Archimède
Bernard Vitrac, Centre Louis Gernet (CNRS - Ecole Pratique des Hautes Etudes)
Editeur : Eric Vandendriessche (Responsable éditorial de CultureMATH)

 

SOMMAIRE

Encarts

Archimède


            En 264 avant J.C., sous un prétexte futile, Rome décide d'intervenir en Sicile et d'y affronter les Carthaginois qui dominaient l'Ouest de l'île. La guerre qui s'ensuivit — la première guerre punique — dura plus de vingt ans, aboutit à une défaite carthaginoise et à la domination romaine sur une grande partie de la Sicile. A l'Est toutefois, autour de Syracuse, le roi Hiéron, habilement rallié aux Romains, sut profiter des circonstances pour faire fructifier son petit royaume. Il régna 54 ans, jusqu'à sa mort en 215, à l'âge de 92 ans ! Mais les Carthaginois voulaient venger leur défaite et, en 218, Hannibal, parti d'Espagne, franchit les Alpes avec son armée. La seconde guerre punique commençait qui s'achèverait avec une nouvelle défaite de Carthage et le début de l'expansion romaine hors d'Italie. La Sicile se trouvait entre les deux théâtres d'opération mais, jusqu'à la mort de Hiéron, Syracuse resta fidèle à son alliance avec Rome. Mais après, l'opposition à l'hégémonie romaine l'emporta dans la cité qui conclut un accord avec Carthage. En 214 Marcellus attaqua la ville, espérant l'enlever rapidement. Il échoua, raconte Polybe, essentiellement à cause des machines et ruses de guerre conçues par Archimède. Le consul romain entreprit donc le siège et la ville tomba en 212. Le géomètre, déjà âgé, trouva la mort au cours du pillage qui s'en suivit. D'innombrables œuvres d'art furent transportées comme butin à Rome. De cet épisode date, dit-on, l'admiration des Romains pour l'art grec.

Figure 1- Mosaïque (époque Renaissance) : la mort d'Archimède.

 

Archimède et ses machines défendirent Syracuse. Il a pu mourir au combat. Mais la tradition figurée a retenu la version platonisante — en fait la plus « politiquement correcte » des trois versions — transmise par Plutarque : absorbé par l'étude d'un diagramme géométrique, Archimède ne s'est même pas rendu compte que les Romains étaient entrés dans la ville. La mosaïque fixe l'entrée du soldat qui ordonne au géomètre de le suivre. Celui-ci lui demande d'attendre qu'il ait résolu son problème. Irrité, le soldat le tue. Dans une autre version, moins idéalisante, Archimède, chargé d'instruments scientifiques, vient les offrir à Marcellus (avec ses services ?). Il rencontre des soldats qui, persuadés qu'il porte un coffre rempli d'or, le tuent.

