La tradition mathématique Alexandrine
Bernard Vitrac, Centre Louis Gernet (CNRS - Ecole Pratique des Hautes Etudes)
Editrice : Christine Proust

SOMMAIRE


Encarts


Figures

En 246 avant J.C. Ptolémée III Évergète partit pour Antioche. C'était le début de la troisième guerre de Syrie. Il venait d'accéder au trône et d'épouser Bérénice, fille de Magos de Cyrène. A son départ, celle-ci fit le vœu de sacrifier sa chevelure si Ptolémée revenait victorieux, ce qui advint. Elle consacra (une boucle de) sa chevelure dans le temple d'Aphrodite Zéphirétis, mais, le lendemain, on constata qu'elle avait disparu. Le roi en fut fort attristé, mais l'astronome Conon de Samos — dans son désir d'obtenir la faveur du Roi, disent certains — prétendit l'avoir retrouvée dans le ciel. Il montra sept étoiles (entre les constellations du Lion et de la Vierge) qui n'appartenaient à aucune figure et qui, selon lui, n'étaient autres que la chevelure de Bérénice.

Voilà, en substance, ce que racontent plusieurs auteurs, grecs et latins, qui tous s'inspirent sans doute de l'élégie composée par Callimaque de Cyrène — l'auteur des catalogues de la Bibliothèque d'Alexandrie — pour célébrer, non sans flagornerie, l'évènement astronomico-capillaire.
 

Eratosthène

C'est probablement Callimaque de Cyrène qui avait soutenu son compatriote Ératosthène afin qu'il obtienne le poste qu'occupait alors son grand rival, le poète Apollonius de Rhodes : celui de Bibliothécaire. Peut-être par gratitude, peut-être par loyauté, Ératosthène, quand il composa son propre recueil de mythes astraux (les Catastérismes ) n'omit pas de signaler la localisation de la Chevelure, quoique plus sobrement que son collègue Conon, et en signalant tout de même que certains y voyaient plutôt la Couronne d'Ariane.

S'ils furent courtisans par nécessité, ou simplement familiers de la famille royale, Ératosthène et Conon excellèrent aussi en mathématiques. L'un et l'autre échangèrent une correspondance scientifique avec Archimède de Syracuse et celui-ci souligna avec force toute l'admiration qu'il portait aux exceptionnelles capacités de Conon en géométrie. Quant à Ératosthène, il fut tout à la fois poète et mythographe, historien et mathématicien. Lui-même se désignait comme "philologue". Ses réussites furent aussi diverses que pouvaient l'être sa chronologie de l'histoire grecque (qu'il faisait commencer avec la Guerre de Troie), le célèbre Crible qui porte son nom et qui sert à établir la liste des nombres premiers ou encore son mésolabe, instrument permettant de résoudre (et de généraliser) le problème de l'insertion de deux moyennes proportionnelles entre deux droites données (voir encart sur la duplication du cube).

Mais sa contribution la plus justement célèbre concerne la géographie mathématique. Les conquêtes d'Alexandre, les récents voyages d'exploration avaient repoussé les limites du monde connu. Il s'agissait donc d'en rectifier la carte. Dans le même ouvrage, sa Géographie, en trois Livres — ou dans un ouvrage séparé, on ne sait — il proposait une évaluation de la circonférence terrestre qui est parfois considérée, aujourd'hui encore, comme son principal titre de gloire (voir encart 2).

 

Fig. 1 - La carte du Monde selon Ératosthène.
Ses axes principaux sont le parallèle et le méridien de Rhodes

 

