Du calcul aux mathématiques ? L’introduction des «mathématique modernes» dans l’enseignement primaire français, 1960-1970

Renaud d ’Enfert, IUFM de l’académie de Versailles, Groupe d’histoire et diffusion des sciences d’Orsay, France - renaud.denfert@u-psud.fr
 


Cette contribution s'inscrit dans la recherche collective «Réformer les disciplines scolaires : acteurs, contenus, enjeux, dynamiques (années 1950-années 1980)» (REDISCOL) soutenue par l'Agence nationale de la recherche (ANR). Elle doit paraître dans les Actes de l'Université d'été de Prague de juillet 2007 (ESU 5). Nous remercions les éditeurs, E. Barbin et C. Tzanakis, d'avoir aimablement autorisé la diffusion de cet article sur CultureMath et nous invitons les lecteurs à découvrir dans les Actes les autres exposés, ateliers et conférences qui ont été donnés à Prague.

 

1. Pourquoi réformer les programmes de l’école primaire ?

La réforme des mathématiques modernes intervient dans une période de transformation de l’institution scolaire française. Jusqu’à la fin des années 1950, l’enseignement primaire possède ses propres filières de scolarisation prolongée (classes de fin d’études, cours complémentaires) et constitue un « ordre » d’enseignement relativement séparé de l’enseignement secondaire des lycées et des collèges. Les études y sont courtes, plutôt « utilitaires », et n’ont pas pour but a priori de former des bacheliers. Destinées à démocratiser l’accès à l’enseignement secondaire, les réformes effectuées à partir de 1959 unifient les structures scolaires au profit d’une organisation en degrés successifs : accueillant des élèves âgés entre 6 et 11 ans, l’école primaire, également appelée école élémentaire, forme le premier degré, qui ouvre sur le collège (premier cycle du second degré, 12-15 ans) puis éventuellement sur le lycée (deuxième cycle du second degré, 16-18 ans). L’enseignement secondaire, court ou long, général ou technique, constitue désormais le débouché naturel des études primaires. C’est dans ce contexte institutionnel que se fait sentir le besoin de réformer l’enseignement des mathématiques à l’école primaire.
 

1.1. Des programmes jugés dépassés

Le désir de rénover l’enseignement mathématique de l’école primaire trouve son origine, en partie du moins, dans une critique des contenus et des orientations des programmes en vigueur. Publiés en 1945, ces programmes de « calcul » sont jugés dépassés dès le milieu des années 1950. Une première critique concerne l’économie et les contenus des programmes, et plus particulièrement du programme du cours moyen (9-11 ans). Celui-ci est jugé peu cohérent sur certains points (par exemple autour de l’étude des fractions ou de la géométrie de l’espace), mais aussi trop ambitieux compte tenu de la maturité intellectuelle des élèves (APMEP 1963b) [2]. Le caractère « pratique » des programmes de calcul de l’école primaire est également dénoncé : en mettant excessivement l’accent sur la résolution des problèmes de la vie courante, il affaiblirait la valeur éducative comme la portée mathématique de l’enseignement de la discipline.

Une seconde critique touche plus spécifiquement aux finalités des programmes de 1945, alors que les structures de l’institution scolaire sont en pleine évolution. Depuis 1945, en effet, le parcours scolaire des élèves du primaire s’est très largement modifié. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la très grande majorité d’entre eux entraient tôt dans la vie active, d’où le caractère pratique de l’enseignement dispensé, en prise sur les nécessités de la vie quotidienne ou professionnelle. Vers 1960, le début de démocratisation de l’accès aux classes du secondaire modifie en profondeur les missions de l’école primaire : il s’agit d’assurer la continuité, en termes de contenus et de méthodes, entre l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire, et plus particulièrement entre le cours moyen deuxième année (CM2), qui clôt la scolarité primaire, et la classe de 6e qui ouvre les études secondaires. Une circulaire du 20 juillet 1964 allège le programme de CM2 de certaines notions « pratiques » (intérêt simple, année commerciale, placement à court terme) ou dont l’apprentissage n’apparaît pas indispensable à ce stade de la scolarité. Mais à la fin de la décennie 1960, alors que les programmes et les instructions de 1945 sont toujours en vigueur, la nécessité d’un changement apparaît urgente, d’autant que sont mis en place de nouveaux programmes dans le secondaire, qui optent résolument pour les mathématiques modernes.