Les circonstances dramatiques de sa mort expliquent partiellement le nombre des témoignages qui concernent Archimède : plusieurs dizaines d'auteurs en tout genre, historiens, poètes, mathématiciens, médecins, philosophes, théologiens et prosateurs divers se réfèrent à lui. Très tôt, la vie et le caractère d'Archimède sont devenus l'objet d'anecdotes merveilleuses ou édifiantes. D'où sa distraction légendaire qui lui faisait oublier de manger ou de se baigner. Absorbé par une démonstration, il ne se serait même pas rendu compte de la chute de Syracuse. Pour un certain nombre d'épisodes nous disposons de plusieurs versions divergentes ou contradictoires. Chaque auteur ne retient en effet que ce qui sert son propos. Ainsi le récit du siège de Syracuse est, pour l'historien Polybe — né tout juste une décennie après les évènements —, l'occasion de souligner le rôle décisif des individus exceptionnels face aux masses. Mais l'écrivain et philosophe platonicien Plutarque de Chéronée (46-120) le réinterprète comme l'opposition de l'âme (Archimède) et du corps (les autres Syracusains). L'orateur et homme politique Cicéron cherche surtout à dédouaner les Romains que l'on pouvait tenir pour responsables de la mort de cet illustre savant. Aussi est-il muet sur le siège et la prise de Syracuse.
            Il préfère évoquer deux globes célestes, dont un planétarium mobile, construits par Archimède et qui ont suscité une grande admiration. Encore est-ce pour souligner que c'est là le seul butin que le vainqueur Marcellus s'est autorisé à prendre et qu'il a consacré l'un des deux dans le temple de la Vertu. Cicéron lui-même — alors qu'il était questeur en Sicile — fit en quelque sorte la leçon aux Syracusains et servit la gloire d'Archimède en retrouvant son tombeau, négligé par ses compatriotes. En citant les inventions qui lui sont attribuées, médecins, géographes, architectes ou arpenteurs montrent l'étendue de leur culture. Tel théologien évoque le planétarium d'Archimède pour suggérer la possibilité d'un créateur du cosmos, une sorte de preuve cosmologico-mécanique de l'existence de Dieu ! Ces nombreuses citations nous en disent davantage sur leurs auteurs que sur la vie d'Archimède. Pour ne donner qu'un seul exemple, si nous savons qu'il était le fils de l'astronome Phidias, ce n'est pas grâce à eux : c'est lui-même qui nous l'apprend, incidemment, dans son Arénaire.

Ingénieur ou géomètre ?


            Archimède exerça ses incomparables talents dans quatre spécialités mathématiques au moins : la géométrie, l'astronomie, la mécanique et l'optique. Mais si le Syracusain fut incontestablement le savant le plus célèbre de l'Antiquité, c'est moins comme géomètre que comme "ingénieur". Peu d'auteurs, une dizaine tout au plus, mathématiciens pour la plupart, se réfèrent à ses travaux théoriques, notamment géométriques. S'il mérite, aux yeux du plus grand nombre, l'éternelle admiration des hommes, c'est à cause des machines dont on lui attribue, parfois d'une manière abusive, l'invention et/ou la fabrication : machines de guerre (telles que catapultes, scorpions, "grues", miroirs ardents), vis hélicoïdale, système à poulies multiples, balance dite romaine, orgue hydraulique, planétarium …

Figure 2 - Machines de guerre : catapultes et tours d'assaut d'après un manuscrit du XIe s.

 

       

La construction et le perfectionnement des machines de guerre ont été l'un des moteurs du développement de la mécanique grecque. A ce titre elle fut encouragée par les souverains, notamment par les Ptolémées. Comme en architecture, la technique de construction est modulaire. Une dimension, par exemple, dans les catapultes, le diamètre du trou au travers duquel passe le faisceau de cordes ou de boyaux à tendre, sert d'unité de mesure et détermine la taille de toutes les parties de la machine, ainsi que le poids des projectiles à utiliser.

