Interview de Lætitia, prof de maths pour aveugles (Avril 2004)

Lætitia , née en 1973, enseigne les mathématiques à l'Institut Régional des Sourds et Aveugles de Marseille (IRSAM), plus précisément au sein de l'Arc-en-Ciel, qui prend en charge l'éducation ou la rééducation de jeunes aveugles et déficients visuels. Titulaire d'une maîtrise de biologie, rien ne la prédestinait a priori à enseigner cette matière ! Ce portrait pourrait donc s'intituler Tous les chemins mènent aux maths...

CultureMath : Bonjour ! Notre site s'adresse en premier lieu aux profs de maths, alors quel a été votre parcours scolaire ?
Lætitia : J'ai fait l'Ecole Primaire dans mon village. Il y avait en tout et pour tout deux classes mixtes : une CP/CE1 et une CE2/CM1/CM2. J'en garde un très bon souvenir, et parfois j'aimerais y retourner pour revoir l'organisation incroyable que cela nécessitait, ça me servirait dans mes petites classes hétérogènes.

J'ai eu mon bac en 1991, section D (NDLR: la terminale S option SVT de l'époque).

CultureMath : Pourquoi cette section ?
Lætitia : J'aimais bien la biologie, et j'ai choisi mon parcours en fonction de cette affinité, sans avoir de projet professionnel bien précis.

CultureMath : Et après le bac ?
Lætitia : J'ai fait un DEUG B (Biologie), comme une suite logique de ma terminale, puis une Licence de Sciences Naturelles, choisie pour son aspect généraliste. Cela dit, rebutée par le CAPES, j'ai abandonné ma maîtrise et j'ai fait une coupure de 3 ans dans mes études (boulots divers, voyages...). Puis, motivée par mes voyages, j'ai fait une maîtrise de Biologie des Populations et Ecosystèmes à Montpellier.

Et finalement je suis prof de maths ! (Rires)

CultureMath : Des professeurs ont-il influé sur votre gôut pour les maths, sur vos choix ?
Lætitia : Rire... Oui, dans les deux sens ! J'ai été assez traumatisée par un prof qui terrorisait tout le monde au collège. Heureusement j'échappais à ses crises de colère contre les plus faibles en maths... En revanche, j'ai gardé un bon souvenir d'un prof que j'ai eu au lycée, avec qui la matière était agréable et intéressante.

D'une manière générale, j'aimais bien cette matière, en partie certainement parceque je n'étais pas mauvaise. Je retrouve ça aujourd'hui chez mes élèves : le plus souvent, ceux qui sont en situation d'échec n'aiment pas la matière et vice-versa...

En tout cas je ne me serais pas vue prof de maths, à cette époque !

CultureMath : Parlez-nous plus précisément de votre travaiLætitia
Lætitia : J'enseigne les maths à Arc-en-Ciel qui fait partie de l'IRSAM, un institut privé né à Marseille il y a plus d'un siècle pour aider les jeunes déficients visuels et auditifs. Arc-en-Ciel s'occupe plus précisément des aveugles et amblyopes (moins de 4/10 à chaque œil après correction) en associant dans un même centre des moyens médicaux, paramédicaux, sociaux, pédagogiques et éducatifs. Je travaille ainsi en collaboration avec des éducateurs spécialsés, des psychomotriciens, des pédopsychiatres...

Je suis également une formation en alternance pour obtenir le Certificat d'Aptitude à l'Enseignement Général pour les Aveugles et Déficients Visuels. C'est un diplôme d'Etat qu'on ne peut passer que si on est en poste dans ce domaine, c'est à dire essentiellement dans deux situations : enseigner en classe dans un institut spécialisé, ou travailler dans le cadre de l'intégration scolaire. Pour plus d'information sur ce sujet, on peut se renseigner auprès de l'Institut National des Jeunes Aveugles.

CultureMath : Vous imaginiez-vous être prof ou travailler dans le miliieu des handicapés lorsque vous étiez plus jeune ?
Lætitia : Non, je n'y ai jamais pensé avant d'y être. En particulier, même si j'aimais bien la matière, je ne me voyais pas du tout prof de maths! Quant aux handicapés, je ne m'intéressais pas plus qu'une autre à leurs problèmes, c'est un peu par hasard que je me suis trouvée à m'intéresser à l'enseignement spécialisé.

CultureMath : Comment est-ce arrivé et pourquoi avez-vous accroché ?
Lætitia : Après ma première maîtrise avortée je n'avais pas de projets professionnels ou universitaires, j'ai donc décidé de faire une coupure. En cherchant (au CROUS probablement) des petits boulots pour étudiants, j'ai trouvé par hasard un travail d'Auxiliare d'Intégration Scolaire : j'ai suivi deux jeunes sourdes pour les aider dans leurs études de Biologie (deuxième année de DEUG et IUT).

Cette expérience m'a beaucoup plu, je me sentais à ma place. Primo, on se sent utile pour son prochain, secundo le contact avec les étudiantes était vraiment fort car "elles en voulaient" et vous savaient gré de les aider, et tertio, j'ai éprouvé une réelle fascination pour leur perception radicalement différente du monde, du quotidien.