 

1.2. Moderniser l’enseignement mathématique

Au cours des années 1960, cette question des « mathématiques modernes » va être au centre de la réflexion concernant l’enseignement mathématique à l’école primaire. On passe ainsi d’une simple demande de révision des programmes à l’exigence de leur modernisation, au niveau des contenus comme au niveau des méthodes. Les réformateurs militent pour un enseignement de mathématiques modernes, mais aussi pour un enseignement moderne des mathématiques.

Pour les réformateurs, cette modernisation doit prendre en compte l’état de la discipline « mathématique » telle qu’elle s’est développée depuis le début des années 1950, ainsi que les apports récents de la psychologie de l’enfant. Ces derniers identifient volontiers l’élaboration des structures mathématiques et le développement des structures mentales de l’enfant mis en évidence par la psychologie génétique de Jean Piaget. C’est le cas notamment au sein de la Commission internationale pour l'étude et l’amélioration de l'enseignement des mathématiques (CIEAEM) fondée en 1952 par des mathématiciens, des philosophes et des psychologues, et dont les premières réflexions ont pour thème les « Relations entre structures mathématiques et structures mentales » (CIEAEM 1998, 40). De même, lors du colloque de Royaumont en 1959, le mathématicien Gustave Choquet – l’un des premiers promoteurs de l’enseignement des mathématiques modernes en France – déclare qu’« après tout, le mathématicien est un enfant qui a grandi et que les structures mathématiques qui lui paraissent fondamentales, proviennent de l’élaboration des structures mentales qui se développent spontanément chez l’enfant » (Choquet 1961, 365).
Ces conceptions se retrouvent, explicitement ou implicitement, dans les projets de programme de mathématiques élaborés dans les années 1960, jusqu’au programme officiel qui sera publié en 1970. Dès 1964, l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public (APMEP) souhaite que l’enseignement mathématique soit consacré, au niveau de l’école primaire, à l’« apprentissage des structures », lesquelles permettent d’unifier des notions antérieurement présentées de façons éparses. Plus précisément, il s’agit de faire en sorte que « les enfants tirent de leur propre expérience les notions sur lesquelles ils pourront bâtir peu à peu des structures mathématiques cohérentes » (APMEP 1969, 24). Dans cette perspective, la modernisation concerne non seulement les contenus, mais aussi les méthodes pédagogiques. Les réformateurs misent sur une participation active des élèves, sur leurs capacités d’invention (et d’abstraction), ainsi que sur le travail en petits groupes et l’utilisation de fiches de travail : « C’est ainsi que les concepts d’ensemble – fondement même de la mathématique –, de relation, de structure…, peuvent être découverts par les enfants, en effectuant des manipulations très simples sur des situations fécondes » (Duclos 1968, 39). De façon significative, l’un des premiers manuels de mathématiques modernes dédié à l’école primaire s’intitule Activités mathématiques : « Changer les contenus de l’enseignement est une nécessité mais tout autant changer les méthodes. Les enfants doivent eux-mêmes participer à leur formation et non recevoir passivement et docilement un certain nombre de connaissances » (Cité par Walusinski 1969).
 