Mais ce portrait d'inventeur génial et fécond, comparable à certaines divinités technicistes de la mythologie, ne plait pas à tout le monde. Plutarque de Chéronée, l'auteur des Vies parallèles,  consacre l'une d'elles à Marcellus, le vainqueur de Syracuse. Il brosse un tout autre tableau, celui d'un Archimède pur géomètre n'éprouvant que mépris pour les réalisations techniques et matérielles. Il lui faut pourtant donner une place au récit traditionnel, notamment en ce qui concerne l'utilisation des machines de guerre qui avait tant fasciné ses prédécesseurs. Le récit de Plutarque est brillant et séduisant. Comme c'est le plus complet, sinon le plus précis, il est le plus souvent cité, oubliant l'objectif qu'il poursuit : exalter la mathématique "pure", dévaloriser la technique et les techniciens. Sa manière d'expliquer la présence de nombreuses machines de guerre à Syracuse, à elle seule, mérite le détour. Il affirme d'abord que ce n'était là, pour Archimède, qu'un jeu de géomètre, résultat d'une commande de la part du Roi Hiéron qui engageait ainsi Archimède à vulgariser sa science auprès du bon peuple ! Suit une sorte d'excursus sur l'origine de la mécanique, à l'époque d'Archytas et de Platon, qui ne brille pas par sa pertinence. Plutarque confond, ou veut confondre, les résolutions faisant appel à des courbes géométriques avec les solutions instrumentales approchées.
            Puis, reprenant le fil de son récit, il nous apprend que c'est en fait Archimède qui avait pris l'initiative d'écrire au Roi, son parent et ami. Dans sa lettre, il affirmait : « s'il y avait une autre terre où se tenir, je pourrai soulever celle-ci ». L'affirmation supposait qu'une force donnée puisse mouvoir n'importe quel poids, si grand soit-il, ce qui était une façon quelque peu hyperbolique de contredire certaines assertions bien connues de la Physique  d'Aristote, en particulier qu'en dessous d'un certain seuil, une puissance mécanique n'a pas d'effet. Émerveillé, le Roi aurait demandé au Mécanicien de faire une démonstration pratique de son principe. Et Plutarque d'enchaîner avec un autre épisode célèbre de la légende archimédienne : celui du halage d'un navire. Dans cette version — il y en a d'autres —, un très grand navire fut tiré à terre au prix de gros efforts d'une main d'œuvre nombreuse. Le bateau fut chargé d'hommes et de sa cargaison, mais Archimède, grâce à un système à plusieurs poulies destiné à démultiplier les forces, assis et d'un geste tranquille de la main, put sans effort tirer le navire vers lui en le faisant glisser sans à-coups ! Un tel succès stupéfia Hiéron qui engagea Archimède pour construire des machines de guerre.

Figure 3 - Représentation du Baroulkos de Héron (schéma moderne)

 

Le paradigme du problème mécanique est de mouvoir un grand poids avec une petite force. Pour démultiplier la puissance de celle-ci on utilise une machine. Plusieurs anecdotes de la légende d'Archimède se rapportent à ce topos. Ici on représente le Baroulkos, décrit par Héron d'Alexandrie dans ses Mécaniques,  qui est un système d'engrenages dans lequel la démultiplication est théoriquement fonction des rapports entre les circonférences des différentes roues. D'où la nécessité, pour les éléments intermédiaires, de solidariser une grand roue (entraînée) et une petite (entraînante) ayant la même vitesse angulaire.

Le récit de Plutarque ne peut certainement pas être accepté sans réserves. Pour toutes ces anecdotes, nous avons des versions divergentes et il n'est pas possible de savoir si tel ou tel détail correspond ou non à la "réalité". Ainsi, en ce qui concerne l'épisode du navire, Athénée et Proclus nous proposent un récit différent. Hiéron avait un peu la folie des grandeurs. Outre un autel de près de 200 m de long et de 24 m de large, il avait fait construire le plus gros navire qu'ait connu l'Antiquité, le Syracusia,  qu'il voulait expédier au roi Ptolémée, chargé d'une cargaison de 2000 tonnes. Mais tous les Syracusains réunis ne purent mettre le navire à l'eau. Grâce à un mécanisme, Archimède permit à Hiéron seul de le mouvoir jusqu'au port. A l'issue du voyage inaugural Hiéron en fit don à Ptolémée : Alexandrie était le seul port capable de l'accueillir !
            Proclus ne précise pas la nature de la machine mais Athénée la décrit comme une vis sans fin, inventée par Archimède et mise en mouvement par « peu de monde ». Autres variantes, Plutarque fait d'Archimède le parent du Roi alors que d'autres soulignent la modestie de sa condition. Il affirme aussi qu'Archimède n'avait rien écrit sur ses machines et inventions. Là aussi il contredit d'autres sources, notamment Vitruve et Pappus. Finalement, malgré ce qu'en dit Plutarque, il semble bien que ce soit Archimède qui ait sollicité le patronage du Roi comme le feront, plus tard, les ingénieurs de la Renaissance. Ceci n'est guère consonant avec le mépris des techniques que lui attribue l'auteur de la Vie de Marcellus.  Celui-ci préfère souligner la qualité incomparable des écrits théoriques d'Archimède qu'il dépeint comme une sorte de « Socrate », possédé par la Muse géométrique. Le portrait ainsi brossé possède sa cohérence. Il est en plein accord avec la position qu'adopte Plutarque dans le débat qui sévit, au cours de l'époque impériale (Ier -  IIe s.), au sujet du statut de la mécanique en tant que spécialité partiellement mathématisée. Nous en avons l'écho dans d'autres textes du même auteur, mais aussi dans certaines préfaces de Héron ou de Pappus d'Alexandrie.

