Le cas Hippocrate: un premier scandale en géométrie?
Bernard Vitrac, Centre Louis Gernet (CNRS - Ecole Pratique des Hautes Etudes)
Editrice: Christine Proust

SOMMAIRE

Encarts

Au concours des Dyonisies de 414, juste après la catastrophique expédition de Sicile qui allait peser lourd dans la défaite d'Athènes face à Sparte, Aristophane présente une comédie pleine de fantaisie qui lui vaudra le deuxième prix. Le thème en est la fondation d'une cité nouvelle par … les oiseaux. Ce genre d'expérience était commun pour les Grecs, qu'il s'agisse de réguler la démographie, de résoudre certains problèmes sociaux ou d'installer des "colonies" dans des positions géographiquement avantageuses. Les fondateurs de Coucouville-les-Nuées voient donc arriver techniciens et charlatans en tout genre venus offrir leurs services pour l'occasion. Aristophane aime à se moquer des nouveaux intellectuels qui fréquentaient alors Athènes, de leurs tenues excentriques et de leurs recherches absconses. Socrate en avait fait les frais dans les Nuées.

 

Figure 1

 

  [Représentations de masques - théâtre de Myra - Turquie - Photos C. Proust]

 

Ici c'est le géomètre et astronome Méton d'Athènes qui se fait épingler. Méton était connu pour sa détermination du solstice d'été en 432 et sa proposition de réforme du calendrier, laquelle, selon Aristophane, avait indisposé la Lune elle-même. Ici le géomètre propose de partager l'air en lots — n'oublions qu'il s'agit d'une cité des oiseaux — à l'aide des instruments classiques du géomètre, règle et compas, et d'établir un plan de la cité selon la norme des nouveaux urbanistes. La loi du genre "comédie" veut que l'on grossisse le trait et le poète multiplie les oxymorons : Méton utilisera des règles courbes (mais le mot grec implique la notion de rectitude) et rendra le cercle carré.

Il se peut qu'il y ait là une allusion au célèbre problème de la quadrature du cercle que sans doute peu de spectateurs entendirent. Mais la question, dit-on, mobilisait les philosophes de l'époque. Plutarque affirme qu'Anaxagore de Clazomènes — le maître de Périclès — écrivit quelque chose sur la question lorsqu'il fut jeté en prison (vers 433). Aristote mentionne également des tentatives — selon lui irrespectueuses des principes même de la géométrie — par Antiphon puis le sophiste Bryson.

De quoi s'agissait-il exactement ? De justifier l'existence d'un carré égal en aire à un cercle en considérant qu'un cercle étant donné, puisqu'il y a clairement des carrés plus petits et d'autres plus grands, il doit exister, en quelque sorte par continuité, un carré égal ? La question peut paraître naïve, mais si on raisonne en termes philosophiques "carré" et "cercle" appartiennent à des genres différents et rien ne garantit que la surface, une propriété qui admet le plus et le moins, puisse prendre n'importe quelle valeur, indépendamment de la forme qui la reçoit. Dans un registre comparable, au IVe siècle, Aristote, dans sa Physique, affirme que la circonférence du cercle et la droite ne sont pas comparables quant à la longueur !

La manière dont les géomètres pose le problème est plus circonscrite : un cercle étant donné, il s'agit de fournir une procédure pour déterminer explicitement le carré — ou son côté — équivalent en aire au cercle. Bien entendu cela suppose aussi que l'on sache quelles données relatives au cercle nous devons posséder pour pouvoir déterminer ce carré équivalent. Si le diamètre et la circonférence sont donnés, la question est relativement simple, mais si le diamètre (ou le rayon) seul est connu, elle l'est beaucoup moins. Ainsi le cercle, figure simple quant à la forme et à son tracé, peut soulever des problèmes d'une difficulté devenue proverbiale.

