Mesurer et démontrer

 

Bernard Vitrac, Centre Louis Gernet (CNRS - Ecole Pratique des Hautes Etudes)
Editrice : Christine Proust

SOMMAIRE


Figures

Eudème de Rhodes affirme que l'égalité de deux triangles ayant un côté égal à un côté et deux angles égaux à deux angles, chacun à chacun — c'est l'objet de la Proposition I. 26 des Éléments d'Euclide — était déjà connue de Thalès de Milet. Car nécessairement, dit-il, celui-ci devait en faire usage dans la méthode qu'il avait mise au point pour déterminer, du rivage, l'éloignement d'un bateau qui s'en approche. Ce témoignage, transmis par Proclus, nous apprend deux choses.

• Eudème — comme beaucoup d'historiens modernes — procédait par reconstruction rationnelle : si Thalès avait inventé une certaine méthode, il devait avoir aussi reconnu tous les résultats géométriques qu'elle présuppose. L'inférence est évidemment très incertaine.

• La tradition (pseudo) historique considérait que l'intérêt de la recherche géométrique résidait dans la possibilité de déterminer la position et l'éloignement de points non accessibles à la mesure directe. L'anecdote de la mesure de la hauteur de la Grande Pyramide procédait du même esprit (voir chapitre 1).

Arpentage et géométrie

Hérodote, on s'en souvient, avait suggéré que la géométrie tirait son origine de l'arpentage égyptien, autrement dit de la mesure des surfaces. Mais en fait, les arpenteurs utilisaient des procédures parfois sommaires et approximatives quoique simples à mettre en œuvre. Ainsi, pour évaluer l'aire d'un quadrilatère quelconque ABCD — plutôt que de le diviser en deux triangles à évaluer — ils se contentaient d'en mesurer les côtés, de faire les demies sommes des côtés opposés,

 

et de les multiplier l'une l'autre (voir figure 1 et 2 ci-dessous). La procédure est d'autant plus approchée que la forme de ABCD est éloignée de celle d'un rectangle.

Figure 1 - Ostrakon d'arpentage (fin du I er siècle avant notre ère)

 

 

Il s'agit d'une liste de mesures d'aires pour des champs quadrangulaires du pays de Kalliedon, mis en culture par Petechonsis, aires toutes calculées selon la formule de la figure 1 et éventuellement arrondies (par excès cela va de soi) pour éviter les fractions les plus petites produites par multiplication. Les quatre dimensions sont présentées sous la forme

 

L'unité de mesure linéaire est le schöne (environ 50 m); celle de surface, l'aroure (schöne au carré, soit environ 1/4 d'hectare). Ces relevés servaient à calculer l'impôt sur la base d'un calcul de surface toujours majoré !

 

 

 

 

 

Figure 2

 

 

 

 

Pour exprimer l'aire de ABCD on prend :

 

Ce qui revient à l'assimiler à un rectangle EFGH vérifiant :

 

Cela dit, il y avait moyen de combiner les deux approches en montrant qu'une des tâches de la géodésie (ou géométrie appliquée) est précisément de mesurer indirectement certaines grandeurs : profondeur d'un canal, hauteur d'une montagne, éloignement entre l'observateur et un point inaccessible … C'est ce point de vue que Héron d'Alexandrie développera de manière systématique, au I er siècle de notre ère, dans son traité de la Dioptre. La progression de son exposé évoque irrésistiblement celle d'Euclide : explication de procédures élémentaires ensuite combinées pour résoudre des questions complexes. Outre la manipulation d'instruments (la dioptre bien sûr et différentes sortes de règles), il y est constamment fait usage de la proportionnalité des côtés entre triangles semblables, propriété qui, dans l'enseignement élémentaire français actuel, est très significativement appelé « théorème de Thalès ».

