Jean-Pierre Richeton est professeur au lycée du Mas-de-Tesse,
à Montpellier. Il est arrivé ici en 2001 après 30 ans de carrière
en Alsace, essentiellement passée au lycée Jean Monet de Strasbourg.
C'est dans ce lycée, qu'il a lancé avec quelques uns de ses collègues
en 1997, une "option scientifique" en Seconde (et même en Première).
Il a aussi été président de l'APMEP de juin 1996 à juin 1998, et membre de la commission "baccalauréat de mathématiques" présidée par le doyen de l’inspection générale de mathématiques ainsi que membre de la commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques (CREM) présidée par Jean-Pierre Kahane. Ses deux chevaux de bataille, qu'il estime étroitement liés : l'officialisation de l'option Sciences, et la modification de l'épreuve du Baccalauréat par l'introduction d'un exercice nécessitant de l'initiative de la part du candidat. C'est pour nous parler de ces sujets que nous l'interviewons aujourd'hui. |
Quelques références :
CultureMath : Bonjour monsieur Richeton, en quoi consiste l'option Sciences ?
J-P. Richeton : Il s'agit d'une option comme une autre en Seconde
(LV3, ISI, etc...) : trois heures par semaine, on "fait faire des sciences"
aux élèves. L'option Sciences est encadrée collégialement par un professeur
de Mathématiques, un professeur de Physique et un professeur de SVT, suivant
un mode déterminé par eux, des thèmes choisis par eux.
CultureMath : Quand vous avez créé cette option, quel était votre but ?
J-P. Richeton : En premier lieu, combler un vide dans l'enseignement
: toutes sortes d'options existent dans tous les domaines en seconde, mais
rien en Sciences pures. Il existe bien entendu les options ISI et MPI, mais
elles sont orientées respectivement vers l'ingénierie et l'informatique, et
peuvent constituer un choix bancal pour certains élèves, intéressés par les
sciences, mais pas nécessairement par ces deux aspects.
L'idée de base de l'option Sciences est de développer l'esprit scientifique chez des élèves destinés ou non à faire des sciences par la suite, de leur faire voir les sciences sous un autre angle que celui de l'apprentissage,de manière plus ouverte et expérimentale.
Le but étant de leur apprendre à prendre des initiatives, plutôt que d'appliquer en permanence les recettes apprises dans un chapître et bien souvent oubliées dès le chapître suivant. Développer ainsi une attitude plus lente à mettre en place que dans le reste de l'enseignement, qui soit plus représentative de l'essence et de l'intérêt de la démarche scientifique.
Enfin, il s'agissait de décloisonner l'enseignement des sciences, en donnant un lieu de rencontres des trois disciplines scientifiques, où leur complémentarité et leurs différences pourraient se côtoyer de manière claire. Autre intérêt pour les élèves passant en Première S, celui de les aider à choisir leur spécialité en terminale S (Maths, Physique ou SVT) en connaissance de cause, et pas seulement en fonction de leurs notes, critère hélasencore dominant aujourd'hui, souvent contre tout bon sens par rapport au projet de l'élève !
CultureMath : Que voulez dire par "prendre des initiatives" ?
J-P. Richeton : Souvent, dans l'enseignement, on fractionne le travail
de l'élève en étapes élémentaires - les exercices sont “balisés
de a à z” en questions, sous-questions, etc... – sortes
de “micro-ascenseurs intégrés”qui prennent l'élève
par la main, ce qui favorise l'apprentissage de certaines techniques, mais
impose un chemin à l'élève, défavorisant l'éclosion de l'esprit de recherche
en lui.
Sans renoncer à une part d'enseignement magistral ni à prendre par la main les élèves, car cela est souvent le plus efficace à court terme, il me semble capital, cependant, qu'il y ait une place, à côté de ces pratiques "usuelles", pour une forme d'enseignement centrée sur le travail de recherche des élèves et où l'enseignant a essentiellement un rôle d'insiprateur et de grade-fou.
Dans cette optique, l'un des éléments les plus féconds de notre travail a été la création d'"exercices avec prise d'initiative". Cette idée se développe depuis plus de dix ans, entre autre à l'APMEP et dans les IREM, dans le but de modifier en partie l'épreuve de mathématiques au baccalauréat, pour lui donner un aspect plus prédictif des possibilités de l’élève à poursuivre des études scientifiques. Il faut donc aussi introduire ce type d'apprentissage pendant le lycée.
Cela se fait grâce à des exercices où le chemin vers la solution n'est pas balisé de questions intermédiaires, mais où les élèves doivent expérimenter, envisager les outils dont ils disposent, et construire des conjectures, des esquisses de démonstrations...