Des quadratures

Pour exprimer cette équivalence on utilise le terme "quadrature", littéralement « rendre carré ». Réaliser la quadrature d'une aire est manifestement un problème théorique, en fait la transposition d'une question pratique fondamentale : « quelle est la surface de tel domaine ? ». Transposition abstraite, car on ne soucie ni des unités de mesure utilisées (on sait que dans l'Antiquité celles-ci variaient d'une cité à l'autre), ni de savoir si l'on pourra exprimer le côté du carré équivalent. Compte-tenu de l'échelle numérique limitée dont disposaient les Anciens, ceci n'allait pas de soi, mais la formulation en terme de quadrature — de cubature pour les volumes — court-circuitait la difficulté. En fait il n'est pas très difficile de montrer que toute figure rectiligne (rectangles, trapèzes, polygones …) est équivalente en aire à un certain carré, c'est-à-dire quarrable. Mais si la figure possède des éléments courbes la question est plus difficile.

Dans ce registre Hippocrate réussit un tour de force :

En substance, puisque nous savons que toute figure rectiligne est quarrable, si, entre le cercle et une certaine figure rectiligne, on sait intercaler un seul "intermédiaire", par exemple, la somme d'un cercle et d'une lunule, nous nous serons rapproché de la solution du problème de la quadrature du cercle.

Allons un petit peu plus loin : Hippocrate a réussi à quarrer un cercle et une certaine lunule (2); si cette lunule faisait partie des trois dont il a fait la quadrature "en solitaire" (1), alors le cercle se trouverait quarré car il est facile de montrer que la différence de deux aires quarrables est quarrable. Malheureusement ce n'est pas le cas : la lunule combinée avec le cercle est différente des trois autres. Cela dit, pour parler comme Aristote, reconnaissons qu'Hippocrate s'est rapproché de la solution. Il est le premier géomètre grec que nous connaissions à avoir réussi la quadrature d'aires non rectilignes.

La critique d’Aristote

Jean Philopon, on s'en souvient, avait inséré son anecdote sur Hippocrate au cours de son commentaire à la Physique d'Aristote. La raison en était tout simplement que ce dernier, au début de son traité, expliquait qu'il est inutile de vouloir réfuter les auteurs qui, dans un type d'étude donnée, n'en respectent pas les principes fondamentaux, par exemple les Éléates en ce qui concerne la physique. Il ajoutait, à titre d'exemple, que réfuter la quadrature du cercle à l'aide des segments relève du travail du géomètre, mais que ceci ne vaut pas pour la tentative d'Antiphon. Bien entendu Aristote, comme souvent, ne donne pas de détails, ce qui offre à ses commentateurs l'occasion de prouver leur érudition. Ainsi Philopon identifie le géomètre qu'il croit responsable d'une (fausse) quadrature du cercle, Hippocrate de Chio. Il admet aussi que la quadrature à l'aide des segments n'est autre que celle « à l'aide de la lunule » (sic). Il a certainement raison sur le second point car les constructions d'Hippocrate utilisent bel et bien la notion de segment de cercle (voir encart 1). Quant à l'idée qu'Hippocrate prétendait avoir réussi la quadrature du cercle, en faisant croire, semble-t-il, qu'il avait fait la quadrature de toutes les lunules, Philopon la reprenait à ses prédécesseurs, voire à Aristote lui-même. Celui, dans ses Réfutations sophistiques, mentionne en effet, dans la même phrase, un paralogisme d'Hippocrate et la quadrature par les lunules. Il s'agit d'une discussion de fausses preuves qui, contrairement aux sophismes, sont conformes aux principes techniques de la géométrie.

L'accusation est-elle légitime ? La sophistication des procédures mathématiques du géomètre de Chio exclut qu'il se soit trompé lui-même. Faut-il donc supposer que le premier géomètre que nous connaissions un tant soit peu était non pas un niais mais un filou ? Ou bien faut-il supposer qu'Aristote, un des premiers Grecs à disposer d'une riche bibliothèque privée, lui qui incitait Eudème à écrire une histoire de la géométrie, était mal informé ? Ou encore que, tout en étant le premier à élaborer une théorie (générale) de la démonstration, il n'ait pas compris ce que faisait Hippocrate ?