Héron n'était pas un simple arpenteur, mais aussi un fin lettré. Ainsi, dans sa section XXV il pose le problème suivant : « Les bornes d'un terrain étant devenues invisibles sauf deux ou trois, retrouver à l'aide du plan existant les autres bornes ». Par ailleurs une bonne partie du traité est consacrée à une série de questions dont le but est d'amener l'eau d'un point B à un point A, au besoin en creusant un canal à travers une montagne, en ligne droite, à partir des deux entrées données, ainsi que des bouches d'aération. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit incontestablement de clins d'œil à Hérodote, d'une part à son hypothèse concernant l'origine de la géométrie (voir chapitre 1), d'autre part à la mention que l'historien fait d'une très belle réalisation technique de l'époque archaïque, le tunnel d'Eupalinos de Mégare, creusé dans l'île de Samos, vers 530 avant notre ère. Destiné à approvisionner la cité en eau, ce souterrain est long d'un bon kilomètre. Le creusement a été entrepris simultanément par deux équipes, de part et d'autre de la montagne !

Figure 3 - Tunnel d'Eupalinos

 

 

Selon Hérodote, la cité de Samos avait réalisé les trois plus importants ouvrages architecturaux que possédait la Grèce (à son époque) : un môle pour abriter le port, le grand temple d'Héra et le tunnel d'Eupalinos. Le creusement, entrepris des deux côtés de la montagne, présuppose un certaine habileté géodésique pour maintenir un alignement des deux percées et une pente à peu près continue pour faciliter l'écoulement de l'eau. On a voulu y voir l'influence de Pythagore, natif de Samos. Mais d'une part celui-ci quitta sa cité pour fuir la tyrannie de Polycrate, d'autre part l'architecte Eupalinos était de Mégare et non de Samos. De plus, grâce à Héron qui décrit les procédures à suivre, on voit que les connaissances géométriques mobilisées sont minimales.

Que les ingénieurs, mécaniciens ou architectes rendent compte de leurs pratiques en montrant comment celles-ci s'appuient sur certains résultats de la géométrie théorique se comprend bien. C'est le moyen d'accroître leur prestige, de faire reconnaître à la fois l'utilité et la technicité de leurs savoirs. A l'inverse, les géomètres se sont-ils souciés des possibilités d'application de leurs résultats? Nous avons déjà vu qu'ils optent pour des formulations abstraites : plutôt que de mesure d'une aire, ils parlent de "quadrature". Mais un rapide survol du premier Livre des Éléments montre qu'Euclide a voulu établir un lien constitutif entre la quadrature des aires rectilignes et la démarche axiomatico-déductive.

Figure 4
Géomètres et arpenteurs en discussion (à gauche)
Portrait d'un géomètre (probablement Euclide) dans un manuscrit d'arpentage romain (à droite)

 

 

Les arpenteurs romains (on les appelle "agrimenseurs") constituaient une corporation réglementée et reconnue. Ils comprirent qu'ils pouvaient augmenter leur prestige social en se présentant comme les interlocuteurs des géomètres (1) ou en se plaçant sous le patronage d'Euclide (2) comme on le voit dans les illustrations de ces manuscrits d'arpentage. Plusieurs de leurs traités, davantage par coquetterie que par utilité, citent des résultats de géométrie théorique.

De la quadrature des aires rectilignes au théorème de l'hypoténuse

Dans la Proposition II. 14, l'Auteur des Éléments résout le problème de la quadrature des aires rectilignes : « Construire un carré égal à une figure rectiligne donnée ». Pour ce faire il procède en deux temps : il suppose avoir trouvé un rectangle, R, égal à la figure A — il a expliqué comment faire dans la Proposition 45 du Livre I — puis il démontre comment trouver un carré C, équivalent en aire au rectangle R (voir figure 5 ci-dessous).

 

Figure 5

 

 

Grâce à la Proposition I. 45 la quadrature des figures rectilignes quelconques est ramenée à un cas particulier : celle des rectangles.

 

On peut envisager les choses autrement. Clairement toute figure rectiligne peut être découpée en triangles : un pentagone P est composé (d'au moins) trois triangles (voir figure 6 ci-dessous).

 

Figure 6

 

 

 

Supposons que nous sachions trouver un carré équivalent en aire pour n'importe quel triangle. Pour résoudre le problème de la quadrature des aires rectilignes, il suffira de savoir comme on peut trouver un carré équivalent à la somme de deux (trois, quatre, cinq …) autres carrés.