1.3. Pour une réforme d’ensemble, « de la Maternelle aux Facultés »

L’ambition des réformateurs est de réaliser une rénovation générale de l’enseignement mathématique, qui toucherait tous les degrés de la scolarité. À partir de 1964, l’APMEP réfléchit à « une réforme d’ensemble sur l’enseignement des mathématiques de la Maternelle aux Facultés » (APMEP 1964, 113). Trois ans plus tard, elle fait figurer le slogan « De la Maternelle aux Facultés » sur la couverture de son Bulletin, confirmant ainsi ses intentions. À l’idée initiale qu’il suffisait de ménager des transitions entre les différents cycles ou degrés du cursus scolaire pour répondre aux impératifs de l’allongement de la durée des études, se substitue l’idée que l’éducation mathématique forme un tout cohérent qui doit être repensé dans son ensemble, et que « le commencement soit un vrai commencement ! » (Walusinski 1966, 7). Dans cette perspective, l’APMEP conçoit l’enseignement mathématique en deux grandes étapes : d’abord, un enseignement d’initiation allant de l’école maternelle jusqu’à la classe de troisième (qui marque la fin de la scolarité obligatoire fixée à 16 ans depuis 1959) ; ensuite, un enseignement de formation qui commence à partir de la classe de seconde et se prolonge jusque dans les facultés et les grandes écoles en se spécialisant progressivement. Chacune de ces deux grandes étapes est elle-même composée d’étapes intermédiaires correspondant aux différents degrés de la scolarité. Ainsi, l’enseignement d’initiation se décompose en une « initiation maternelle » (3-5 ans) où prédomine la « découverte par les jeux », suivie d’une initiation élémentaire consacrée à l’apprentissage des structures (6-11 ans, CP-CM2), et à laquelle succède enfin une « initiation préformative ou complémentaire » (12-15 ans, 6 e à 3 e) où les élèves apprennent « à abstraire, à raisonner, à utiliser » (Walusinski 1965, 146). Si la modernisation des programmes de l’école primaire participe de la mise en concordance, à tous les niveaux, des mathématiques qui s’enseignent avec les mathématiques se font, elle a aussi pour but de bien préparer ses élèves à recevoir les nouveaux programmes du secondaire, notamment du secondaire long, et constitue à ce titre un levier essentiel de la rénovation de l’enseignement mathématique dispensé dans le cadre de la scolarité obligatoire.

Cette volonté d’intégrer l’enseignement élémentaire dans une modernisation globale de l’enseignement mathématique se traduit par une montée puissance des enseignants du primaire (instituteurs ou inspecteurs primaires par exemple) au sein de l’APMEP. Rappelons qu’à l’origine, l’APMEP était une association des professeurs de mathématiques de l’enseignement secondaire, c’est-à-dire exerçant dans les lycées et les collèges. Jusqu’au début de 1970, ces derniers y sont encore très largement majoritaires : en 1967, on ne compte que 44 instituteurs sur 7 300 adhérents. Des représentants de l’enseignement primaire n’en rejoignent pas moins les instances dirigeantes de l’APMEP. C’est le cas notamment de Marie-Antoinette Touyarot, directrice d’études à l’école normale d’instituteurs de Caen, et qui mène des expérimentations dans des classes primaires depuis la rentrée 1965. Élue en 1966 au comité national de l’APMEP, elle devient aussitôt vice-présidente, chargée des écoles normales d’instituteurs, et secrétaire de la sous-commission « Enseignement élémentaire » de la commission « Recherches et réforme ». En 1968, elle prend pour deux ans la présidence de l’association, tandis que Guy Brousseau, un instituteur détaché au Centre régional de documentation pédagogique (CRDP) de Bordeaux, devient vice-président pour l’enseignement élémentaire.

Dans le même temps, l’APMEP mène des actions de formation en direction des enseignants du primaire, par le biais de la Radio Télévision scolaire, avec l’émission des Chantiers mathématiques, ou encore par l’organisation, au niveau régional, de réunions ou de conférences à l’intention des instituteurs et des inspecteurs primaires. Mais cette ouverture au monde « primaire » n’est pas sans rencontrer une certaine résistance au sein de l’APMEP, et des adhérents vont jusqu’à demander l’exclusion des instituteurs au prétexte qu’ils ne sont pas « professeurs ». En 1971, à la suite d’une crise interne opposant les partisans d’une accélération de la réforme, favorables à l’ouverture, et les tenants d’un coup de frein sur les changements, le bureau de l’APMEP fera modifier les statuts de l’association afin de pouvoir accueillir sans contestation possible « tous les membres de l’enseignement public […] qui s’intéressent à l’enseignement des mathématiques » et pas simplement les « professeurs de mathématiques » (APMEP 1970, 470).
 

