Interview de Mohammed Beji (juillet 2004)

Mohammed Beji est professeur de Mathématiques au Collège des Tarterêts, à Corbeil-Essonnes. A l'occasion du concours « Faites de la science » organisé par l'Université d'Orsay, il a mis en place, en collaboration avec l'administration et ses collègues, pour plusieurs classes de son collèges des projets scientifiques. 55 ans, grand et large d'épaules, un regard perçant et une autorité naturelle manifeste. Le professeur "sévère mais juste" par essence...

Nous l'avons rencontré sur les conseils de Hatem Zaag, chercheur au CNRS, qui a encadré avec M. Beji un projet pédagogique en quatrième autour de la détermination du sexe chez les crocodiles, se basant sur un texte paru plus tard dans CultureMATH... Le monde est petit !

Cette initiative a donné lieu à des travaux des élèves non seulement en maths, mais également avec les enseignants de SVT, de français et de dessin. Saluons également l'aide apportée au projet par la Principale du collège, Mme Moretti, et deux polytechniciens, MM. Bader Benslimane et Gabriel Siam, qui ont choisi d'effectuer leur service civil en faisant un programme informatique implémentant les équations, afin que les élèves puissent faire des simulations.

Quelques références :

CultureMath : Bonjour M. Beji. Comment avez-vous eu l'idée de faire travailler vos élèves sur la détermination du sexe des crocodiles ?
M. Beji : Encouragé par le professeur Pierre Pansu, je voulais faire quelque chose dans le cadre de « Faites de la science », et j'ai donc écrit à plusieurs chercheurs pour leur demander de proposer et de parrainer un projet. Finalement, Hatem Zaag m'a proposé des idées liées aux mathématiques dans la biologie, et j'ai choisi celui-ci parcequ'il frappait le plus l'imagination. Cela dit, on a également fait d'autres projets : les bouliers et les fractales en sixième.

CultureMath : Pourquoi vouliez-vous travailler dans ce cadre, en plus des cours "habituels" ?
M. Beji : Je trouve que trop de gens dans notre société n'ont pas l'esprit scientifique, et que ce goût n'est plus encouragé chez les jeunes. Evidemment, quand le "Loft" et la "Star Academy" tiennent le haut du pavé ! (rire) Je ne suis pas pessimiste, car je dois dire que, depuis peu, il y a de plus en plus de publicité autour de la science, et que nous autres, enseignants avons un rôle à jouer dans ce renouveau. Pourvu que ça dure !

CultureMath : C'est la première fois que vous organisez ce type d'activité ?
M. Beji : Avec un tel degré d'implication oui, et en particulier c'est la première fois que nous participons à un concours à cette échelle, en collaboration avec l'Université. C'est vraiment une bonne nouvelle, que l'enseignement supérieur bouge !

CultureMath : A part le but général que vous citiez, ces expériences ont-elles un intérêt pédagogique tangible ?
M. Beji : Il s'agit d'attaquer certaines difficultés sous un autre angle, plus pratique. Par exemple, le choix de faire étudier des bouliers aux élèves avait pour but de leur faire surmonter leurs difficultés avec les tables de multiplication. En l'occurrence, on essaye de partir de choses concrètes pour aller progressivement vers l'abstrait. L'élève bloqué par ses erreurs dans les tables de multipication a tendance à complexer et à s'enfermer dans un "je ne peux pas y arriver" vraiment difficile à dénouer. Avec le boulier, il voit comment ça marche, et arrive à vaincre son apréhension, puis ses erreurs.

Autre exemple, avec le programme de quatrième : les équations. Il y a un saut d'abstraction à faire pour comprendre la notion même d'inconnue. Une équation toute bête, par exemple 3 x = 4 donne lieu à des erreurs complètement aberrantes (comme x = 4 - 3). Parceque les élèves cherchent à entrer dans l'abstrait comme par magie. Ils essayent de comprendre des "recettes" au petit bonheur la chance, mais sans réellement comprendre ce qui se passe. Pas étonnant qu'ils disent n'importe quoi. Alors pour leur faire comprendre ce point précisément, je les ai fait travailler avec des balances de Roberval. On prend trois objets identiques qui ensemble pèsent 4 kg, et on voit alors le poids de chacun (qui n'est pas 1 kg !). Les erreurs se dénouent alors lentement.

CultureMath : Mais ça implique un petit peu de reprendre les choses "à la base", donc de reculer, non ?
M. Beji : L'idée est de vulgariser ou simplifier au maximum puis de faire monter le niveau. Effectivement, dans un premier temps, on recule un peu, on voit la base avec un point de vue un peu différent, et hop ! on essaye d'en profiter pour aller plus haut que d'habitude.