La dynastie des Lagides

Ainsi Conon, Ératosthène — on pourrait leur adjoindre le philosophe Straton de Lampsaque, deuxième successeur d'Aristote à la tête du Lycée et précepteur de Ptolémée II Philadelphe — gravitaient dans la sphère du pouvoir. C'est qu'en effet les conditions politiques avaient bien changé depuis Hippocrate de Chio. Les Cités-États s'étaient épuisées au cours de conflits répétés et les Macédoniens avaient facilement imposé leur hégémonie. Alexandre avait entraîné les Grecs dans sa conquête de l'ancien empire Perse. A sa mort, il fallut helléniser l'immense territoire parcouru sans avoir été véritablement organisé. L'unité de l'Empire (au profit du jeune fils d'Alexandre) fut maintenue pour un temps, mais il s'agissait d'une fiction. Différents généraux du Conquérant, les Diadoques (= successeurs), macédoniens pour la plupart, se virent déléguer les pouvoirs de gouvernement sur de vastes territoires. Pendant une quarantaine d'années, les uns vont essayer, en vain, de reconstituer l'Empire à leur profit, les autres de transformer en royaume la portion dont ils assuraient la gestion. Les Cités n'étaient plus désormais ques des municipalités.

Ainsi Ptolémée, fils de Lagos, qui s'était vu confier l'Égypte, se proclama Roi en 306. Il avait établi sa résidence à Alexandrie, dont le site, disait-on, avait été choisi par Alexandre lui-même, aux portes de l'Égypte, non loin de l'une des branches du Nil, parce qu'il permettait l'implantation d'un port maritime. Au cours du III e siècle avant notre ère, Alexandrie devint la plus grande cité du monde méditerranéen. La tradition rapporte qu'en 297 Ptolémée I, dit Soter (le Sauveur), accueillit Démétrios de Phalère, chassé d'Athènes dont il avait été le gouverneur pendant dix ans, imposé par les Macédoniens. Surtout Démétrios était le disciple de Théophraste, premier successeur d'Aristote à la tête du Lycée.

 

Fig 2 - Le plan d'Alexandrie et ses deux ports

 

La fondation du Musée et de la Bibliothèque

On raconte que Démétrios conseilla au roi de fonder le Musée, institution savante conçue sur le modèle des écoles philosophiques athéniennes, c'est-à-dire comme une confrérie vouée au culte des Muses. Parfois associés à un culte funéraire, ou lieu de concours littéraire pour honorer la mémoire d'un grand poète, ces sanctuaires consacrés aux Muses n'étaient pas rares, parfois limités à un autel et un portique, confié à la direction d'un "officiant" — on dit souvent un prêtre mais il faut se déprendre des connotations modernes — chargé d'organiser les commémorations. Le Musée d'Alexandrie avait certainement une tout autre ampleur. Il était destiné à accueillir et à encourager le travail d'un certain nombre d'intellectuels, protégés et pris en charge par le Roi. Démétrios aurait également incité la constitution de ce qui allait devenir la plus grande bibliothèque de l'Antiquité. Les grandes conquêtes militaires, à l'imitation d'Alexandre, étaient sans doute désormais impossibles dans cette région du monde. Ptolémée comprit qu'il pouvait acquérir une gloire immense grâce à son Musée et à ses collections de livres.

Était-ce une institution indépendante, ou s'agissait-il simplement — cela est probable — de la bibliothèque du Musée ? Les historiens modernes ne sont pas parvenus à se mettre d'accord sur ce point. Les raisons en sont 1. Que le mot "bibliothèque", en grec (et encore en français), désigne aussi bien un bâtiment qui abrite des livres (c'est surtout vrai à l'époque romaine) que le rayonnage installé, par exemple, dans un temple. 2. Que nous ne possédons pas de description détaillée du Musée à l'époque Ptolémaïque. Le témoignage le plus "ancien" est celui du géographe Strabon qui y séjourna dans les années 20 avant notre ère.

Or connaître la localisation de la Bibliothèque permettrait de répondre à certaines questions. Donnons deux exemples. En 48 avant J. C. César s'est trouvé assiégé par mer dans le palais fortifié d'Alexandrie, véritable quartier de la ville qui incluait le Musée. Il parvint à mettre le feu à la flotte ennemie, mais l'incendie se communiqua au quartier jouxtant le port et un dépôt de livres (et de blé) fut détruit. Certains historiens, anciens et modernes, y virent la destruction de la grande Bibliothèque. Clairement ce ne peut être le cas que si celle-ci avait une localisation différente de celle du Musée, près du port.