Toutes ces portes de sorties sont bien difficiles. Quoi qu'il en soit, le caractère allusif des assertions d'Aristote eut une heureuse conséquence : au VIe siècle de notre ère, son commentateur Simplicius, constatant le désaccord des exégètes antérieurs, se reporte à l'histoire de la géométrie d'Eudème, précisément à son deuxième Livre. Il affirme qu'il le citera fidèlement car c'est un témoin proche de l'époque des faits. Il se contentera d'ajouter quelques explications complémentaires, utiles pour ceux qui ne sont pas familiers avec le style concis que pratiquaient les anciens géomètres.

Le fragment ainsi transmis — l'un des plus importants témoignages qui nous soit parvenus sur la géométrie préeuclidienne — est extrêmement précieux. Il confirme qu'Hippocrate n'avait certainement pas perdu tout espoir de résoudre la quadrature du cercle par les lunules. Celui-ci avait en effet réussi, insiste Eudème, à quarrer trois lunules dont les circonférences extérieures étaient respectivement : (i) égale à un demi-cercle, (ii) plus grande qu'un demi-cercle, (iii) plus petite. Le fait d'être quarrable, pour une lunule, a donc une certaine forme d'universalité; ce n'est pas réservé aux lunules plus petites ou égales à un demi-cercle par exemple. Mais, bien entendu, cela ne signifiait pas, loin s'en faut, que l'on ait réussi la quadrature de toute lunule comme le suggère Eudème (ou Simplicius ?). En fait il n'existe que cinq lunules quarrables, mais cela a été établi beaucoup plus tard (M. J. Wallenius, 1766).

Que dire de l'accusation de paralogisme ? Risquons une (pure) conjecture. Dans son commentaire, avant de citer l'autorité d'Eudème, Simplicius rapporte les explications de son prédécesseur Alexandre d'Aphrodise (IIe siècle). Celui-ci disposait manifestement d'une autre source, très simplifiée, pour ce que l'on rapportait à Hippocrate :

Il existait donc deux versions divergentes relatives au travail d'Hippocrate. Deux autres points doivent être notés. D'une part, lorsqu'il mentionne le paralogisme d'Hippocrate, Aristote se réfère à des « Pseudographêmata »; d'autre part, Proclus explique qu'Euclide avait écrit un recueil de "pièges" géométriques pour compléter les Éléments et destiné à mettre en garde les apprentis géomètres contre les erreurs possibles. Il précise que cet ouvrage s'intitulait Pseudaria, mais d'autres auteurs l'appellent Pseudographêmata.

Mon hypothèse est que cette dualité pédagogique : recueil d'éléments véridiques — anthologie de pièges est plus ancienne que l'Alexandrin. Peut-être remonte-t-elle même à Hippocrate. A partir de son étude rigoureuse des lunules, s'inscrivant dans la thématique de la réduction des problèmes — et c'est ce dont nous avons l'écho dans les Premiers Analytiques —, lui-même, ou l'un de ses successeurs, en avait dérivé une fausse quadrature du cercle par le biais des lunules, "pseudographêma" auquel font allusion les Réfutations sophistiques. Il n'y a aucune raison de supposer qu'Aristote s'y soit trompé. Lui et ses auditeurs pouvaient bien distinguer les deux traitements, d'où les nuances perceptibles entre ses différents témoignages. En revanche les commentateurs — n'oublions pas qu'un demi millénaire sépare Aristote et Alexandre — n'ont plus vraiment les moyens de faire la différence : Alexandre et Philopon se font prendre; Simplicius, perplexe, compile les comptes-rendus divergents.