Figure 4 - La vis d'Archimède 

 

  

Schéma d'une vis sans fin et terre cuite représentant un esclave utilisant une telle vis, dite vis d'Archimède.

 

Il est assez extraordinaire que les Modernes aient bien souvent pris pour argent comptant les affirmations du philosophe de Chéronée concernant le soi-disant mépris des techniques de la part de l'un des savants les plus complets de son temps, ingénieur et  géomètre. Dans le même ordre d'idées, tenter de reconstruire la biographie du célèbre mathématicien à partir de telles anecdotes est une entreprise assez illusoire. Une seule chose paraît assurée : elles constituent autant d'exercices de "vulgarisation" scientifique liés aux travaux de mécanique du Syracusain. Prétendre soulever la terre ou construire des machines (poulies multiples ?, vis sans fin ?) pour déplacer seul un navire, c'est illustrer l'universalité théorique de la loi du levier ou les possibilités de démultiplication des forces grâce à des engrenages. L'anecdote de la couronne votive avec la sortie inopinée du bain d'un Archimède nu criant Eurêka (« j'ai trouvé ») fait écho à ses travaux d'hydrostatique et à la découverte du fameux principe qui porte encore son nom. La tardive légende des miroirs ardents lui permettant d'incendier la flotte de Marcellus veut se rattacher à des recherches catoptriques. Son correspondant Dosithée — nous le savons grâce à Dioclès — avait entrepris la construction d'un miroir tel que, quand on le place face au soleil, les rayons réfléchis sur sa surface se rencontrent en un point et brûlent, autrement dit un miroir parabolique. La tradition, à tort ou à raison, attribuait sans doute des réalisations du même genre au Syracusain, à l'échelle de son génie, sans souci de la vraisemblance !

Archimède à Alexandrie ?