2. Des premiers projets au nouveau programme de 1970 : un processus complexe

La rénovation de l’enseignement mathématique à l’école primaire trouve sa source, au début des années 1960, à la fois dans les réflexions de l’APMEP, et dans les expérimentations menées par le département de la recherche pédagogique de l’Institut pédagogique national (IPN), un organisme qui dépend du ministère de l’Éducation nationale. À partir de 1967, la question de la modernisation des programmes est prise en charge par une commission ministérielle, qui s’appuie largement sur les projets de l’APMEP et de l’IPN. Il faut compter également avec l’inspection générale de l’enseignement primaire, qui soutient dès le début les positions de l’APMEP.
 

2.1. Premières propositions, premières expérimentations : les initiatives de l’APMEP et de l’IPN

Tout au long de la décennie 1960, l’APMEP, et en son sein son secrétaire général (et ancien président) Gilbert Walusinski [3], joue un rôle moteur dans la promotion de la rénovation de l’enseignement mathématique à l’école primaire. Elle crée en 1962 une commission de l’enseignement élémentaire dont la rôle est de « s’inquiéter de l’enseignement préparatoire aux mathématiques tel qu’il est effectivement donné dans l’enseignement du premier degré » et de travailler sur la liaison avec le second degré (APMEP 1962, 361 ; APMEP 1963a). Mais cette commission semble peu active et le véritable coup d’envoi, au sein de l’APMEP, d’une réflexion sur l’enseignement primaire, est donné par la création en mai 1964 de la « Grande commission », chargée de concevoir « un plan d’ensemble d’enseignement des mathématiques de l’école maternelle comprise aux propédeutiques comprises ». Elle deviendra en mai 1966 la commission « Recherches et réforme », dont une sous-commission sera chargée de l’enseignement élémentaire.

En novembre 1964 et mai 1965, la Grande commission organise deux colloques à l’école normale d’instituteurs d’Auteuil, qui rassemblent des participants issus d’horizons divers : professeurs du secondaire, bien sûr, mais aussi instituteurs, inspecteurs primaires, professeurs d’écoles normales, inspecteurs généraux. Le deuxième colloque (1er mai 1965) débouche sur un rapport de G. Walusinski dans lequel figure en annexe une ébauche de programme pour l’école maternelle et l’école élémentaire (APMEP 1965). Cette initiative reçoit aussitôt le soutien du ministère de l’Éducation nationale : le rapport Walusinski devient le principal document de travail d’une « commission ministérielle » qui réunit, entre autres, des représentants des organisations syndicales et une « importante délégation » de l’APMEP, sous la présidence de l’inspecteur général Marius Beulaygue – un ancien professeur de mathématiques issu du monde primaire. Faute d’archives disponibles, il est cependant difficile de restituer les travaux de cette commission. Active, semble-t-il, jusqu’au printemps 1966, elle aurait commencé à mettre au point de nouveaux programmes pour l’école primaire, probablement sur les bases posées par l’APMEP (Walusinski 1966 ; APMEP 1966, 214).
De son côté, l’IPN travaille aussi à une rénovation de l’enseignement mathématique depuis le début des années 1960 : création d’une commission sur l’enseignement des mathématiques en 1960, puis lancement en 1961 d’une enquête, qui est étendue au niveau international par l’Unesco (Gal, 1966). À partir de la rentrée scolaire 1964, l’IPN commence à expérimenter de nouvelles façon d’enseigner les mathématiques, qui s’appuient sur des conceptions développées par des émules de Piaget (Gattegno, Dienes) et qui utilisent du matériel pédagogique innovant comme les réglettes Cuisenaire ou les blocs logiques de Dienes. Ces expérimentations sont initiées par Lucienne Félix, professeur de mathématiques, membre active de la CIEAEM mais aussi de l’APMEP, et créatrice d’un Bulletin de liaison et d’échanges destiné à fournir de la documentation aux « pionniers ». Elles se développent au cours de la décennie sous la houlette de Nicole Picard, qui travaille au département de la recherche pédagogique de l’IPN (Picard 1966). Entamées dans quelques classes de cours préparatoire (6-7 ans) de la capitale, ces expérimentations s’étendent progressivement aux autres niveaux de l’école élémentaire, le cours moyen restant toutefois peu concerné. Elles gagnent également la province avec la participation des écoles normales d’instituteurs. En marge de l’IPN, d’autres expériences d’initiation aux mathématiques modernes sont également entreprises localement, comme celles menées au niveau départemental par certains CRDP [4]. En septembre 1966, enfin, l’IPN organise trois journées d’études, qui débouchent sur un appel engageant le ministère à publier le programme suivi dans le cadre de ces expérimentations et à autoriser les instituteurs à suivre celui-ci (Touyarot 1966, 576).

