Mathématiques et traditions lettrées dans l'Antiquité tardive
Bernard Vitrac, Centre Louis Gernet (CNRS - Ecole Pratique des Hautes Etudes)
Editeur : Eric Vandendriessche (Responsable éditorial de CultureMATH)

 

SOMMAIRE

Figures

     

Au IVe siècle de notre ère, l'Empire romain, surtout dans sa partie occidentale, est très affaibli par d'incessantes invasions qui ruinent son économie. Progressivement l'Orient, moins affecté, s'en détache et la partition en deux empires dits l'un d'Orient, l'autre d'Occident, est consommée en 395. Le phénomène a certainement été favorisé par certaines initiatives de Constantin, empereur de 305 à 337. Ainsi celui-ci décide de fonder une nouvelle cité qui portera son nom, Constantinople, sur le site de l'antique Byzance. Les rites de fondation sont exécutés en 330. Symbole d'une époque nouvelle, comme l'avait été Alexandrie en son temps, elle deviendra la capitale de l'Empire d'Orient, dit Byzantin. Constantin est aussi le premier empereur chrétien. Par conséquent il ne se définit pas comme un magistrat suprême — ce qu'étaient les premiers empereurs, ni comme un despote prétendant descendre des Dieux. Il se considère comme l'Élu de Dieu et son représentant sur terre. Son règne inaugure donc une nouvelle époque de l'Antiquité, celle d'une monarchie de droit divin, dans laquelle l'armée et la bureaucratie tiennent le haut du pavé.
 

Les derniers mathématiciens alexandrins

Les mathématiciens ont très peu de place dans ce monde où l'énergie intellectuelle — quand elle existe — est absorbée par la codification du droit et la théologie, par la fixation de la doctrine chrétienne et le combat contre les hérésies. Quelques scientifiques importants exercent pourtant leur talent, dans la partie orientale de l'Empire évidemment. Il se pourrait même que le Musée d'Alexandrie ait existé jusqu'à la fin du IVe siècle. Théon, géomètre et astronome, en est le dernier membre recensé. Il n'y a plus aucune mention de cette institution au siècle suivant. Sans doute s'agissait-il, dans le cas de Théon, de sa forme rénovée par les premiers empereurs — un établissement d'enseignement —, et non pas du Muséion érigé par les Ptolémées. Celui-ci, en effet, avait été établi dans le quartier royal, dit Brouchion, lequel fut complètement dévasté lors de la guerre qui opposa Zénobie, reine de Palmyre, et l'empereur Aurélien en 272. Alexandrie fut à nouveau mise à sac par Dioclétien en 297-298.


       Toujours dans ce registre dramatique, en 391 ou 392, après que l'empereur Théodose ait condamné le paganisme, interdit les sacrifices et la fréquentation des temples, le patriarche d'Alexandrie, Théophile, organisa le démantèlement du Sérapéium, principal sanctuaire païen de la cité. Sérapis était une divinité hybride, gréco-égyptienne, dont le culte avait été favorisé par les Ptolémées. Son temple abritait une importante bibliothèque, décrite comme la "fille" de la grande bibliothèque. Plusieurs intellectuels païens, philosophes, poètes, professeurs de littérature … participèrent à la défense du Sérapéium, mais le patriarche fit appel aux autorités qui attribuèrent le temple à l'Église. En 412 Théophile mourut et son neveu, Cyrille, lui succéda. Violent et dévoré d'ambition, il entra très vite en conflit avec les chrétiens modérés, avec la communauté juive, très importante à Alexandrie, et même avec Oreste, le représentant de l'autorité impériale. Celui-ci était l'ami de la philosophe et mathématicienne Hypatie, la fille de Théon. Les partisans de Cyrille firent courir le bruit qu'elle constituait un obstacle à la réconciliation des chrétiens — elle-même était païenne — et qu'elle avait envoûté Oreste grâce à sa pratique de la magie noire ! En mars 415, pendant le Carême, un groupe de chrétiens extrémistes, emmené par un certain Pierre, s'en prit à Hypatie alors qu'elle rentrait chez elle. Expulsée de son chariot, elle fut emmenée dans l'église Cæsarion, un temple autrefois consacré au culte de l'Empereur reconverti. Là, ses vêtements furent déchirés et elle fut massacrée à coups de tessons de poterie. Sa dépouille fut traînée jusqu'à une place pour être brûlée sur un bûcher.

Figure 1 : Lécythe attique (vers 430 avant J.C.)