 

Bien entendu, par associativité, il suffit de savoir le faire pour deux carrés. Car si, par exemple, nous divisons notre pentagone P en trois triangles T 1, T 2, T 3, que nous supposions avoir trouver des carrés équivalents C 1, C 2, C 3, nous prendrons d'abord la somme des deux carrés C 1 et C 2, sous forme d'un carré, C 12, puis la somme des deux carrés C 12 et C 3. Il faut donc que nous nous posions le problème suivant : « comment trouver un carré équivalent à la somme de deux carrés donnés ? ».

La réponse se trouve dans l'une des plus célèbres Propositions d'Euclide, l'avant dernière (47e) de son premier Livre, le théorème dit de l'hypoténuse :

Dans les triangles rectangles, le carré sur le côté sous-tendant l'angle droit est égal aux carrés sur les côtés contenant l'angle droit.

Il établit aussi la converse dans le théorème qui suit. La propriété des carrés décrits sur les côtes d'un triangle énoncée ici est donc caractéristique de l'espèce "rectangle". D'un point de vue pratique, cette converse n'est pas sans intérêt. Comme le dit l'architecte romain Vitruve, en prenant trois règles de 3, 4, et 5 pieds, on construira une équerre très exacte, découverte fort utile, ajoute-t-il, pour la construction des degrés d'un escalier. La détermination de tels triplets de nombres (a, b, c), vérifiant a 2 + b 2 = c 2, était déjà connue des calculateurs babyloniens.

Figure 7 - Tablette cunéiforme Plimpton 322

 

Cette tablette, qui date du 2e millénaire avant J.C. (au plus tard vers 1600) comporte trois colonnes de nombres en notation sexagésimale et une numérotation des entrées de 1 à 15. Trois nombres entiers (a, b, c) constituent un triplet pythagoricien s'ils vérifient (P) : a ² + b² = c² . Les triplets enregistrés sur la tablette sont de la forme : [(b/a)² , b, c] avec (a, b, c ) vérifiant (P). Pourquoi avoir réalisé une telle table? Témoigne-t-elle d'une connaissance du théorème de l'hypoténuse (c'est-à-dire une interprétation géométrique)? Plusieurs documents le font penser (voir par exemple la tablette YBC 7289 contenant la valeur approchée de la diagonale d'un carré). Une certitude demeure : les techniques mathématiques des savants babyloniens, bien avant celles des Grecs, n'étaient pas cantonnées à de simples applications pratiques.

Eudème, on s'en souvient, avait tenté de déterminer les théorèmes géométriques que Thalès, selon lui, ne pouvait ignorer. D'autres auteurs, plus récents semble-t-il, firent de même pour Pythagore et plusieurs auteurs tardifs (outre Vitruve, Plutarque, Athénée de Naucratis, Diogène Laërce, Porphyre …) lui attribue la découverte du théorème qui, aujourd'hui encore, porte son nom. La chose les intéressa car, depuis un certain Apollodore le calculateur (II e s. avant J. C.), on associait la prétendue découverte de Pythagore à un sacrifice carné, pratique interdite par les préceptes de la secte pythagoricienne. Les sources classiques (Hérodote, Isocrate, Platon, Aristote …) mentionnent en effet Pythagore comme l'inventeur d'un « genre de vie » fondé sur de multiples prescriptions religieuses et observances rituelles, la croyance à la transmigration des âmes, le refus de certains cultes civiques mais aussi la volonté d'influencer le régime politique de certaines cités de Grande-Grèce (Italie du Sud, Sicile) … Rien n'indique qu'il se consacra à la géométrie. Même Proclus ne cache pas son scepticisme. Il préfère insister sur la perfection de la preuve euclidienne. Suivons son exemple.

La démonstration euclidienne du théorème de l'hypoténuse

 

 

Soit le triangle rectangle ABC ayant l'angle sous BAC droit.

Je dis que le carré sur BC est égal aux carrés sur BA, AC.

En effet d'une part que le carré BDEC soit décrit sur BC, d'autre part les carrés GB, HC sur BA, AC; et que par le point A, soit menée AL, parallèle à l'une quelconque des BD, CE.

Et que AD, FC soient jointes.