 

2.2. Entre l’urgence et le long terme : les travaux de la commission Lichnerowicz

La création par le ministre Christian Fouchet, au tournant des années 1966-1967, d’une commission ministérielle, chargée de réfléchir à l’enseignement des mathématiques sur l’ensemble de la scolarité, va permettre de concrétiser mais aussi d’harmoniser les initiatives de l’APMEP et de l’IPN relatives à l’école primaire. Réunie pour la première fois en février 1967, cette commission est présidée par un mathématicien éminent, André Lichnerowicz. Les 18 membres qui la composent à l’origine sont pour la plupart des professeurs du secondaire ou du supérieur ; aucun n’appartient à l’enseignement primaire, et Nicole Picard apparaît comme le seul lien de la commission avec le monde primaire (Legrand 2002, 293). Pour la commission, l’enseignement primaire n’apparaît pas d’entrée de jeu comme une priorité et l’année 1967 est surtout une année de consultations. Sont ainsi entendus les principaux responsables des recherches pédagogiques de l’IPN (Pierre Chilotti, Louis Legrand, Nicole Picard), ainsi que l’inspecteur général Beulaygue, qui souligne la nécessité de modifier tout à la fois les programmes de 1945 et les instructions d’accompagnement [5]. Mais ces consultations ne débouchent sur aucune proposition concrète – le rapport préliminaire de la commission, publié en mars 1967 n’évoque d’ailleurs le premier degré qu’à la marge (Commission ministérielle, 1967) – et c’est finalement l’APMEP qui reprend la main en publiant un projet de programme pour les écoles maternelles et primaires en septembre 1967, puis sa Charte de Chambéry au début de l’année 1968. En décembre 1968, la commission « Recherches et réforme » de l’APMEP organise une réunion où sont étudiés deux projets (Touyarot, 1969). Le premier a été élaboré en son sein par des instituteurs, des inspecteurs primaires et des professeurs d’école normale : il propose un aménagement des programmes à tous les niveaux dès la rentrée 1969. Le second projet émane de l’IPN : il envisage une rénovation plus explicite des programmes, applicable progressivement (à partir de la rentrée 1971 ou 1973) après que les maîtres aient fait l’objet d’une véritable formation. C’est ce double projet qui va constituer la base de travail de la commission Lichnerowicz durant l’année 1969.

Après une année de mise en sommeil, la commission Lichnerowicz reprend ses travaux en mars 1969 en intégrant des membres de l’enseignement primaire (instituteurs, inspecteurs primaires, éventuellement actifs à l’APMEP) ainsi que des inspecteurs généraux en charge de ce segment scolaire (Beulaygue, Duma). Le double projet APMEP-IPN est étudié entre avril et juin 1969. La commission décide de concilier l’urgence et le long terme en prévoyant la publication simultanée de deux programmes : un « programme transitoire » (celui de l’APMEP) qui serait applicable à tous les niveaux dès la rentrée scolaire 1969 ; et un « programme définitif » (celui de l’IPN), qui entrerait en vigueur progressivement, de façon facultative à partir de la rentrée 1969 et de façon obligatoire à partir de la rentrée 1973 [6]. Quatre sous-commissions sont alors chargées d’étudier les différents aspects de la réforme pour l’enseignement élémentaire, à savoir la rédaction des nouveaux programmes et l’organisation de la formation initiale et continue des maîtres.