 

 

Une femme a retiré un rouleau d'un coffre ouvert devant elle et le lit. Les (riches) athéniennes étaient à l'occasion musiciennes, chanteuses, poétesses. Elles savaient lire et organisaient, entre elles, des concours. La musicologue Ptolémaïs vivait à une époque bien plus tardive, probablement au début de notre ère et s'inscrit dans la tradition néo-pythagoricienne. Celle-ci était certainement plus ouverte que le reste de la société sur la question des femmes. A la fin de sa Vie pythagorique, Jamblique de Chalcis dresse la liste des membres de l'école pythagoricienne. Il enregistre 17 femmes. Hypatie se réclamait elle aussi du néoplatonisme et du néopythagorisme. Cela dit, les seuls disciples qu'on lui connaisse sont des hommes !

Les auteurs romantiques ont fait du meurtre d'Hypatie un symbole, celui de l'acharnement des chrétiens fanatiques contre les derniers membres de l'élite païenne cultivée. En fait, Hypatie entretenait de bonnes relations avec les chrétiens modérés, notamment Oreste, et deux de ses disciples deviendront évêques. Sa mort relève de l'assassinat politique. La tentation d'en faire un symbole était grande pour une autre raison : c'était une femme mathématicienne, on dit même assez souvent, la seule que l'Antiquité ait connue. Là aussi, ce n'est pas tout à fait vrai. On connaît une musicologue, Ptolémais de Cyrène, qui avait composé des Éléments de musique pythagoriciens  dont quelques fragments sont conservés par Porphyre. Le Manuel harmonique de Nicomaque de Gérasa est dédié à une femme, « la meilleure et la plus digne », dont nous ne connaissons pas le nom. Pappus consacre une longue discussion, au début du troisième Livre de sa Collection,  à commenter une solution proposée par un disciple de Pandrosion, une dame qui enseignait la géométrie. Constatons toutefois que les mathématiques, dans l'Antiquité comme aujourd'hui d'ailleurs, ne connaissent guère la parité !
 

Les mathématiques comme pratique lettrée

     L'Antiquité tardive est considérée par la plupart des historiens des sciences comme une période de décadence. Si le seul critère retenu pour caractériser le travail scientifique est la recherche de nouveaux résultats, la volonté d'innover associée à un progrès opérant par accumulation et perfectionnement, si son histoire est réduite à l'identification des « grandes découvertes », le jugement n'est pas faux. Le contraste est net entre les auteurs tardifs et les préfaces des géomètres de l'époque hellénistique. Ceux-ci mettaient fortement l'accent sur l'originalité de leurs contributions, l'importance de nouvelles découvertes et même, dans de rares cas tel celui de la méthode d'Archimède, sur la valeur prospective de certains travaux. A l'inverse, les préoccupations pédagogiques étaient absentes de ces textes. Quant à la dimension historique, elle y était présente justement comme composante d'un discours sur la nouveauté, ou comme procédure de justification ou d'autorité. Cette façon de présenter l'activité mathématique ne subsiste déjà plus à l'époque impériale. Peut-être verrions-nous les choses un peu différemment si nous connaissions mieux les travaux de certains auteurs comme Diodore ou Ménélaos d'Alexandrie, ou ceux des géomètres dont parle Pappus à propos de courbes et dont nous ignorons jusqu'à l'époque exacte où ils vivaient. Mais au-delà du problème posé par la rareté de nos sources, reste à accepter d'envisager positivement de nouvelles caractéristiques de l'activité mathématique des Anciens. Elles apparaissent au début de notre ère et ne sont d'ailleurs pas propres aux mathématiques. Elles sont partagées par l'ensemble des traditions savantes et sont homogènes à l'idéal éducatif du temps.

     Il s'agit désormais de commenter, de rééditer en améliorant et en complétant, d'annoter des textes considérés comme des classiques, quoique d'époques différentes : les géomètres de l'époque hellénistique et les ouvrages de Claude Ptolémée. En littérature, dès le IIe siècle, Virgile et Cicéron chez les Latins, sont des modèles mis en parallèle avec Homère et Démosthène … Ce qui vient d'être dit pour Hypatie vaut déjà pour Héron, Pappus, et s'appliquera encore à Proclus et Simplicius. Tous ces auteurs commentent les Éléments d'Euclide. Pappus, Théon d'Alexandrie et Eutocius font de même pour l'Almageste de Ptolémée et ses Tables faciles. Le père d'Hypatie a aussi réédité les Éléments, les Données et l'Optique d'Euclide. Ce sont même ses versions qui, pour l'essentiel, ont été transmises à la postérité. Aux XVe-XVIe siècles plusieurs bons esprits pensaient que seuls les énoncés des Éléments provenaient d'Euclide et que les démonstrations et les lemmes étaient dus à Théon. Après lui, Eutocius, au VIe siècle, réédite et commente les quatre premiers Livres des Coniques d'Apollonius. Trois monographies d'Archimède (Sphère et cylindre, Mesure du cercle, Équilibres-plans ) ont également été l'objet de son exégèse …