Second exemple, nous ne savons absolument rien des éventuels mathématiciens qui bénéficièrent du mécénat ptolémaïque au sein du Musée. Les allégations arbitraires concernant Euclide ou Archimède sont ici de mise, mais, en fait, aucune grande figure scientifique de l'Époque hellénistique n'est connue pour en avoir été membre, étudiant ou enseignant au cours des III e-I er siècles avant notre ère. Cela dit, si la Bibliothèque était celle du Musée, alors on peut évidemment mentionner Ératosthène, qui la dirigea plusieurs décennies durant.

Les institutions savantes fondées par les Ptolémées s'impliquèrent fortement dans la conservation des livres, mais aussi dans l'édition critique des textes. Confronter les copies divergentes d'une même œuvre (ce qui ne pouvait manquer de se produire dans la reproduction manuscrite); choisir l'une des variantes, considérée comme authentique, mais sans pour autant faire disparaître leur multiplicité, grâce à un système de signes diacritiques, puis rédiger des commentaires; traquer les ajouts que les incertitudes de la transmission avaient introduites, par exemple les notes d'acteurs dans les tragédies …, telles furent les opérations essentielles que pratiquèrent les éditeurs alexandrins, précurseurs en cela des philologues modernes. Leur activité s'est exercée, pour l'essentiel, sur des textes poétiques, mais il n'est pas impossible que certains d'entre eux — on pense encore à Ératosthène — ait entrepris d'éditer des textes scientifiques. Nous n'en avons aucune trace.

 

Fig 3 - Fragment de papyrus grâce auquel on connaît la liste des premiers bibliothécaires d'Alexandrie

 

 

Zénodote d'Éphèse (précepteur de Ptolémée II et premier éditeur d'Homère), Apollonius de Rhodes (poète, auteur des Argonautiques ), Ératosthène de Cyrène, Aristophane de Byzance (philologue et lexicologue), Apollonius le classificateur, Aristarque de Samothrace (philologue, critique littéraire, y compris pour les ouvrages en prose, comme l'Enquête d'Hérodote) figurent dans cette liste. Callimaque de Cyrène ne dirigea pas la bibliothèque mais en fit l'inventaire, par genres littéraire, en 120 rouleaux !

 

Que certaines des sciences mathématiques, entendues au sens large, aient éveillé l'intérêt des souverains Lagides, cela paraît assuré. Dans la préface de son traité sur les machines de jets (Belopoiéka ), le mathématicien et mécanicien Philon de Byzance affirme qu'elles ont été grandement perfectionnées par les ingénieurs alexandrins grâce au soutien du souverain, épris de techniques. Au demeurant, on comprend bien que le perfectionnement des machines de guerre, ou celui de la carte du monde habité, n'ait pas laissé le pouvoir politique indifférent.

On ne peut cependant pas affirmer que les Ptolémées aient éprouvé le même enthousiasme pour la recherche fondamentale. Différentes anecdotes rapportent leur appétit des livres (pas uniquement grecs) et les procédés, parfois peu orthodoxes, qu'ils employèrent pour se les procurer. Ptolémée III était si ambitieux et avide en ce qui concerne les livres, rapporte Galien, qu'il ordonna que tous les livres de ceux qui débarquaient à Alexandrie lui soient apportés, afin qu'on fasse immédiatement des copies et que l'on rende aux visiteurs, non pas originaux mais les copies. Les livres ainsi acquis recevaient une appellation particulière : « provenant des navires ». Ce même Ptolémée avait fait demander aux Athéniens les livres de Sophocle, Euripide et Eschyle, pour les copier. Sans doute s'agissait-il de l'exemplaire officie établi à la fin du IV e s., à l'initiative de l'orateur Lycurgue pour préserver les textes des modifications que les acteurs étaient tentés d'introduire. Les Athéniens demandèrent une caution de quinze talents d'argent près de 400 Kg). Ptolémée préféra garder les originaux (et perdre sa caution) et renvoya une copie. Dans tous ces récits, il est question d'ouvrages de médecine, des grands Tragiques athéniens, de livres de sagesse, de la Bible, des œuvres d'Aristote aussi … mais aucun ouvrage d'arithmétique ou de géométrie n'est jamais mentionné.