L’essentiel du travail des sous-commissions chargées des programmes porte sur les mesures transitoires, à portée immédiate. À la fin du mois de juin 1969, elles diffusent un premier rapport via le Bulletin de l’APMEP (Commission ministérielle 1969). Celui-ci donne des « recommandations en vue d’une action immédiate » ainsi qu’un programme « 1945 modifié 1969 » et de longs commentaires d’accompagnement explicitant les différentes notions mathématiques abordées. L’objectif est double : il s’agit « faire évoluer les enseignants qui ont le souci de se renouveler » mais aussi de « sécuriser les traditionalistes » [7]. Toutefois, le projet de programme « définitif » n’est publié qu’en annexe, tout comme le rapport concernant la formation des maîtres. Priorité est ainsi donnée à une rénovation immédiate mais limitée. Mais bien que la commission Lichnerowicz estime « psychologiquement souhaitable » que le nouveau programme soit mis en application à la rentrée 1969 [8], le temps lui manque pour réaliser cet objectif : parce que les commentaires du nouveau programme marquent un profond changement d’orientation, leur rédaction doit faire l’objet d’un soin particulier. Ce n’est qu’au dernier trimestre 1969 qu’une version définitive du projet est enfin prête à être examinée par le Conseil de l’enseignement général et technique (CEGT [9]), prévu en décembre, dernière étape avant que le texte soit arrêté par le ministre.

Le projet de programme est examiné le 9 décembre 1969 par la section permanente du CEGT. C’est l’inspecteur général Beulaygue qui en est le rapporteur. Il s’agit, selon ce dernier, de « donner au souci mathématique le pas sur le souci utilitaire » [10]. Reprenant l’argumentaire développé au sein de la commission Lichnerowicz et à l’APMEP au cours de l’année écoulée, il présente le nouveau programme comme un programme d’attente, aux ambitions limitées, en ce sens qu’il n’apporte pas de « rénovation totale », mais permet néanmoins un lecture renouvelée du programme de 1945. Ce projet consensuel aurait probablement passé sans encombre l’épreuve du CEGT sans l’intervention d’André Giraud, directeur de cabinet du nouveau ministre de l’Education nationale Olivier Guichard. Dans une lettre à Lichnerowicz, ce dernier s’inquiète de la disparition, dans le nouveau programme, des questions d’ordre pratique qui caractérisaient l’ancien enseignement du calcul, et demande qu’elles puissent continuer d’être abordées à l’école élémentaire [11]. Contre toute attente, Lichnerowicz relaie la demande ministérielle lors de la séance du CEGT en réclamant que les « éléments de mathématiques » étudiés au cours moyen puissent faire l’objet d’une « application à des problèmes de la vie courante ». Au terme d’une discussion assez vive, et malgré l’hostilité de Beulaygue, qui craint qu’une référence à la vie pratique ne fasse retomber le nouveau programme dans les travers de l’ancien, il est finalement convenu d’aménager les commentaires d’accompagnement plutôt que le programme lui-même.
 