Le style euclidien possède certaines caractéristiques que nous avons déjà rencontrées dans les fragments d'Hippocrate : exposé synthétique, forme déductive, combinaison d'un texte et d'un diagramme pourvu de lettres, indissociablement liés l'un à l'autre et indispensables à la réalisation de la preuve. Les lettres sont les seules parties du discours mathématique qui n'appartiennent pas à la langue naturelle. Euclide n'utilise pas de symboles et son discours ne fait appel qu'à une toute petite portion de la langue grecque, grâce à l'usage de phrases stéréotypées quasi-formulaires. Il désigne les figures d'une manière économique. Par exemple il parle du carré BDEC (voir figure 8 ci-dessus) car tous ces sommets sont mentionnés dans le texte, mais il désigne les carrés sur AB, AC seulement par deux sommets opposés, respectivement (B, G) et (H, C) car cela lui suffit.

Le nœud de la démonstration consiste à établir que le rectangle BL et le carré ABFG sont égaux car ces quadrilatères sont doubles de triangles égaux, respectivement ABD et FBC. Euclide établit l'égalité préalable de ABD, FBC grâce à un cas d'égalité des triangles (I. 4) : nos deux triangles ont deux côtés égaux à deux côtés, lesquels contiennent des angles égaux.

Figure 9

 
Auparavant Euclide a soigneusement prouvé l'égalité des angles ABD, FBC comme sommes de deux angles égaux, deux à deux.

 

D'un point de vue moderne, l'égalité des triangles découle de ce qu'ils se déduisent l'un de l'autre par rotation de 90°.

 

La suite est simple : de la même manière, le rectangle CL sera égal au carré ACKH (Euclide se dispense des détails). Mais la réunion des rectangles BL et CL constitue le grand carré BDEC, donc celui-ci est égal aux deux carrés BG (+) HC.

Mais comment justifier le fait que le rectangle BL (resp. le carré BG) est double du triangle ABD (resp. FBC)? Ceci est établi dans un théorème antérieur dont le cadre, plus général, combine triangles et parallélogrammes : la Proposition I. 41. Elle se présente ainsi :

 

Figure 10

 
On a un parallélogramme ABCD et un triangle, BCE, qui ont donc la même base, BC. On suppose, en outre, qu'ils sont situés dans les mêmes parallèles, les droites BC, AE. On veut montrer que ABCD est le double du triangle BCE.

 

Avant d'aller plus avant dans la preuve de I. 41 il nous faut vérifier que celle-ci s'applique bel et bien dans I. 47, par exemple pour notre carré BG et le triangle FBC (Voir figure 8). Deux points sont évidents : un carré (comme BG) est un parallélogramme, c'est-à-dire une figure «à lignes parallèles». Idem pour un rectangle comme BL. En outre FBC et BG ont bien la même base, BF. Reste à vérifier qu'ils sont bien dans les mêmes parallèles.

Les droites FB, GA sont en effet parallèles (puisque BFGA est un carré par construction). Il faut donc montrer que le sommet C est bien sur le prolongement de la droite GA. Car on pourrait imaginer que les droites GA, AC constituent une ligne brisée (en A) : il n'en est rien. Euclide remarque : « Puisque chacun des angles sous BAC, BAG est droit, alors relativement à une certaine droite : BA, et en un point A qui est sur elle, les deux droites AC, AG, non placées du même côté, font des angles adjacents égaux à deux droits. Donc CA est en alignement avec AG. Alors pour la même raison BA est aussi en alignement avec AH ». Autrement dit, il se réfère à sa Proposition I. 14. Bon nombre des premiers résultats du Livre I consistent précisément à justifier ce qu'un lecteur trop pressé pourrait considérer comme totalement évident, par exemple un alignement.

Plus rien désormais ne s'oppose à ce que nous utilisions le résultat contenu dans I. 41 pour établir le théorème de l'hypoténuse. Grâce à I. 47 nous saurons trouver la "somme" de deux carrés donnés sous forme d'un carré. En effet, si les côtés des carrés donnés sont pris comme deux segments, AB, AC, nous formerons un triangle rectangle dont les côtés de l'angle droit sont égaux à AB, AC. Alors l'hypoténuse sera le côté du carré "somme". Si on voulait faire leur différence, on prendrait le plus grand comme hypoténuse d'un (autre) triangle rectangle, le plus petit comme l'un des côtés de l'angle droit. Le côté restant sera le côté du carré équivalent à la différence des deux carrés donnés.