Les préfaces des mathématiciens

Quoi qu'il en ait été du mécénat royal, l'atmosphère intellectuelle, les richesses et les occasions qu'offrait la grande cité cosmopolite ont attiré aventuriers, experts en tout genre, trafiquants de livres, savants et étudiants des différents horizons du monde grec et au-delà. Y compris en ce qui concerne les mathématiques, nous percevons l'attraction qu'a exercée la capitale des Lagides, tout particulièrement au cours des années 300-150. Elle se manifeste de deux manières : 1. Dans les préfaces que les traités mathématiques possèdent désormais. 2. Dans l'évidente corrélation qu'il y a entre le fait qu'un ouvrage de mathématiques ait été conservé et l'existence de lien entre son auteur et Alexandrie.

L'invention du diagramme géométrique pourvu de lettres était sans doute à rattacher aux premières publications d'écrits mathématiques. Clairement, la lettre-préface dédicatoire est, elle aussi à mettre en rapport avec la circulation des ouvrages, et ce sur une échelle bien plus large. Nous ignorons l'origine et l'ancienneté de la pratique de la préface scientifique. Nos traités conservés les plus anciens, ceux d'Autolycos de Pitane, d'Aristarque de Samos ou les Éléments d'Euclide en sont dépourvus. Les premières qui nous soient parvenues sont celles de six traités d'Archimède. En les lisant nous constatons qu'il s'agit de lettres accompagnant l'envoi desdits traités à des correspondants alexandrins, Dosithée de Péluse puis Ératosthène.

Pour notre connaissance des mathématiques de l'époque hellénistique ces préfaces sont précieuses. Au sein de la tradition démonstrative dans laquelle s'inscrivent ces géomètres, l'exposé mathématique proprement dit se limite à la mise en place des définitions, axiomes et autres prérequis, suivis d'un ensemble de propositions déductivement enchaînées. Ce mode d'exposition implique un complet effacement de l'auteur et ne laisse aucune place à des considérations heuristiques ou historiques. La lettre-préface sera donc le lieu où de telles considérations métadiscursives peuvent s'exprimer. Nous disposons, pour cette période, d'une bonne quinzaine de préfaces, dues à cinq auteurs : Archimède, Philon de Byzance, Dioclès, Apollonius et Hypsiclès d'Alexandrie. Elles nous laissent entrevoir une communauté de mathématiciens, non pas concentrée à Alexandrie, mais, au contraire, éparpillée sur le pourtour du Bassin médite rranéen (Grèce proprement dite, Iles, Asie mineure, Levant, Egypte, Libye, Grande-Grèce… voir carte).

Outre l'Arcadie où a séjourné Dioclès, sont mentionnées explicitement (ou implicitement) les villes de Byzance, Thasos, Samos, Pergè, Pergame, Ephèse, Tyr, Rhodes, Péluse, Alexandrie, Cyrène et évidemment Syracuse.

 

Fig 4 - Bibliothèque Celcius à Ephèse (photo C. Proust)

 

Malgré, ou grâce à, cette dispersion, nos mathématiciens entretenaient des rapports personnels, soit qu'ils se rendent visite, soit que les ouvrages seuls circulent. Ainsi Basilide de Tyr vint à Alexandrie et y rencontra le père d'Hypsiclès. Le géomètre Naucrate fut l'hôte d'Apollonius à Alexandrie, visite qui fut l'occasion de la première rédaction du traité sur les Coniques — que le géomètre de Perge envoya ensuite à Eudème qu'il avait rencontré à Pergame et semble-t-il aussi à Éphèse, avec le géomètre Philonidès. Le même Apollonius dépêcha son fils pour porter le second Livre du traité des Coniques à Eudème, lequel fut chargé de le transmettre au géomètre Philonidès, au cas où celui-ci aurait été de passage à Pergame.