Culturemath : En quelque sorte, les élèves doivent écrire les questions
intermédiaires eux-mêmes.
J-P. Richeton : Si vous voulez. C'est toutefois assez différent de
la notion de "Problème ouvert", c'est beaucoup plus court et cela déborde
peu des connaissances déjà acquises.
(NDLR : Un tel problème peut durer des mois et nécessiter des outils pas encore vus par les élèves, dont il peut illustrer la nécessité en prévision de leur apparition en cours.)
La pratique de problèmes ouverts me paraît intéressante pour la formation des élèves mais ne peut s’envisager, de mon point de vue, dans l’optique d’une évaluation en temps limité. Au sein de la commission baccalauréat de mathématiques, il nous a donc fallu réfléchir à un concept d’exercices ou de problèmes pouvant être évalués en temps limité, ce qui a débouché sur cette notion d’“exercices avec prise d’initiative”...
A titre d'exemple, voici un exercice que j'aimais bien donner lors de la première séance car très représentatif de ce que j’appelle « changer de scénario »…
Dans de “ vieux ” livres de géométrie,
on peut trouver le théorème suivant :
On considère un triangle non aplati ABC. Soit M un pont de la droite
(BC). Le point M appartient à l’une des bissectrices des droites
(AB) et (AC) si et seulement si l’on a :
Démontrer ce théorème.
Dans un premier temps, il s'agit de laisser sécher les élèves - il est bien entendu fort peu probable qu'ils trouvent la solution par eux-mêmes. En revanche, ils doivent comprendre par eux-mêmes, avec éventuellement des coups de pouce occasionnels, un certain nombre de points :
Et effectivement, à chaque fois le scénario, à quelques
détails près, a été le suivant :
A partir de là, ils parviennent à démontrer un résultat sans être menés par la main, et en suivant leur propre cheminement, le rôle du prof étant alors de corriger les erreurs et non pas d'administrer le savoir magistralement. Il est à noter qu'il m'est arrivé de nombreuses fois de découvrir une nouvelle démonstration grâce à un élève !
NDLR : pour plus de détails sur cet exercice, vous pouvez voir cette page.
CultureMath : En quoi l'option Sciences est-elle différente des
TPEs ?
J-P. Richeton : Il y a plusieurs grandes différences. En premier lieu,
dans l'option Sciences, les trois matières sont impliquées à la fois, alors
que les TPEs rassemblent deux matières, et pas toujours celles qu’aurait
choisies l’élève... Souvent au détriment des maths, par
ailleurs ! (rire)
D'autre part, le modus operandi est laissé au choix des professeurs, pas de directives nationales, ni même de thèmes imposés. Tout est choisi par les acteurs eux-mêmes. Pour donner un exemple de cette diversité, ma propre pratique de l'option Sciences a changé au fil des années !
Au début, à Strasbourg, je travaillais peu avec des thèmes, mais plutôt sur
des exercices relativement courts, focalisant le travail sur la recherche
et et l’apprentissage de la démarche scientifique. Nous n’avons
commencé à travailler par thèmes qu’au bout de
plusieurs années de pratique.
Maintenant, avec mes collègues du Mas-du-Tesse, nous travaillons avec des
thèmes trimestriels ("la vision" au premier trimestre, "l'astronomie"
au second). Dans l'académie de Montpellier, différentes stratégies
ont été choisies.
L'important est d'utiliser les spécificités des professeurs. Par exemple, je suis féru de géométrie, mon collègue de physique à Strasbourg adore l'astronomie. Je suis convaincu, par expérience, qu'un espace de liberté où un professeur peut traiter d'un sujet qui le passionne personnellement ne peut qu'être positif pour l'enseignement. De même, on peut aussi profiter de l’environnement géographique du lycée dans lequel on exerce s'il y a des lieux qui peuvent être intéressants.
Bref, dans l'option Sciences, on cherche à utiliser au mieux les ressources locales sans structure nationale contraignante. Bien entendu cela peut être vecteur de différences entre lycées, mais il serait d'une grande hypocrisie de ne pas voir celles qui existent déjà et une telle option peut aider à “redorer le blason” de certains lycées dits de banlieue…
CultureMath : Quel était le cadre scolaire général dans lequel
vous évoluiez et comment les choses ont-elles commencé ?
J-P. Richeton : Le lycée Jean Monet de Strasbourg se situe
à Neudorf, quartier de banlieue relativement proche du centre ville,
mais jouxtant le Neuhof et la Meinau, des banlieues telles qu’on les
décrit dans les médias (voitures brûlées, etc...).
Du coup, si la population du collège ne pose pas trop de problèmes,
celle du lycée est plus difficile, le lycée Jean Monnet a d’ailleurs
été classé en zone “sensible” en 2000. Mon
lycée actuel à Montpellier est très similaire en bien
des points, notamment en terme de mixité sociale, bien que la situation
me semble “relativement meilleure” pour l’instant au lycée
Mas de Tesse.