Figure 2 : Manuscrit du commentaire de Proclus au premier Livre des Éléments.

 

Seulement deux ou trois livres de commentaires grecs sur les Éléments d'Euclide nous sont parvenus, celui de Proclus, sur le Livre I, celui attribué à Pappus, sur le Livre X, conservé grâce à une traduction arabe. On dit qu'il existe également un commentaire de Simplicius sur les principes du premier Livre, formant une introduction à la géométrie, conservé dans une traduction hébraïque, faite elle-même à partir d'une traduction arabe de ce texte. Ici, il s'agit de la fin des commentaires au 4e postulat : « Et que tous les angles droits soient égaux les uns aux autres » et du début de ceux au célèbre (5e) postulat, dits des parallèles. Dans les deux cas, Proclus n'accepte pas les choix euclidiens : selon lui il s'agit de deux assertions démontrables.

Il est parfaitement possible d'innover dans ce genre d'activités mais c'est surtout la continuité vis-à-vis d'un patrimoine intellectuel commun que l'on cherche à souligner. Progressivement une autre conception de l'invention prévaut, proche de celle que pratiquaient à la même époque sophistes et rhéteurs : fabriquer du "nouveau" avec de l'"ancien". Prendre un thème classique — par exemple un de ceux que l'on trouve dans les écrits d'Aristote, comme la quadrature du cercle —, et composer un florilège de résultats ou d'extraits de textes pertinents. De nouvelles formes littéraires sont alors privilégiées, le commentaire bien sûr, mais aussi les collections, les recueils de définitions, la constitution de corpus spécialisés. Nous avons vu l'exemple de celui dit du « Lieu analysé » décrit par Pappus dans le Livre VII de sa Collection. Au Livre VI, il présente un autre corpus, composé de traités élémentaires offrant une première approche de l'astronomie mathématique non arithmétisée, rédigés par différents auteurs hellénistiques : Autolycos, Euclide, Aristarque, Théodose. Pappus laisse entendre qu'un tel corpus était utilisé dans l'enseignement alexandrin. Sa Collection  elle-même représente un riche ensemble, même s'il s'agit plutôt des « Collected papers » d'un même auteur, réunis après coup et peut-être longtemps après sa mort.

Figure 3 : Manuscrit de la Collection mathématique de Pappus et frontispice de l'édition de Commandino.

 

 

  

La Collection mathématique de Pappus comportait originellement huit Livres. Le premier et la moitié du second environ sont perdus. Le huitième a également souffert. Il a d'ailleurs circulé indépendamment du reste, sous le titre Introduction à la mécanique.  Il est apparemment le seul à avoir été connu des savants d'expression arabe. La Collection n'est certainement pas un ouvrage destiné à la publication mais plutôt un regroupement d'écrits divers, plus ou moins bien articulés. Elle a peu circulé. Tous les manuscrits connus dérivent d'un même exemplaire, un manuscrit du Xe siècle, reproduit ici. La publication d'une traduction latine par F. Commandino en 1588 (ci-dessus la réédition de Venise en 1589) fut assez tardive, mais l'ouvrage, en particulier le Livre VII et les indications qu'il contient sur certains ouvrages perdus du corpus dit du « Lieu analysé », eut un succès considérable.

Les apports de l'Antiquité tardive

     Certaines données de l'histoire matérielle du livre peuvent avoir ici leur importance. Le livre ancien était d'abord le rouleau de papyrus d'une taille relativement modeste qu'il faut dérouler pour lire ou consulter. Au début de notre ère apparaissent des carnets de notes, puis, progressivement, des livres, au sens "moderne" du terme, constitués de cahiers reliés ensemble et dont on peut feuilleter les pages. La taille peut en être très variable, mais elle permet généralement d'écrire bien davantage que sur un rouleau. La constitution matérielle des corpus, les œuvres d'un même auteur, les collections thématiques, s'en trouve facilitée. En outre la page et ses marges offrent tout un espace disponible pour l'inscription d'annotations (voir Figure 4).