Apollonius à Eudème, salut…

Comme j'avais remarqué, lors de notre rencontre, à Pergame, que tu avais hâte d'avoir communication de mes travaux sur les coniques, je t'en fais parvenir le premier livre que j'ai corrigé, et je t'enverrai les autres lorsque j'en serais satisfait.

Je crois que tu n'auras pas oublié, puisque tu l'as appris de ma part, que c'est sur les instances du géomètre Naucrate, qui fut mon hôte lors de sa présence à Alexandrie, que je me suis engagé dans la voie de ces matières, et que, lorsqu'il fut sur le point de s'embarquer, je me suis pressé de le mettre au courant de ce que j'avais déjà élaboré, en huit livres, sans viser à la correction, mais en notant tout ce qui m'était venu à l'esprit, avec l'intention d'une révision ultérieure. Maintenant que j'ai eu l'occasion d'établir successivement les choses d'une manière correcte, je les publie.

… Je t'ai envoyé mon fils Apollonios pour qu'il te remette le second livre que j'ai composé sur les coniques. Parcours-le avec soin, et communique-le à ceux qui sont dignes d'être mis au courant de ces matières. Communique-le aussi au géomètre Philonidès, que je t'ai recommandé à Ephèse, s'il arrivait qu'il fût de passage dans les environs de Pergame …

Extraits des préfaces
aux Livres I et II des Coniques.
Trad. P. Ver Eecke.

 

Archimède expédia ses problèmes d'abord à Conon, puis, après la mort de ce dernier, à Dosithée et Ératosthène. Une fois, un certain Héraclide est mentionné comme intermédiaire. Bien sûr ceci restait inscrit dans un cadre de rapports individuels dans lequel aucune institution n'apparaît. Il est sans doute exagéré de parler de controverses en géométrie, surtout si l'on fait la comparaison avec celles que connaissaient la philosophie ou la médecine anciennes, mais reste que les auteurs de cette période cultivaient le défi.

Nos préfaces montrent qu'il s'agissait avant tout, dans le petit milieu concerné, de poser des problèmes à ses collègues, de résoudre ceux qu'ils ont eux-mêmes posés, voire de critiquer les solutions imparfaites qui ont été proposées par d'autres.

… Je t'ai envoyé antérieurement certains théorèmes que j'avais découverts, en me bornant à en rédiger les énoncés et en t'invitant à trouver les démonstrations que je n'avais pas encore indiquées; les énoncés des théorèmes envoyés étaient les suivants…

Extrait de la préface à la
Méthode pour Ératosthène.
Trad. Ch. Mugler

 

Ainsi Archimède n'expédie d'abord à ses différents correspondants que des énoncés sans démonstration, et les invite à les retrouver. Il semble même que la mise à l'épreuve aille jusqu'à l'inclusion de problèmes faux pour démystifier ceux qui prétendraient savoir tout résoudre. En conséquence de leur capacité à relever ces défis, certains mathématiciens acquièrent une autoritéreconnue, tout particulièrement Conon de Samos, aux dires de Dioclès et surtout d'Archimède, ainsi qu'Eudème de Pergame selon Apollonius. Une publication peut être soumise à leur jugement et ils étaient chargés de la faire connaître à ceux qui en étaient jugés dignes.

Archimède à Dosithée, joie!

De la plupart des théorèmes, dont j'avais envoyé les énoncés à Conon et dont tu m'engages toujours à rédiger les démonstrations, tu possèdes les démonstrations écrites dans les livres qu'Héraclide t'a remis … Ne t'étonne pas que j'aie beaucoup tardé à publier les démonstrations de ces propositions; la cause en est que j'ai voulu les soumettre d'abord à des hommes qui, pratiquant les mathématiques, préfèrent se consacrer eux-mêmes à leur recherche. …