            Plutarque n'a pas le monopole des affirmations contestables ou orientées. Diodore de Sicile, historien du Ier siècle avant J.C., mentionne à deux reprises des machines constituées d'une sorte d'hélice, insérée dans un tuyau cylindrique, et destinées à élever l'eau. Elles sont, dit-il, utilisées en Égypte pour irriguer les parties du Delta du Nil qui ne sont pas inondées par le fleuve. Il mentionne aussi leur emploi dans les mines d'Espagne pour évacuer les eaux souterraines. Leur puissance est telle, selon Diodore, que l'on pourrait, grâce à elles, facilement tirer un fleuve entier des profondeurs de la terre jusqu'à la surface. Et de préciser que leur nom est "hélice égyptienne", à cause de leur forme. En effet le nom grec de la vis sans fin, "kokhlias", désigne aussi les coquillages en forme de limaçon.  Enfin il affirme qu'Archimède en fut l'inventeur.  D'autres auteurs, notamment le mécanicien Philon de Byzance, l'architecte Vitruve, féru d'histoire des techniques, et le géographe Strabon ont aussi mentionné ou décrit cet appareil. Toutefois aucun n'en rapporte l'invention à Archimède. Pourquoi une telle attribution de la part du seul Diodore ?
            Bien entendu la célébrité du Syracusain en tant que mécanicien autorisait les attributions aussi généreuses qu'incertaines, surtout quand il s'agissait d'une des cinq machines dites simples (le treuil, le levier, la poulie, le coin et la vis sans fin). Mais, dans ce cas spécifique, il s'agissait peut-être d'ajouter un argument dans une querelle de priorité. Il existe en effet une tradition quelque peu hostile à l'égard d'Apollonius de Pergè, le célèbre auteur des Coniques, tradition qui n'hésite pas à l'accuser de plagiat aux dépens d'Archimède. Or nous savons, cette fois de manière assurée, qu'Apollonius avait consacré un écrit à la courbe géométrique appelée "kokhlias", autrement dit l'hélice cylindrique. Rien de mécanique là-dedans, mais prétendre qu'Archimède avait inventé la vis sans fin était une façon de défendre la priorité intellectuelle du Syracusain. Cette concurrence entre grands savants a peut-être abusé Diodore, mais pour lui, l'essentiel est ailleurs. Il s'agit de combiner deux éléments, le nom de la machine et l'inventeur. C'est pourquoi Diodore ajoute qu'Archimède l'a inventée lors de son séjour en Égypte !
            Ce témoignage est unique en son genre, mais les Modernes l'ont généralement accepté et même renforcé : c'est bien entendu à Alexandrie qu'a séjourné le Syracusain, sans doute pour étudier. Et de spéculer pour savoir s'il avait pu, ou non, y rencontrer Euclide … On a cherché une confirmation de sa venue à Alexandrie dans le fait qu'il entretint une importante correspondance scientifique avec trois personnes au moins dont le passage dans la capitale des Lagides ne fait aucun doute : Conon de Samos, Dosithée de Péluse et Ératosthène de Cyrène. Or il suffit de lire ses préfaces pour voir qu'Archimède ne connaissait certainement ni Dosithée ni Ératosthène avant le début de leurs relations épistolaires. Il a entendu parler de leurs intérêts pour les mathématiques et de leur compétence en ce domaine. C'est pourquoi il s'adresse à eux. Pour Dosithée c'est clairement à cause de la mort de Conon, un ami commun. Pour Ératosthène on peut penser que les fonctions officielles du Bibliothécaire pouvaient constituer une motivation.
            Reste donc Conon qu'Archimède connaît personnellement, et certainement de longue date. Ont-ils, comme étudiants, usé les mêmes gradins d'Alexandrie ? L'hypothèse est inutile car on sait que Conon était venu faire des observations astronomiques en Sicile. Leur rencontre et leur amitié peuvent bien remonter à ce séjour. On le voit, il n'y a donc aucune raison de postuler un quelconque voyage d'Archimède à Alexandrie et l'unique source qui va en ce sens procède de la reconstruction hagiographique. Si les travaux du Syracusain s'inscrivent dans la tradition mathématique alexandrine, c'est à cause de cette correspondance. Ce n'est pas l'inverse.