Après cette année, j'ai passé une année à faire des spectacles pour enfants (avec la compagnie du funambule). Et c'est finalement en cherchant un travail plus "stable" finacièrement que j'ai postulé à Arc-en-Ciel, avec l'idée de former des adultes déficients visuels en Biologie. Il est probable que mon année comme auxiliaire auprès des étudiantes sourdes a beaucoup pesé en faveur de ma candidature.

Au cours de l'année scolaire 2001-2002, j'ai fait 3 remplacements pour Arc-en-Ciel. Le premier groupe était constitué d'élèves de CM2, le second de jeunes de 16-17 ans mais ayant le niveau primaire. Dans ces deux cas, j'assurais un enseignement pluridiscilinaire. Pour finir j'ai eu un groupe de 4°-3° en Maths, qui a servi à l'association pour tester mes capacités pour gérer une classe difficile.

Le professeur de mathématique de la section 4°-3° partant en retraite, on m'a proposé de prendre son poste. J'ai beaucoup hésité à cause des difficultés énormes que j'ai rencontrées pendant le remplacement, mais finalement je suis restée, et dès l'année 2002-2003, j'ai commencé à travailler à mi-temps tout en suivant ma formation en parallèle.

CultureMath : Quels sont les problèmes spécifiques à l'enseignement à des déficients visuels ?
Lætitia : D'abord il y a les problèmes physiologiques des élèves. Il faut savoir que deux malvoyants ne voient pas de la même manière, cela fait autant de visions que d'élèves dans une classe, et cela peut devenir un vrai casse-tête, sans compter que la vision peut beaucoup varier avec la fatigue !

Quelques exemples: ceux qui ont une vision tubulaire ne voient que dans un petit disque devant eux, et n'ont aucune vision périphérique, alors que pour ceux qui souffrent d'un scotome central (ou tache noire), c'est le contraire ! Les premiers n'ont pas trop de problèmes pour lire (si les caractères ne sont pas trop gros), mais ont les plus grandes difficultés à se déplacer ou à se repérer dans l'espace. Pour les seconds c'est le contraire.

Un autre type de pathologie commune chez nous, le glaucome, rend l'oeil fragile et douloureux, d'autant plus que la luminosité est forte. Cela cause encore des problèmes différents à gérer ! On fonctionne donc en petits groupes, et on essaye de n'utiliser le tableau que rarement, de ne pas trop parler, également.

En ce qui concerne les maths à proprement parler, la géométrie est ce qui passe le plus mal, car la notion de tracé n'a pas de sens pour certains élèves (les aveugles de naissance, en particulier) ! De même les notions de repérage dans l'espace "au-dessus", "à côté", etc... sont beaucup moins naturelles que pour les voyants. On utilise donc un matériel "tactile" : des feuilles de plastique très fines avec un support mou (le tracé est ainsi en relief), des règles en braille, etc... On travaille avec les psychomotriciens du centre pour pallier autant que possible à ces problèmes (les tentatives des élèves pour dessiner une rue, par exemple, sont assez sidérantes et montrent bien la spécificité de leurs représentations intérieures du monde extérieur).

Des problèmes habituels en cours de maths se trouvent également magnifiés, et les élèves sont fondamentalement plus lents, car leur handicap leur donne des problèmes d'organisation que n'ont pas les voyants, qui organisent leurs données visuellement sans même s'en rendre compte. La plupart de mes élèves, au contraire, ne peuvent pas "survoler" du regard un énoncé et s'arrêter à l'endroit qui les intéresse, ils ne peuvent pas vérifier rapidement s'ils n'ont pas oublié un signe dans une expression algébrique. Ils doivent tout garder en tête, et tout relire pour pallier à un manque. Il y a donc plus de fautes "d'inattention", d'erreurs d'énoncé, et tout est plus lent. Cerise sur le gâteau, écrire des énoncés en braille multiplie au moins par trois leur longueur !

Il faut aussi gérer les problèmes psychologiques (en collaboration avec les spécialistes du centre) liés à leur handicap qui se combienent malheureusement souvent avec les problèmes liés à l'adolescence (ils se rendent comptent qu'ils ne pourront jamais faire certaines choses que font ou feront la plupart des personnes de leur âge, par exemple conduire une voiture, et développent des complexes à ce sujet). Globalement, il faut éviter qu'ils baissent les bras en développant une mentalité d'assisté.

Et pour finir, il faut garder à l'esprit de ne pas leur donner la becquée, malgré tout ce qu'on a dit précédemment !

CultureMath : Et finalement, En ce qui concerne les maths à proprement parler, cette redécouverte s'est bien passée, pour vous ?
Lætitia : Il a fallu que je m'y remette, aux maths ! J'ai revu le programme de 4°-3°, retrouvé les atuces au fur et à mesure... Ce qui m'a frappé c'est à quel point on passe à côté de ce qu'on nous transmet à cette époque ! Un véritable trésor qu'on sous-estime lorsqu'on nous l'enseigne...

CultureMath : Comment voyez-vous votre avenir maintenant ? Encore du changement à prévoir à court terme ?
Lætitia : (Rire) Non, je vais continuer dans ce domaine au moins quelques années. Mais je vais essayer de lancer une autre activité en parallèle, plus manuelle, car, particulièrement avec des aveugles, le métier de prof de maths pousse beaucoup à intellectualiser et à verbaliser ! J'ai besoin d'une activité manuelle pour compenser le stress intellectuel que cela provoque...

CultureMath : Merci beaucoup !
Lætitia : De rien !