Conon est décédé avant d'avoir eu le temps nécessaire pour l'étude de ces questions : sinon il en aurait rendu évidentes les solutions par la découverte de toutes ces propriétés et de beaucoup d'autres et il aurait fait progresser la géométrie; car nous savons qu'il avait une intelligence peu commune des mathématiques et qu'il déployait une activité hors ligne. Mais, bien que de nombreuses années se soient écoulées depuis la mort de Conon, je constate qu'aucun géomètre ne s'est attaqué à un de ces problèmes. Aussi veux-je les proposer ici chacun à part …; de cette façon ceux qui prétendent les trouver tous, sans en produire aucune démonstration, seront confondus de se faire fort de trouver des solutions impossibles … Voici quel était le premier problème …; quant à ceux qui étaient placés séparément à leur suite, ils sont faux.

Extrait de la préface à
la Sphère et le cylindre.
Trad. Ch. Mugler

 

Autre effet, peut-être, de ce régime de défis mutuels : dans certains cas il faut publier "vite", quitte à perfectionner la rédaction ultérieurement. Le cas d'Apollonius est encore le plus frappant : lui-même mentionne le perfectionnement de sa rédaction du traité des Coniques.

Le père d'Hypsiclès et son visiteur Basilide de Tyr tombèrent sur une version défectueuse d'un résultat du fameux géomètre portant sur la comparaison du dodécaèdre et de l'icosaèdre, erreur corrigée ultérieurement dans la version qu'Hypsiclès lui-même consulta.

Cela dit, on ne perdra pas de vue que d'autres raisons que la publication précipitée peuvent être à l'origine de textes fautifs dans l'Antiquité, raisons qui tiennent davantage à la forme matérielle et à la transmission des textes.

Basilide de Tyr, ô Protarque, lorsqu'il vint à Alexandrie et fut mis en relation avec mon père à cause de l'affinité qui leur venait de l'étude, s'entretint avec lui pendant presque toute la durée de son séjour. Un jour, étudiant l'écrit d'Apollonius «Sur la comparaison du dodécaèdre et de l'icosaèdre inscrits dans la même sphère», cherchant quel est leur rapport mutuel, ils furent d'avis qu'Apollonius n'en avait pas traité correctement et ils en rédigèrent eux-mêmes une version corrigée, comme je l'ai entendu de la bouche de mon père. Mais moi-même, plus tard, je tombai sur un autre livre publié par Apollonius, contenant une démonstration sur la question proposée et je me réjouis grandement de son approche du problème. Ainsi donc il est à portée de tout un chacun d'examiner l'écrit publié par Apollonius, puisqu'il semble en effet avoir été mis en circulation après avoir été ultérieurement repris avec soin.

Extrait de la préface
au Livre XIV des Éléments

 

L'attraction exercée par Alexandrie est évidente : nos cinq auteurs de préfaces des IIIe-IIe siècles sont en relations, plus ou moins étroites, avec la cité des Ptolémées. Hypsiclès est alexandrin; c'est même le premier mathématicien explicitement désigné comme tel, ce qui n'a d'ailleurs rien de très étonnant. Dans une ville nouvelle, mais puissante, les premières élites intellectuelles proviennent d'ailleurs, notamment des cités situées dans l'orbite politique d'Alexandrie : Cos, Samos, la Cyrénaïque, la Pamphylie … Apollonius de Perge et Philon de Byzance, de leur propre aveu, sont venus à Alexandrie. Contrairement à ce qui est inlassablement répété, nous ignorons si ce fut le cas d'Archimède, mais il est clair que certains de ses correspondants ont passé une partie de leurs vies dans la capitale des Lagides. Le cas de Dioclès est moins clair; du moins connaissait-il le cercle alexandrin puisqu'il se réfère, lui aussi, à Conon et à Dosithée.

Quant au constat, tout empirique, qu'il y a manifestement une très forte corrélation entre le fait qu'un texte mathématique soit conservé et l'existence d'un lien entre son auteur et Alexandrie, il vaut, de manière évidente, pour la période dont nous venons de parler, mais aussi pour les suivantes.