2.3. Le nouveau programme de « mathématiques » de 1970

Près de cinq ans après les premières ébauches, l’arrêté du 2 janvier 1970 fixe le nouveau programme de mathématiques de l’enseignement élémentaire. Celui-ci doit entrer en vigueur à tous les niveaux dès la rentrée scolaire suivante, avec un cadre horaire accru au niveau des cours préparatoire et élémentaire (arrêté du 7 août 1969 [12]). L’arrêté du 17 octobre 1945 qui établissait le programme antérieur n’est cependant pas abrogé (pour les mathématiques, il le sera progressivement entre 1977 et 1980), et c’est donc un programme « 1945 modifié 1970 » qui est publié. Une circulaire du même jour, substituée cette fois aux instructions de 1945, articule considérations générales et commentaires du nouveau programme (structurés, non plus par niveau, mais selon trois grands thèmes – notions numériques, objets géométriques, mesure et repérage). Rédigée par les inspecteurs généraux Beulaygue et Duma, en collaboration notamment avec l’APMEP (Vissio 1970, 17), cette circulaire veut expliciter les enjeux du nouveau programme et l’esprit dans lequel il doit être enseigné : la rénovation constitue une réponse à la démocratisation de l’accès à l’enseignement secondaire et au prolongement de la scolarité, ainsi qu’à l’évolution de la « pensée mathématique ». « Il s’agit dès lors de faire en sorte que cet enseignement contribue efficacement au meilleur développement intellectuel de tous les enfants de six à onze ans afin qu’ils entrent dans le second degré avec les meilleures chances de succès. L’ambition d’un tel enseignement n’est donc plus essentiellement de préparer les élèves à la vie active et professionnelle en leur faisant acquérir des techniques de résolution de problèmes catalogués et suggérés par la "vie courante", mais bien de leur assurer une approche correcte et une compréhension réelle des notions mathématiques liées à ces techniques » (Ministère de l’éducation nationale 1970, 349). Conséquence de l’intervention de Lichnerowicz lors l’examen du programme par le CEGT [13], la circulaire rappelle que « l’enseignement des mathématiques à l’école élémentaire demeure résolument concret » et prône « une certaine initiation des élèves à la vie courante de leur époque », les problèmes proposés devant toutefois répondre aux préoccupations des enfants.

Bien que la circulaire souligne le caractère limité des changements opérés, rappelant qu’il s’agit simplement d’alléger l’ancien programme, certes de façon substantielle, et de lui en donner une nouvelle rédaction, la rupture avec le programme de « calcul » de 1945, que révèle aussi la nouvelle dénomination « Mathématiques », n’en apparaît pas moins nette. Au cours préparatoire, l’accent est mis sur le concept de nombre, fondé implicitement sur la notion de cardinal d’un ensemble, et l’apprentissage des opérations arithmétique est restreint à l’addition de deux nombres entiers. Au cours élémentaire et au cours moyen, l’étude des propriétés des quatre opérations occupe une place privilégiée mais les techniques opératoires et le calcul mental ne sont pas négligés pour autant : les premières seront découvertes par les élèves eux-mêmes, « comme synthèses d’expériences effectivement réalisées, nombreuses et variées », et le second mettra en œuvre les propriétés fondamentales des opérations. Autre élément de rupture : la « règle de trois » et les pourcentages laissent très symboliquement la place aux relations numériques (représentées par des tableaux de nombres) et à la « proportionnalité », dont l’étude précède celle des fractions, considérées comme des opérateurs. Comme pour le numérique, les « travaux sur des objets géométriques » doivent faire appel à l’observation et à l’activité manuelle, et privilégier « la découverte des propriétés, les classements selon telle ou telle propriété, l’étude de relations sur un objet ou entre des objets ». Enfin, il faut souligner la place désormais réduite accordée au système métrique, considéré comme un système de mesure parmi d’autres possibles, tant pour la construction des décimaux que pour les activités de mesure.