Le disciple d'Eudoxe

            Archimède, dans ses préfaces, ne nous dit absolument rien de son apprentissage. Il ne cite aucun maître. En eut-il d'autres que son père, l'astronome Phidias ? Ce n'est pas sûr. Mais les écrits mathématiques circulaient . Le Syracusain mentionne à plusieurs reprises les « anciens géomètres », et, parmi eux, il s'est choisi en quelque sorte un modèle : Eudoxe de Cnide (1ère moitié du IVe s.). Celui-ci, géomètre, astronome, géographe et législateur aurait fréquenté l'Académie de Platon, puis fondé sa propre école à Cyzique. A plusieurs reprises Archimède souligne l'importance de certains des résultats d'Eudoxe. En particulier il lui attribue formellement la première démonstration de deux résultats qui, pour nous, sont contenus dans le Livre XII des Éléments  :
« Toute pyramide est la tierce partie du prisme ayant même base que la pyramide et une hauteur égale » (Corollaire à XII. 7); « Tout cône est la tierce partie du cylindre ayant même base que le cône et une hauteur égale » (XII. 10).
Les formulations des préfaces sont si proches de celles du Livre XII que l'on peut se demander si le Syracusain ne cite pas là les énoncés d'Euclide, même si c'est pour préciser que l'inventeur en fut Eudoxe.
            La parenté des travaux d'Archimède et du Cnidien réside d'abord dans le fait qu'ils s'attaquent au même genre de problèmes. Leurs principaux résultats portent sur la quadrature ou la cubature de figures à éléments curvilignes (cercle, spirale, cône, cylindre, sphère …). D'une manière totalement anachronique mais suggestive pour un mathématicien moderne, on peut les interpréter comme des résultats un peu particuliers du calcul intégral. Certaines de ces quadratures et cubatures sont absolues. Ainsi le résultat d'Eudoxe sur la pyramide permet effectivement d'en calculer le volume. Dans le même ordre d'idées, Archimède démontre que le segment de parabole est égal aux quatre tiers du triangle ayant même base et même hauteur (voir Figure 5 ci-dessous), ce qui peut permettre d'en connaître la surface.


Figure 5

ADBEC est un segment compris entre une droite, AC, et une parabole (Archimède l'appelle section du cône rectangle).


Le triangle ABC a la même base et une hauteur égale.
Le segment est égal aux quatre tiers du triangle ABC.

Mais souvent le résultat est exprimé de manière relative : si  l'on connaît le volume du cylindre (c'est le produit de la base par la hauteur), alors  on connaît celui du cône : il suffit d'en prendre le tiers. De même le Syracusain montre que le volume du cylindre circonscrit à une sphère vaut une fois et demie le volume de celle-ci et que sa surface latérale est égale à celle de la sphère, soit quatre fois la surface d'un grand cercle (voir Figure 6 ci-dessous).

Figure 6

Soit une sphère S de centre K et de diamètre LM. Le cercle ABCD est un grand cercle de la sphère (comme tout cercle passant par K).


EFGH est le cylindre d'axe LM, circonscrit à la sphère.
Le volume du cylindre vaut une fois et demie celui de S.


Sa surface latérale est égale à celle de S (propriété que l'on peut utiliser en cartographie pour projeter une sphère sur un plan après avoir découpé le cylindre selon une génératrice comme EH). La surface de la sphère est égale à quatre fois celle du cercle ABCD.

Comme le résultat d'Eudoxe concernant le cône, pour que ces égalités débouchent sur des évaluations effectives de surface ou de volume, il faut avoir réussi la quadrature du cercle. On comprend qu'Archimède se soit confronté à ce problème particulièrement difficile, au moins aussi ancien qu'Hippocrate de Chio. Dans sa préface à la Quadrature de la parabole  le Syracusain fait allusion à des tentatives antérieures pour quarrer le cercle et ses segments, sans citer de nom, mais en affirmant qu'elles reposaient sur des lemmes non admissibles. En ce qui concerne ses propres résultats sur le segment de parabole (mais aussi ceux sur la sphère et le cylindre ou la spirale), Archimède concède qu'ils s'appuient également sur un lemme. Mais il souligne que ce dernier est comparable à celui qu'ont utilisé certains géomètres antérieurs, notamment Eudoxe. En termes modernes il s'agit d'un cas particulier de l'axiome de continuité qu'on appelle depuis « axiome d'Archimède ». Manifestement le Syracusain paraît s'inquiéter des exigences de rigueur dont pourrait faire preuve son correspondant, Dosithée. Il souligne donc que ses résultats sont admissibles au même degré que ceux d'Eudoxe. Au-delà des thèmes d'investigation, il est donc clair qu'il y a aussi une certaine parenté technique entre leurs travaux. De fait ils utilisent une même démarche. Depuis le XVIIe siècle on l'appelle, fort improprement, « méthode par exhaustion » (Voir Encart 1 : « Le principe de la méthode par "exhaustion" »).