La réduction d’un problème

Ajoutons encore une chose : que l'objectif d'Hippocrate était de réussir une réduction, de se rapprocher de la solution, nous en avons en quelque sorte la confirmation à propos d'un autre célébrissime problème de la géométrie grecque, celui de la duplication du cube : «construire un cube double d'un cube donné» (voir encart 3). Deux anecdotes (au moins) prétendent en restituer l'origine : l'une, composée par un Tragique (inconnu), mettait en scène Minos voulant doubler le tombeau cubique projeté pour Glaucos; l'autre figurait dans le Platonicos d'Ératosthène. Les Déliens, accablés par une pestilence, consultent l'oracle d'Apollon qui leur enjoint de doubler son autel. Leurs architectes, incapables de résoudre le problème, s'adressent alors à Platon. Celui-ci leur dit que le Dieu leur reproche de négliger la géométrie. Plusieurs auteurs rapportent ces histoires, notamment Proclus et Eutocius qui, à la suite d'Ératosthène, affirment qu'Hippocrate fut le premier à réduire ce problème à celui de l'insertion de deux moyennes proportionnelles entre une droite et son double. C'est sous cette forme généralisée : « insérer deux moyennes proportionnelles entre deux droites données (et plus seulement une droite et son double) » que la question sera désormais étudiée. Hippocrate ne l'a pas résolue lui-même, mais Eutocius rapporte une bonne dizaine de solutions (voir encart 3) dont l'une, instrumentale, est attribuée à Platon ! La réduction d'un problème à un autre, première forme de démarche analytique, était donc caractéristique de la géométrie d'Hippocrate.

Au-delà de toutes ces incertitudes, le fragment d'Hippocrate-Eudème a un intérêt majeur : il montre que, dès cette époque (celle d'Hippocrate ou celle d'Eudème, c'est ce que nous ne pouvons pas vraiment trancher), le style de l'exposé géométrique est proche de celui que nous trouverons ensuite dans les Éléments d'Euclide et chez les géomètres alexandrins. Ils partagent notamment deux traits : 1. La démarche hippocratique est démonstrative. 2. Elle articule, de manière étroite, un texte justificatif et un diagramme pourvu de lettres. Non pas un croquis muet, suggérant simplement des formes comme certains motifs décoratifs, mais une figure dont les éléments : sommets, côtés, angles, arcs de cercle sont désignés grâce à des lettres. Elle fait voir l'état final d'une construction dont les étapes peuvent être décrites (et justifiées) dans le texte associé, précisément grâce à ce lettrage. Ce procédé, si simple et familier pour tous les écoliers, est caractéristique de la géométrie grecque ancienne.

Sans doute est-il lié à la volonté de faire circuler le résultat mathématique par écrit. Dans une situation orale, on peut effectivement montrer telle ligne, pointer tel angle du doigt, parler du point "en bas", "du cercle à gauche", de la "grande" droite … Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter au Ménon et à l'interrogation du jeune esclave par Socrate. Ce dernier lui fait résoudre le problème de la duplication du carré pour confirmer sa théorie de la connaissance comme réminiscence. Le raisonnement est conduit sur une figure, sans doute tracée sur le sol, sans lettrage, et le texte abonde en déictiques (cet espace, celui-ci, cette surface, celle-là, ces lignes-là, ces lignes-ci, cette ligne, ce côté, cet autre-ci, ce troisième, ce coin …). Mais un texte géométrique rédigé seulement à l'aide de telles indications est difficilement compréhensible en dehors d'un échange interpersonnel. La possibilité de compliquer les constructions serait également vite limitée. Celles des lunules ne sont déjà plus tout à fait élémentaires (voir encart 2: les lunules d'Hippocrate).

Puisque la progression d'Hippocrate est démonstrative, il lui faut poser un principe comme point de départ. Selon Eudème, il s'énonçait de la manière suivante : «les segments de cercle semblables ont, l'un à l'autre, le même rapport que celui des carrés décrits sur leurs bases». Il ajoute que ce principe, à son tour, se démontrait (peut-être dans le recueil d'éléments qu'on attribue à Hippocrate) à partir d'un théorème : « les cercles ont, l'un à l'autre, le même rapport que celui des carrés décrits sur leurs diamètres ». Autrement dit, si le diamètre d'un cercle est double d'un autre, sa surface sera quadruple de celle de l'autre; s'il est trois fois moindre, l'aire sera neuf fois plus petite. Ces exemples numériques sont faciles à comprendre, mais le résultat général n'est pas si facile à prouver. Pour s'en convaincre il suffit de lire la Proposition 2 du douzième (!) Livre des Éléments d'Euclide qui en fait la démonstration. Malheureusement nous ne connaissons pas la preuve d'Hippocrate.