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Aussi modérée soit-elle, l’introduction en 1970 des « mathématiques modernes » à l’école primaire marque incontestablement un tournant dans l’histoire de l’enseignement mathématique à ce niveau. Après plusieurs décennies de relative stabilité, le nouveau programme rompt en effet avec l’héritage de la Troisième République en opérant une rénovation conjointe des contenus mathématiques et des méthodes pédagogiques. Il reste à étudier la façon dont la réforme de 1970 a été reçue par les différents acteurs de l’école primaire (enseignants, élèves, parents d’élèves,…), et comment elle a été effectivement appliquée dans les classes ou interprétée dans les manuels scolaires. Il convient également d’examiner la façon dont s’organise la deuxième phase de la réforme telle qu’elle est envisagée au tournant des années 1960-1970 : dans la mesure où le programme de 1970 se veut à la fois provisoire et partiel, qu’advient-il du programme « définitif » projeté par les différents acteurs de la réforme, et pour la mise en œuvre duquel la formation des maîtres apparaît comme une donnée essentielle ? Alors que la commission Lichnerowicz cesse son activité au cours de l’année 1973, mais que de nouveaux programmes sont publiés entre 1977 et 1980 (qui abrogent cette fois ceux de 1945), c’est ainsi toute la dynamique réformatrice de la décennie 1970 qu’il convient d’étudier.

 

 

RÉFÉRENCES

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Touyarot, M.-A., 1969, « Pour la réforme de l’enseignement élémentaire », Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, 267, 120-132.

Vissio, P., 1970, « Journal de bord, » Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, 272, 15-24.

Walusinski, G. 1965, « Premier colloque de la Grande commission », 242, 144-149.

Walusinski, G., 1966, « Mathématiques d’aujourd’hui pour hommes et femmes de demain », Courrier de la recherche pédagogique, 27, 5-11.

Walusinski, G., 1969, « À l’heure de la première étape. Nicole Picard : Activités mathématiques 1 », Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public, 271, 657.



Notes

 

[1] Sur la dimension internationale de ce mouvement, voir l'article d¹Hélène Gispert : "L'enseignement des mathématiques au XXe siècle dans le contexte français", CultureMath.

[2] Voir aussi (et surtout) : Archives nationales, F/17/17839. Formation professionnelle des instituteurs. Conférences pédagogiques (1954-55).

[3] Voir notamment, dans ces actes, la communication d’Éric Barbazo : « Le rôle de l’Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public (APMEP) et en son sein de Gilbert Walusinski, dans la création des Instituts de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques (IREM). 1955-1975 : 20 années de transformation de l’enseignement des mathématiques en France ».

[4] Archives nationales, Centre des archives contemporaines (désormais CAC), 19780674-art 11. Commission permanente d’études pour l’application des techniques éducatives nouvelles.

[5] CAC, 19870205-art. 1. Commission ministérielle sur l’enseignement des mathématiques. Compte rendu de la réunion plénière du 22 avril 1967. Dès février 1967, Lichnerowicz « préconise l’abolition des instructions actuellement en vigueur [dans le premier degré] et demande l’élaboration de nouvelles instructions provisoires, relativement classiques ». La création d’une sous-commission pour le premier degré est également envisagée (Id., Compte rendu de la réunion plénière du 11 février 1967).

[6] CAC, 19870205-art. 1. Commission ministérielle sur l’enseignement des mathématiques. Compte rendu de la réunion plénière du 21 avril 1969.

[7] CAC, 19870205-art. 2. Commission ministérielle sur l’enseignement des mathématiques. Compte rendu de la réunion plénière du 23 juin 1969.

[8] Ibid.

[9] Cette instance consultative réunit notamment des représentants du ministère, des enseignants, et des parents d’élèves.

[10] CAC, 19810220-art. 5. Section permanente du Conseil de l’enseignement général et technique, procès verbal de la séance du 9 décembre 1969.

[11] CAC, 19880135-art. 4. Lettre d’André Giraud à André Lichnerowicz, 2 décembre 1969. Voir également, sous la même cote, la lettre du 29 octobre 1969 envoyée par A. Giraud au directeur de la pédagogie et des enseignements scolaires, Henri Gauthier.

[12] Aux cours préparatoire et élémentaire, l’horaire passe de 3 heures 1/2 à 5 heures ; au cours moyen, il reste fixé à 5 heures.

[13] Beulaygue a ajouté la dernière partie des « Considérations générales », ainsi qu’une section consacrée à la « résolution de problèmes ».