Figure 4 :  Manuscrit de la Proposition I. 8 des Métriques de Héron

 

Manuscrit avec scholies de la fin de la démonstration géométrique de la formule dite de Héron, pour le calcul de la surface S d’un triangle à partir des longueurs (a, b, c) des trois côtés (Métriques, I. 8) :

 

La marge supérieure contient une première annotation, fausse et barrée, tandis que les marges gauche et inférieure sont remplies par une seconde scholie qui cherche à comprendre la preuve en raisonnant (mal) sur un cas très particulier : le triangle rectangle isocèle ! Cette profusion d’annotations rend parfois la lecture difficile, provoque des erreurs d’interprétation au cours des copies successives mais témoigne de l’utilisation et de la lecture — « calame en main » — des écrits mathématiques dans l’Antiquité tardive puis à l’époque byzantin.

On peut dire que les auteurs de l'Antiquité impériale ou tardive évoqués plus haut sont des mathématiciens capables. Mais la recherche de l'innovation n'est pas le ressort de leurs activités. C'est particulièrement évident chez ceux qui appartiennent à l'école néo-platonicienne pour qui l'intérêt — réel — pour les mathématiques est cependant subordonné à l'utilisation que l'on peut en faire dans la formation philosophique qu'ils dispensent. Celle-ci ne requiert sans doute pas que l'on domine les questions les plus avancées, ni même que l'on s'intéresse à l'ensemble des spécialités. D'où une sorte de repli sur le quadrivium dit pythagoricien, système idéal des sciences mathématiques tel qu'il était conçu à l'époque de Platon, plusieurs siècles auparavant et que la période hellénistique avait fait explosé.

Figure 5 : La translittération à Byzance au IXe siècle

 

Le passage du rouleau de papyrus au codex de parchemin a partiellement déterminé la transmission des textes anciens jusqu'à notre époque, d'autant que la durée de vie d'un rouleau n'était pas très longue. Un autre changement dans les techniques du livre, plus précisément dans l'écriture, a eu aussi son importance. A la fin du VIIIe siècle, à Constantinople, on abandonna l'écriture majuscule dite onciale, au profit d'une forme d'écriture minuscule. D'où une translittération des ouvrages considérés comme utiles. Presque tous les manuscrits mathématiques qui nous sont parvenus sont postérieurs à cette opération (et donc en minuscules). Ici, de manière totalement anachronique, on a représenté Saint Luc en train de transcrire son propre Évangile.

Pourtant les nouvelles formes littéraires subvertissent parfois la distinction très tranchée que l'on observait dans les traités "classiques" entre exposé mathématique et considérations métadiscursives, strictement cantonnées aux préfaces. Et par conséquent beaucoup d'informations historiques nous sont connues seulement grâce à Pappus, Proclus, Marinus, Eutocius, Simplicius … Nous leur devons les très précieux fragments des Histoires d'Eudème et des extraits parfois substantiels de traités perdus (Ératosthène, Zénodore, ), écrits rédigés plusieurs siècles auparavant. Au-delà de ce rôle de transmetteurs, certains proposent même des réflexions métamathématiques et méthodologiques dignes d'intérêt. Le cas le plus éloquent est sans doute la « philosophie de la géométrie » élaborée par Proclus dans le second prologue de son commentaire au premier Livre d'Euclide. Il cherche à concilier les exigences de l'épistémologie et de la théorie de la connaissance platoniciennes avec les pratiques des mathématiciens, notamment les formes nouvelles apparues dans le cadre de la géométrie supérieure des courbes et développées surtout à l'époque hellénistique. Ce texte de Proclus et la Collection de Pappus (qui fournissait des matériaux d'une très grande richesse) connurent un succès extraordinaire lorsqu'ils furent à nouveau accessibles, à la Renaissance.

     Il n'est pas possible d'aborder ici toute une série d'autres questions à propos de la transmission de l'héritage des géomètres alexandrins et de ses multiples réappropriations actives, d'abord par les savants médiévaux d'expression arabe, probablement dès la fin du VIIIe siècle, puis par les Latins, au XIIe siècle. Déjà dépassé par les géomètres des pays d'Islam, cet héritage cessa d'être un important stimulant pour la recherche mathématique au cours du XVIIe siècle.