La transmission des écrits

Rappelons d'abord qu'aucun traité antérieur à l'époque hellénistique ne nous est parvenu et qu'il y a lieu de distinguer deux périodes d'activité pour les institutions savantes alexandrines : la première s'étend de - 300 à - 150 environ; la seconde de - 30 à 400 environ. D'une part, le Musée n'est plus mentionné à partir du Ve siècle de notre ère, d'autre part, en 145/144 avant J. C., à l'occasion d'une querelle de succession, Ptolémée VIII expulsa les savants du Musée — ils avaient choisi le camp opposé — ce qui fit, dit-on, qu'Alexandrie devint ainsi l'école de la toute la Grèce quand ces savants s'installèrent ailleurs. Mais par contrecoup le niveau des travaux à Alexandrie même devint modeste. Il fallut attendre le début de l'époque impériale (Ier s. de notre ère) pour qu'il retrouve de la vigueur.

Que constatons-nous (Voir Encart 2)? D'abord que, dans la première période, s'inscrivent nos cinq auteurs déjà mentionnés, dont plusieurs œuvres sont conservées (même si d'autres sont perdues) et dont les liens avec Alexandrie sont évidents. De cette période subsistent également un traité d'Aristarque de Samos et plusieurs écrits d'Euclide. Or le premier a été auditeur de Straton de Lampsaque lequel fut le précepteur de Ptolémée II avant de succéder à Théophraste à la tête du Lycée. Quant à la présence d'Euclide à Alexandrie elle est fort probable, même si la date et la durée de son séjour ne nous sont pas connues. Finalement la plupart des ouvrages mathématiques conservés durant cette période [- 300; - 150] sont dus à des auteurs en relation avec Alexandrie. En revanche, pour les années qui suivent, [- 150; - 30], il reste un très petit nombre de traités dont aucun ne peut être, d'une manière ou d'une autre, qualifié d'alexandrin. Pourtant la recherche mathématique n'a pas cessé durant cette période qui est celle des travaux d'un des plus grands astronomes de l'Antiquité, Hipparque. Mais son œuvre est presque entièrement perdue.

L'époque correspondant à la domination romaine nous offre un tableau très contrasté avec ce que nous avons vu de la communauté hellénistique dans les préfaces. Non que les mathématiciens en aient abandonné la pratique, au contraire. Tous les écrits scientifiques sont désormais dotés d'une introduction. On en a même ajouté à des textes anciens qui en étaient initialement dépourvus. Mais les références à une sorte de dispersion géographique sur le pourtour du Bassin méditerranéen ont disparu. Plus étonnant encore, les six principaux auteurs d'œuvres conservées pour cette période : Héron, Ménélaos, Ptolémée, Diophante, Pappus et Théon sont tous alexandrins !

Il est donc difficile d'échapper à la conclusion qu'il y a une relation entre la conservation d'un ouvrage scientifique rédigé dans la période [-300; +400] et l'existence d'un lien entre son auteur et la capitale des Ptolémées. Il ne faut pourtant pas se méprendre. Ces considérations quantitatives sont passablement incertaines et, en aucun cas, n'établissent l'existence d'une École mathématique d'Alexandrie, entendue comme un établissement de recherche et d'enseignement, obéissant à un programme ou à une doctrine définis, dans laquelle les savants que nous avons énumérés auraient travaillé. De fait le mathématicien Théon d'Alexandrie est dernier membre du Musée que l'on connaisse mais c'est aussi le seul !

Reste que l'influence des institutions savantes alexandrines s'est exercée sur la conservation et la transmission du savoir mathématique. On souligne souvent que les textes qui nous sont parvenus ne proviennent pas des grandes bibliothèques implantées dans les centres politiques (Alexandrie, Rome, Constantinople) et très exposées aux vicissitudes de ces capitales tels qu'incendies ou pillages répétés. Mais elles ont joué leur rôle en amont, dans la sélection et la reproduction des textes. Ceux des traités mathématiques que les institutions alexandrines ont préservé sont aussi ceux que d'autres bibliothèques ont été capables de se procurer.