Revenons à la preuve de I. 41. Euclide joint la diagonale AC (voir Figure 6). Il construit ainsi le triangle ABC qui, lui aussi, a BC pour base et est situé dans les mêmes parallèles. Ceci fait, il énonce deux assertions qui entraînent immédiatement le résultat cherché :

(a) Les triangles ABC, EBC, parce qu'ils ont la même base et sont dans les mêmes parallèles, sont égaux entre eux.

(b) Le triangle ABC est la moitié du parallélogramme ABCD, parce que AC est la diagonale et que la diagonale d'un parallélogramme le coupe en deux parties égales.

Cette seconde propriété est assez simple et découle de l'égalité des triangles ABC, ADC. Elle a une conséquence intéressante. Complétons la figure ci-dessus en introduisant le point F tel que EF = BC (figure 11 ci-dessous).

Figure 11

 
BCEF est un parallélogramme, lui aussi sur la même base et dans les mêmes parallèles et BE en sera la diagonale.

 

D'après (b), le triangle EBC sera donc la moitié du parallélogramme BCEF.

 

Autrement dit, grâce à la dichotomie du parallélogramme par la diagonale (b), si l'affirmation (a) est vraie, l'assertion (c) :

«Les parallélogrammes qui ont la même base et qui sont dans les mêmes parallèles sont égaux entre eux»,


le sera également et réciproquement. De manière synthétique :

«les parallélogrammes ou triangles qui ont la même base et qui sont dans les mêmes parallèles sont égaux entre eux».


Euclide traite les cas "triangles" (a) et "parallélogrammes" (c) séparément, dans I. 37 et I. 35 respectivement. Quant à (b), il l'est dans I. 34. Pour résumer le cheminement logique suivi dans cette portion du Livre I, on peut dire que les théorèmes I. 34-35 sont donc les fondements de la théorie de l'équivalence en aire contenue, notamment, dans les propositions I. 37, 41, 42, 47 et II. 14. A partir de là, il est facile de généraliser dans deux directions :

• si des parallélogrammes ou triangles ont des bases égales (et plus seulement la même base) et s'ils sont dans les mêmes parallèles, ils sont égaux entre eux.

• si des parallélogrammes ou triangles ont des bases inégales et s'ils sont dans les mêmes parallèles, ils seront inégaux et le plus grand sera celui qui a la plus grande base.

La première généralisation est faite dans les Propositions I. 36-38; la seconde est présupposée dans la Proposition VI. 1 : « les parallélogrammes ou triangles qui sont dans les mêmes parallèles sont entre eux comme leurs bases » laquelle, à son tour, est l'élément de base de toute la théorie des proportions entre figures semblables, exposée dans les Livres VI (figures planes) et XI (solides). Cela confirme, si besoin était, le caractère élémentaire de I. 35, pierre de fondation du dernier tiers du Livre I. Sa preuve mérite donc qu'on s'y arrête.

La preuve de la Proposition I. 35

Figure 12

 
Soient ABCD, EBCF des parallélogrammes sur la même base BC, et dans les mêmes parallèles AF, BC.

 

Je dis que le parallélogramme ABCD est égal au parallélogramme EBCF.

 

On peut distinguer différents éléments dans cette démonstration. Plusieurs résultats antérieurs sont utilisés :

• I. 33, puisque ABCD et EBCF sont des parallélogrammes, on a : AD = BC et BC = EF;

• I. 29, pour établir l'égalité des angles FDC, EAB, parce que les droites AB, CD sont parallèles.

• I. 4 (cas d'égalité des triangles), pour montrer que les triangles EAB, DFC sont égaux.