Le cercle et la spirale


            Outre les quelques exemples énumérés ci-dessus, les résultats les plus célèbres d'Archimède concernent le cercle. Il lui a consacré un traité, La mesure du cercle.  Malheureusement, seule une sorte de résumé altéré nous en est parvenu. Certains résultats concernant les segments de cercle, cités par Pappus, ont disparu. L'ordre des Propositions 2 et 3 a été inversé, à moins que ladite Proposition 2 ne soit qu'une fabrication postérieure interpolée au mauvais endroit … Restent cependant deux résultats tout à fait essentiels.
            Dans la première Proposition il est établi que tout cercle est égal à un triangle rectangle dont les côtés de l'angle droit sont égaux, l'un au rayon, l'autre à la circonférence de ce cercle (Voir Figure 7 ci-dessous).

ABCD est un cercle de centre K, de rayon AK.
Le triangle rectangle EFG est tel que : EF = AK
et la droite EG est égale à la circonférence ABCD.

               

Alors le cercle est égal au triangle.         

    Figure 7

La démonstration constitue précisément un spécimen de preuve par "exhaustion", procédant par une double réduction à l'absurde. Si le cercle est supposé soit plus grand, soit plus petit, que ledit triangle, on aboutit à une contradiction. Il lui est donc égal (Voir Encart 2). Ce théorème, qui n'est probablement pas une découverte d'Archimède mais une reprise, constitue également un autre exemple de "réduction". Puisqu'on sait faire la quadrature de toute aire rectiligne, on pourra réaliser celle dudit triangle, donc du cercle, à condition toutefois de pouvoir déterminer effectivement ce triangle. Or, si le cercle est donné, son rayon AK ou son diamètre AC l'est également. Mais il faut aussi connaître la longueur EG de sa circonférence.
            Autrement dit le problème de la quadrature du cercle est réduit à celui de la "rectification" de sa circonférence : « trouver une droite égale à la circonférence d'un cercle ». Que cela paraisse possible, on peut s'en convaincre en imaginant un cylindre qui roule sur un plan. Après un tour, les points de contact auront décrit sur le plan une droite égale en longueur à la circonférence de la base du cylindre. Mais le problème n'est pas de savoir si une telle droite égale à la circonférence du cercle existe, il s'agit de la déterminer de manière effective. Une autre façon de poser la même question serait de chercher quel est le rapport entre le diamètre et la circonférence d'un même cercle. En termes modernes, il s'agit du nombre (réel) π.

Figure 8 - La première proposition de la mesure du cercle.  Manuscrits grec,

arabe et  hébreu.

 

 

    

La mesure du cercle  est probablement le traité d'Archimède le plus étudié au Moyen-Âge. On connaît au moins deux traductions dans chacune des principales langues savantes de l'époque, arabe, latin, hébreu, ainsi qu'une multitude d'adaptations.

Dans la troisième Proposition de son traité, Archimède compare précisément diamètre et circonférence d'un même cercle. Pour ce faire il circonscrit successivement des polygones à 6, 12, 24, 48, 96 côtés, et en maniant approximations et inégalités d'une manière très habile, il obtient que la circonférence est inférieure au triple du diamètre augmenté d'un septième. Puis, en procédant de la même manière avec des polygones cette fois inscrits, il montre qu'elle est supérieure au triple du diamètre augmenté de 10/71. Ce que nous pouvons transcrire :
3 + 10/71 < π < 3 + 1/7.
            De cet encadrement on peut tirer une approximation fort commode. La circonférence du cercle vaut  à peu près   3 + 1/7 fois le diamètre, ou, pour le dire autrement, le rapport est à peu près celui de 22 à 7. Ou encore, 7 fois la circonférence fait à peu près 22 fois le diamètre. La précision est de l'ordre de 0, 2 %, ce qui n'est pas si mal. Bien entendu, à partir de là, il est possible d'établir des procédures de calcul approchées pour la surface du cercle. En combinant les deux résultats de la Mesure du cercle   le lecteur peut vérifier que 11 fois la surface du cercle vaut à peu près 14 fois le carré décrit sur le diamètre. On peut alors faire la même chose pour la surface de la sphère et donc du cylindre, puis pour le volume du cylindre et donc de la sphère, du cône … De tels algorithmes approchés seront utilisés par Héron et Théon d'Alexandrie.