Une géométrie des figures

En outre le fragment d'Eudème suggère un fait que confirmerait la lecture d'autres textes : l'objet fondamental de cette géométrie est la figure, ses éléments constitutifs (sommets, angles, côtés, faces ou surfaces limitantes dans le cas des solides) et ses propriétés. Ce n'est pas l'espace et ses transformations comme chez les Modernes. Si l'on utilise le langage d'Aristote — mais beaucoup d'Anciens le critiquèrent —, la géométrie est une sorte de "physique" abstraite : on examine les choses, d'abord en les "isolant" les unes des autres, en les considérant en soi, et en faisant abstraction de certaines données : leur couleur, leur dureté, leur poids, la matière qui les compose …, pour ne retenir que trois propriétés : leur forme, leur taille (les géomètres disent "grandeur") et leur position (être ici ou là). En toute généralité, du moins dans les classifications des philosophes, la géométrie envisage des figures immobiles. Utiliser et, pour ce faire, géométriser, le mouvement sera l'un des grands problèmes épistémologiques qu'affronteront les Anciens avec un succès très relatif.

Bien entendu on ne peut pas se contenter de ce point de vue substantiel. Il faut aussi comparer les figures entre elles, par exemple quant à la forme : elles seront semblables ou non, quant à la grandeur : nous en avons vu un exemple avec l'équivalence en aire qui intervient dans les questions de quadrature, ou encore quant à la position : telle droite est tangente à tel cercle; un polygone est inscrit ou circonscrit à un cercle … La géométrie ancienne, en particulier dans ses exposés systématiques tels les Éléments d'Euclide, maintiendra cette dualité entre objets d'une part et relations entre objets d'autre part.

Cette manière d'aborder les choses détermine aussi le type de questions que l'on se pose à leurs sujets. Comme nous l'avons vu, Hippocrate entreprend de résoudre, ou du moins de réduire, des problèmes. Leur résolution est l'activité fondamentale du géomètre et, plus généralement, du mathématicien ancien. Ainsi en astronomie, il s'agit de rendre compte de ce qui se montre dans le ciel, les phénomènes : déplacement des levers et des couchers du soleil sur l'horizon entre les tropiques, phases de la lune, éclipses, variations de la longueur du jour et de la nuit en fonction du moment de l'année ou de la latitude du lieu, mouvement complexe des planètes (notamment leurs stations et rétrogradations apparentes) … En mécanique, il faut expliquer pourquoi et comment on peut mouvoir un grand poids à l'aide d'une petite force. La question fondamentale de l'harmonique est que certains intervalles musicaux tels l'octave, la quarte et la quinte sont consonants et d'autres, comme le ton, ne le sont pas. Dès lors comment faut-il subdiviser la quarte ? … Les grands problèmes induisent un lien intellectuel qui va au-delà des relations interpersonnelles entre mathématiciens contemporains. Quand bien même une partie seulement de la communauté savante s'y intéresse, un grand problème affectera la manière dont certains domaines se développeront. Il suggèrera certaines pistes de recherche, en occultera d'autres, sera l'occasion de mettre au point des méthodes utiles pour d'autres questions. Sa résolution supposera parfois de longues recherches, une patiente accumulation de résultats intermédiaires qui, dans le cas de la géométrie, constituent bon nombre des théorèmes consignés dans les recueils d'éléments.