Nous pourrions donc poursuivre notre parcours régressif en recherchant les éléments mobilisés dans ces Propositions. Sans entrer dans les détails, contentons-nous d'une remarque à propos de la Proposition I. 29. Celle-ci affirme que « si une ligne droite tombe sur des droites parallèles, elle fait (i) des angles alternes égaux entre eux, et aussi (ii) l'angle extérieur égal à l'angle intérieur et opposé, et (iii) les angles intérieurs et du même côté égaux à deux droits ». C'est 29(ii) qui est utilisée ici pour établir une égalité angulaire, 29(i) l'est dans I. 34 pour le même genre d'inférence. Cette Proposition I. 29 est en fait quasiment équivalente au célébrissime postulat dit des parallèles (Demande N°5 chez Euclide, voir figure 13 ci-dessous) :

Figure 13

 
Demande 5 : « Et que si une droite tombant sur deux droites fait les angles intérieurs et du même côté, plus petits que deux droits, les deux droites, indéfiniment prolongées, se rencontrent du côté où sont les angles plus petits que deux droits ».

 

Si angle BEF + angle DFE < 2 droits (180°), les droites AB, CD, prolongées se couperont du côté de B, D.

 

Ce postulat intervient explicitement dans la preuve de I. 29(i) et n'en est, pour ainsi dire, que la contraposée. Car si les angles alternes AEF, EFD ne sont pas égaux entre eux, que AEF, par exemple, est plus grand, alors AEF + BEF, soit, deux droits, seront plus grands que BEF + EFD. Mais alors, d'après le postulat, les droites se rencontreront. Alors que dans l'hypothèse de I. 29 on les suppose parallèles.

Il y a tout lieu de croire que c'est précisément pour l'usage qui en est fait ici qu'Euclide a retenu la formulation plutôt complexe de son postulat des parallèles. C'en est d'ailleurs le premier usage. Autrement dit, les 28 premières Propositions du Livre I n'en dépendent pas; elle appartiennent à ce que l'on appelle parfois la géométrie "absolue". Si Euclide avait choisi une formulation équivalente plus simple, telle la forme de Playfair (« par un point non situé sur une droite, il passe une parallèle et une seule à cette droite »), il n'est pas certain que tant de géomètres, dès l'Antiquité, aient essayé de démontrer cette assertion qui, comme sa contraposée (I. 29(i)), leur paraissait avoir l'allure d'un théorème.

Mais revenons à notre proposition I. 35. Une autre sorte d'ingrédients intervient dans sa preuve, et ce point mérite lui aussi d'être souligné (voir figure 11 plus haut).

• Euclide part de l'égalité des deux droites AD, EF à une même troisième, BC, pour en déduire qu'elles sont égales entre elles. Cette transitivité est posée dans la Notion Commune 1 :

«Les choses égales à une même chose sont aussi égales entre elles».

• Ajoutant DE à chacune d'elles, il en déduit que AE = DF. Cette compatibilité de l'égalité avec l'adjonction est posée dans la Notion Commune 2 :

«Et si, à des choses égales, des choses égales sont ajoutées, les touts sont égaux».

• Ayant établi (par I. 4) que les triangles ABE et DCF sont égaux, il retranche leur portion commune — le triangle DGE — et en déduit l'égalité des quadrilatères ADGB, EGCF. Cette compatibilité de l'égalité avec le retranchement est posée dans la Notion Commune 3 :

«Et si, à partir de choses égales, des choses égales sont retranchées, les restes sont égaux».

• Enfin, pour aboutir à l'égalité cherchée des parallélogrammes ABCD, EBCF, il ajoute le triangle BGC à chacun des quadrilatères. Il a donc utilisé une nouvelle fois la compatibilité avec l'adjonction posée dans la Notion Commune 2, non plus pour des lignes, mais cette fois pour des aires.

On voit que la Proposition I. 35 requiert donc les trois notions communes (ou axiomes) qui gouvernent certaines manipulations de la relation d'égalité. Et nous avons vu que la preuve utilise également le postulat des parallèles. Nous pouvons donc dire qu'elle présuppose les principaux principes (postulats et axiomes) du Livre I d'Euclide.

Géométrie de la mesure et fondation logique

Le déploiement de toutes ces subtilités logiques peut paraître assez vain. Car les équivalences en aire qui font l'objet des Propositions I. 35-41 sont absolument triviales si nous nous rappelons les formules de calcul que nous avons apprises à l'école :

• La surface d'un parallélogramme est le produit de sa base par sa hauteur : S = B x h.