            Mais reste que le traité n'a pas fourni le moyen de construire effectivement une droite égale à la circonférence d'un cercle, ce qui limite singulièrement la portée de la première Proposition de la Mesure du cercle.  La chose a embarrassé le commentateur Eutocius d'Ascalon ainsi que ses successeurs médiévaux. Certains postuleront purement et simplement l'existence de la droite égale à la circonférence d'un cercle. C'est un peu fort. Eutocius tente de convaincre son lecteur de cette existence. Il indique aussi qu'Archimède disait avoir trouvé un moyen de produire une telle droite à l'aide de certaines lignes spirales. Mais manifestement Eutocius n'en a pas trouvé la trace. Autrement dit il n'a pas eu accès au traité archimédien Des spirales.  Cet ouvrage constitue un bon échantillon d'une des parties les plus sophistiquées des mathématiques grecques, la géométrie des courbes.
            La spirale est introduite par Archimède de la manière suivante :
« Quand une droite tourne uniformément dans un plan, l'une de ses extrémités restant fixe et qu'elle revient à sa position initiale et, que, simultanément, sur cette droite portée circulairement, un point se déplace uniformément en partant du point resté fixe, le point décrira une spirale dans le plan » (Voir Figure 9 ci-dessous).
Le Syracusain va alors appliquer la théorie des proportions du Livre V des Éléments, non seulement à des lignes mais aussi aux durées de parcours, ce qui lui permettra de comparer deux mouvements d'espèces différentes et donc d'exprimer les rapports entre certains arcs de cercle associés à la spirale et certains segments de droites.

Figure 9

La droite AH tourne uniformément autour du point A qui reste fixe.
Pendant ce temps, un point se déplace uniformément sur la droite AH. Le point H correspond à la position après un tour complet. Le point mobile a décrit la portion de spirale ABCDEH. Le cercle HGK s'appelle le premier cercle. Puisque les vitesses sont uniformes, si on mène des droites, à partir de A vers la spirale, faisant entre elles des angles égaux, leurs longueurs sont en progression arithmétique. Plus généralement, si deux droites quelconques ADG et AEF sont menées à partir de A vers la spirale et prolongées jusqu'au premier cercle, le rapport des droites AE : AD est le même que celui des arcs parcourus, HKF : HKG

Dans la 18e Proposition, il introduit la tangente à la spirale (HF sur la Figure 10 ci-dessous), au point H, correspondant à la première révolution et lui associe une autre droite, AF, appelée ultérieurement sous-normale. Coup de théâtre : Archimède démontre que cette droite AF est égale à la circonférence du premier cercle GHK ! La spirale permet de rectifier le cercle et donc d'en faire la quadrature.

Figure 10

Cela dit, la solution ne fait que déplacer le problème : est-il légitime de recourir à une courbe aussi complexe que la spirale ? Certes on peut dire qu'elle n'est que la combinaison de deux mouvements uniformes simples, l'un de rotation, l'autre de translation rectiligne. Mais, de fait, comment trace-t-on la tangente à la spirale ou plus généralement à une courbe ? Ce n'est pas une question si facile et nous savons qu'au XVIIe siècle la détermination des tangentes aux courbes sera l'un des problèmes moteurs dans le développement du calcul différentiel.