pascale Pombourcq – une nouvelle dimension de l’expertise en matière de savoirs se met en place avec le développement de la didactique, un nouvel acteur collectif entre sur la scène des réformes à venir.
Je m’arrêterai là, en 1973, et ne traiterai pas de l’après réforme. De la même façon, je n’ai traité que très succinctement de l’après réforme des lycées de 1902- 1905. L’une et l‘autre des réformes ont pourtant été suivies, à plus ou moins court terme, d’une nouvelle réforme, la réforme de l’égalité scientifique, dans l’entre deux guerres, la réforme Haby et ses programmes de mathématiques à la fin des années 1970 puis ceux des années 1980.

Bibliographie

Barbazo Eric et Pombourcq Pascale. Cent ans d’APMEP,  brochure APMEP n° 192, 2010

Belhoste Bruno, Hélène Gispert, Nicole Hulin  (eds). Les sciences au lycée. Un siècle de réformes des mathématiques et de la physique en France et à l’étranger. Paris: Vuibert&INRP, 1996.

Borel Emile. « Les exercices pratiques de mathématiques dans l’enseignement secondaire », Revue générale des sciences pures et appliquées, 14 (1904), 431–440.   En ligne

Coray Daniel & al eds. One Hundred Years of L’Enseignement Mathématique. Moments of Mathematics Education in the Twentieth Century. EM-ICMI Symposium Geneva, 20–22 October 2000. Geneva: L’Enseignement mathématique, 2003.

d’Enfert Renaud et Kahn Pierre (Eds). En attendant la réforme. Politiques éducatives et disciplines scolaires sous la Quatrième République. Grenoble: PUG, 2011.

d’Enfert Renaud et Kahn Pierre (Eds). Le temps des réformes – Disciplines scolaires et politiques éducatives sous la Ve République – Les années 1960. Grenoble : PUG, 2012.

d'Enfert Reanud et Gispert Hélène, « Une réforme à l'épreuve des réalités : le cas des mathématiques modernes au tournant des années 1970 », Histoire de l'Education 131 (2012), 27-50.

Gispert Hélène, Hulin Nicole, Robic Marie-Claire (eds). Science et enseignement. L’exemple de la grande réforme des programmes du lycée au début du XXe siècle. Paris: Vuibert and INRP, 2007.

Gispert Hélène et Schubring Gert. « Societal, structural and conceptual changes in mathematics teaching: reform processes in France and Germany over the twentieth century and the international dynamics », Science in context 24 (2011), 73–106.

Poincaré Henri. “Les définitions générales en mathématiques.” L’Enseignement mathématique 5 (1904), 257– 283.
 

Liens
 

Sur CultureMATH

Cent ans de réformes de l'enseignement des mathématiques, dossier coordonné par Michèle Artigue et Hélène Gispert

L’enseignement des mathématiques au XXe siècle dans le contexte français, Hélène Gispert

Du calcul aux mathématiques ? L’introduction des «mathématique modernes» dans l’enseignement primaire français, 1960-1970, Renaud d’Enfert
 

Ressources externes

Portrait de André Lichnérowicz

Portrait de Charles Bioche

Portrait de Gilbert Walusinski