• La surface d'un triangle est la moitié de ce produit, S = (1/2)(B x h).

Soit. Mais, précisément, comment justifier ces formules ?

Pour la seconde, c'est facile : il suffit de montrer qu'un triangle est la moitié d'un parallélogramme de même base et hauteur. Or c'est justement ce qu'Euclide montre, de manière démonstrative, dans la deuxième partie de I. 34. Quant à la première égalité, on peut dire qu'elle est "évidente" pour un rectangle (S = L x l) et qu'il suffit de l'étendre au cas des parallélogrammes quelconques. C'est en quelque sorte ce qui est établi dans I. 35-36 puisque ces Propositions permettent d'affirmer que tout parallélogramme est égal à un rectangle qui a une base et une hauteur égales aux siennes. On peut donc lire cette partie des Éléments comme une fondation théorique des procédures du calcul des aires planes les plus élémentaires, parallélogrammes et triangles.

D'autres démarches que celle d'Euclide sont possibles, aussi bien pour justifier I. 35 que I. 47, par exemple celle de la géométrie par "couper-coller". Celle-ci opère par découpage et recollement, opérations d'ailleurs utilisées dans les preuves euclidiennes de I. 35, 47. Son présupposé fondamental est que découpage et (re)collement n'affectent pas la somme des mêmes aires partielles quand on la réalise de deux manières différentes (voir figures 14-15 ci-dessous).

Figure 14

  Cas particulier de I. 35 :

Tout parallélogramme est égal à un rectangle qui a une base et une hauteur égale à la sienne.

On découpe ACC'. On le colle sur BD comme BDD'.
     
     

Figure 15

 

 

On pose :

AB = HJ = GF = AH = BJ = DC = EK = GL


et :

BC = JD = EF = ED = JF = GH = GK = AL

cas particulier de I. 35 : tout parallélogramme est égal à un rectangle qui a une base et une hauteur égale à la sienne.

On découpe ACC'. On le colle sur BD comme BDD'.

On compare deux décompositions du carré décrit sur la droite AC, somme de AB et BC ;

• on voit que les quatre triangles BCJ, DCJ, HGJ, FGJ sont égaux entre eux et aux quatre triangles ABL, BCD, EDK, GKL, car ce sont des triangles rectangles dont l'angle droit est contenu par des droites égales à AB, BC.

• Ce qui reste dans la figure de gauche, le carré BDKL, est donc égal à ce qui reste dans la figure de droite, les carrés ABJH, DEFJ.

Et le côté du carré BDKL est égal à l'hypoténuse du triangle rectangle dont l'angle droit est contenu par des droites égales à AB, BC; le carré ABJH est le carré décrit sur AB, DEFJ est celui décrit sur BC.

D'où le théorème de l'hypoténuse.

L'effet psychologique de conviction que procurent ces preuves par découpage et recollement ne le cède en rien à celui qu'engendre la démarche euclidienne. On peut même les trouver plus expédientes. La principale différence avec l'approche déductive est de nature logique : la manipulation par découpage et recollement produit une justification particulière, autonome, mais "au coup par coup". A l'inverse, la méthode euclidienne présuppose une démarche "rétrograde" qui n'est pas explicitée mais qui a préalablement déterminé les étapes successives de la chaîne déductive pour aboutir au théorème de l'hypoténuse, en l'occurrence : les Propositions 1 à 5, 7 à 11, 13 à 16, 18 à 20, 22-23, 26-27, 29 à 31, 34-35, 37, 41, 46, soit 29 des Propositions I. 1-46. Ce sont les « éléments » de I. 47.

Au niveau global, cette forme euclidienne — par contraste avec la géométrie par découpage et recollement —, implique, pour écarter toute régression à l'infini et pour éviter que quelque cercle vicieux implicite ne s'introduise subrepticement, que l'on fasse la distinction entre «ce qui n'est pas démontré», les principes de la démonstration et «ce qui est dérivé des principes», les Propositions. C'était particulièrement clair dans la Proposition I. 35, pierre de fondation des procédures du calcul des aires rectilignes simples, dont la démonstration mobilisait les postulats et les axiomes les plus importants de la géométrie d'Euclide.