Dans ce domaine, l'une des catégories fondamentales de problèmes est la construction de figures, ou la détermination de lignes, devant satisfaire certaines conditions. Certaines sont fort simples : trouver un carré double d'un carré donné, d'autres comme ceux que nous avons évoqués à propos d'Hippocrate : trouver un cube double d'un cube donné, un carré équivalent en aire à un cercle donné; exhiber deux droites moyennes proportionnelles entre deux droites données sont bien plus difficiles. De fait il faudra réfléchir aux moyens que l'on s'autorise à employer pour les résoudre. D'où des conséquences globales sur l'organisation de la géométrie : quelles sont les constructions élémentaires autorisées ? Comment en déduire les autres manipulations possibles sur les figures ? …

La « boite à outils » du géomètre

Le cas le mieux connu est celui des premiers Livres des Éléments : en introduisant trois postulats Euclide s'autorise à tracer une droite de tout point à tout point, de la prolonger et de tracer un cercle de centre donné passant par un autre point donné. A partir de là, il entreprend de construire les figures simples, triangle, carré … et d'indiquer comment tracer une perpendiculaire, une parallèle à une droite donnée, comment bissecter un segment, un angle rectiligne …, bref tout ce qui constitue la "boîte à outils" du géomètre. On dit que la géométrie plane d'Euclide procède « à la règle et au compas », quoiqu'il n'y ait évidemment pas de mention d'instrument dans ses postulats.

Il n'est pas sûr du tout, il est même fort peu probable, qu'un tel réductionnisme ait déjà fait sentir ses effets à l'époque d'Hippocrate. Ainsi, dans la construction de sa troisième lunule, Hippocrate place la ligne EF, de longueur donnée, de telle manière que le point E soit sur la circonférence de diamètre AB, le point F sur la droite CD et que EF, prolongée, passe par B (voir Encart, figure 5). Les géomètres anciens appellent "neusis" (inclinaison) ce genre de construction. Hippocrate ne donne pas d'explication. On peut montrer que cette construction préliminaire est réalisable « à la règle et au compas », mais on peut aussi imaginer qu'Hippocrate s'autorisait l'usage d'un autre instrument : une sorte de règle graduée coulissante sur laquelle on pouvait marquer une longueur donnée et la placer ensuite selon les conditions requises de position. L'idée sera reprise par d'autres mathématiciens, notamment Nicomède, dans son étude des conchoïdes.

 

Machine à tracer des conchoïdes décrite par Nicomède

Cet instrument complète la règle et le compas et permet les construction appelées « neusis ». Le "point" E est astreint à rester sur la rainure AB, de même que ? glisse sur l'incision H Q . Quand on incline la règle KZ, soit vers A, soit vers B, la droite EK de longueur fixe donnée est telle son prolongement passe toujours par un point de l'axe vertical de l'instrument GD . La ligne LMN, décrite par un stylet placé en K admet AB comme asymptote. Elle est appelée « conchoïde première » par Nicomède qui s'en servait pour résoudre, par neusis, le problème de l'insertion de deux moyennes proportionnelles entre deux droites données.

Les géomètres anciens vont comprendre — sans pouvoir le démontrer — qu'il y a des problèmes de complexité variée qui réside dans les moyens mis en œuvre pour leur résolution. Au IVe siècle de notre ère, Pappus d'Alexandrie nous rapporte une classification des problèmes selon trois classes, en fonction des lignes qu'il faut utiliser pour les résoudre. Il distingue les problèmes dits "plans", résolubles grâce aux combinaisons de droites et de cercles (comme dans la géométrie plane d'Euclide), les problèmes solides qui requièrent l'utilisation d'une ou plusieurs coniques et enfin les problèmes dits grammiques dont la résolution fait appel à des courbes encore plus complexes (ce qui implique que l'on sache comment construire ces lignes).

Il semble bien que cette répartition, de fait empirique, remonte à l'époque hellénistique (peut-être est-elle due à Apollonius de Perge). Il est quand même très frappant de constater qu'Hippocrate est le premier auteur auquel on attribue des Éléments (limités aux problèmes plans ?) et qu'il se soit attaqué à la résolution de la duplication du cube et de la quadrature du cercle. Ces problèmes ne sont pas solubles « à la règle et au compas » : l'un est un exemple de problème "solide", l'autre de problème "grammique". Les géomètres alexandrins édifieront leurs monuments sur ces fondations hippocratiques.