CultureMath : Avez-vous eu l'impression que les élèves s'intéressaient ?
M. Beji : Ca dépend bien entendu des individus. Au début, en général il traînent la patte, mais ils finissent par s'attacher à un aspect ou un autre du dossier. Dans le cas des crocodiles, par exemple, plusieurs matières (et donc plusieurs profs) sont impliquées, ce qui fait que certains élèves réfractaires aux équations vont tout de même accrocher à la partie Bio, ou au fait de faire des dessins. En tout cas, ça les raccroche au train. Et on en voit qui s'intéressent vraiment au sujet.

CultureMath : Comment cela se manifeste-t-il ?
M. Beji : Par des questions sur le sujet, des élèves qui lèvent le doigt alors qu'ils sont toujours muets d'habitude... Lorsque Hatem Zaag est venu au collège présenter le métier de chercheur, les élèves qui avaient participé au travail se sont montrés étonnamment disciplinés et intéressés par son propos. Plusieurs m'ont posé des questions sur le métier de chercheur après ça. Ca leur a ouvert une fenêtre. Lointaine, certes, mais qui sait, peut-être que cela va créer une motivation chez eux.

CultureMath : Vous avez choisi des classes spécialement motivées pour faire ces expériences ? Des classes demandeuses ?
M. Beji : Et bien pas du tout ! Au contraire, nous avons pris des classes un peu à la traine, histoire de ne pas faire d'élitisme à notre niveau. Cela me fait penser que ces activités inhabituelles sont vraiment une bonne chose.

CultureMath : Est-ce que ça change le rapport avec les élèves ?
M. Beji : Absolument, dans la mesure où mon principe est d'apprendre avec les élèves. Je lance le sujet, je me documente et je réponds aux premières questions, mais ce sont eux qui vont faire des recherches en bibliothèque, ou sur Internet. Parfois en cours ils font les questions et les réponses, et je sers d'arbitre. C'est tout à fait différent de l'ordre habituel, et ils aiment bien l'idée d'apprendre des choses au prof !

CultureMath : Du point de vue de l'organisation, comment vous arrangiez-vous vous ?
M. Beji : On ne peut pas faire ça pendant les heures de cours, faute de temps. Alors nous avons obtenu une heure supplémentaire toutes les semaines.

CultureMath : Au bout du compte, qu'avez-vous rencontré comme problèmes durant cette expérience ?
M. Beji : Le principal problème est que c'est fatigant et un peu usant nerveusement, car c'est un surcroît de travail, et qu'en plus on n'est pas dans le cadre "habituel" où on maîtrise tout ce qui se passe. Mais bon, c'est le prix à payer : One ne peut pas avoir de la nouveauté, tout en restant dans ses habitudes ! En plus, comme je le disais, les élèves sont plus motivés grâce à ce côté nouveau et un peu improvisé.

Un autre problème est qu'une telle initiative doit avoir un minimum de suivi, sinon, elle ne change rien, en fait. Par conséquent, il faut assurer pas mal de "service après-vente", et faire durer le projet suffisamment longtemps, essayer que les élèves ne voient pas ce genre de choses qu'une fois dans leur vie etc... Ce n'est pas évident car peu de professeurs font ça jusqu'ici, et à la longue certains en on assez d'être toujours les seuls et laissent tomber.

CultureMath : Comment faire connaître ce genre d'initiative ?
M. Beji : Notre travail a été cité dans des journaux départementaux, comme le Parisien Essonne ou le journal des Ulis. Ca nous a donné du baume au cœur ! Et j'aimerais vraiment que ça serve d'exemple à d'autres enseignants, qui pourraient tenter l'aventure.

CultureMath : Quelles idées avez-vous pour l'avenir ?
M. Beji : On va essayer d'organiser un projet technologique, grâce à des contacts avec une grande firme d'aéronautique. Mais ce n'est pas encore fait, alors je n'en parle pas trop ! Et bien sûr continuer avec des projets mathématiques grâce à « Faites de la science ». J'ai en projet un autre thème de mathématiques appliquées à la biologie. Et on n'en a pas encore tout à fait fni avec les crocodiles, puisque nos posters seront affichés à l'ENS en octobre lors de la Fête de la Science.

CultureMath : Merci M. Beji, et bon courage pour vos prochains projets !
M. Beji : Merci, nous n'en manquerons pas, car les élèves en ont vraiment besoin.