Cela faisait déjà plusieurs années que je participais à des groupes de réflexion travaillant à réformer l'épreuve du baccalauréat en introduisant une petite part de prise d'initiative, et donc à préparer cet exercice dans les années de lycée.
Puis, y a eu dans mon lycée une bonne conjoncture. Il se trouvait que les classes "phares" du lycée étaient les "classes européennes", où les élèves entraient en seconde, sélectionnés sur les langues. L'idée était qu'une partie de l'enseignement général leur soit dispensé dans une autre langue que le français.
Or, il s'est avéré à l'usage qu'un gros pourcentage de ces élèves se dirigeaient après la Seconde vers une première S, formant même la meilleure classe scientifique du lycée. Ces élèves, recrutés pour leur bon niveau en allemand et en anglais pouvaient alors se voir reprocher leur baisse d’investissement par les professeurs de langues qui étaient en droit de considérer cela comme un détournement de leur projet au profit des matières scientifiques.
Nous avons donc décidé de créer officiellement un pôle scientifique au lycée, puisque la pratique le justifiait manifestement. Jusque là, les élèves entrant en Section Européenne étaient tenus de prendre une LV3 en option. A partir de 1997, nous leur avons donné le choix entre une LV3 et une option Sciences, et c'était parti !
CultureMath : Pour le moment vos expériences
ont été en seconde, pensez-vous que cette option puisse
aller plus loin ? jusqu'au bac ?
J-P. Richeton : Nous avons également fait
l'expérience en classe de Première ! Notre but est
effectivement de créer quelque chose sur l'ensemble des
années de lycée, avec une évaluation au bac. De
fait nous avons gagné sur ce tableau, puisque l'idée de
l'exerce avec prise d'initiative noté sur 3 points a
été acceptée et devrait apparaître dans les
énoncés en 2006.
Reste à développer les structures nécessaires pour le lycée, afin de régler les problèmes.
CultureMath : Quels problèmes avez-vous rencontré ?
J-P. Richeton : Au début, nous avons surtout
rencontré l'hostilité d'une bonne partie du corps
enseignant, et de certains parents d'élèves, pour qui "on
n'enseigne pas comme ça".
Certains voyaient dans l'option Sciences un retour de la "Seconde C", ce dont il n'était pas question dans notre projet, ou une volonté de plus des matheux d'accroître leur suprématie... Ces deux objections sont assez absurdes, et sont moins fréquentes aujourd'hui, mais montrent bien le malaise face aux tentatives de réforme.
Plus gênant, certains professeurs ne se sentent pas compétents pour travailler ainsi, en particulier sur la question de l'évaluation du travail des élèves. Je leur réponds toujours que la compétence vient par la pratique, que tout professeur est capable de dire si une démarche d’élève “tient la route” ou non, et qu'il y a toujours des gens à qui poser des questions si besoin est.
Mais le problème le plus épineux est certainement celui des moyens. Jusqu'à récemment, les expérimentations de l'option Sciences se sont toujours faites à moyens constants, c'est à dire en remplaçant une autre option. Autant dire qu'on déshabillait Pierre pour habiller Paul, ce qui n'est pas une bonne solution, ne serait-ce qu'au regard des tensions que cela peut créer entre collègues...
CultureMath : Comment régler ce dernier problème ?
J-P. Richeton : Il n'y a qu'une seule solution viable :
officialiser l'option Sciences, et augmenter ainsi la Dotation Horaire
Globale des lycées où cette option sera proposée.
A l'heure où l'on supprime les TPE en terminale - et probablement bientôt en première également - l'option Sciences semble vraiment être le bon cadre pour faire de la Science autrement, et je compte beaucoup sur les associations de spécialistes concernées par les TPE pour qu'elles considèrent l'option Sciences comme une alternative valable !
CultureMath : où en est-on 7 ans plus tard ?
J-P. Richeton : Les choses ont bien évolué. Le rectorat de Montpellier
a décidé de tenter l'expérience dans 10 lycées plus un collège,
c'est vraiment une bonne chose. Chaque établissement a son propre projet,
les stratégies choisies sont diverses.
L’IREM de Montpellier a d’ailleurs pris une très bonne initiative en créant un groupe de travail chargé de centraliser les informations afin de mutualiser les différentes expérimentations et créer une base de données (mais pas une norme, je le répète !) sur l’option Sciences.(NDLR: ces ressources seront accessibles sur le site de l’IREM de Montpellier lorsque le travail sera achevé)
Dans ce mouvement, nous avons obtenu un laboratoire, des moyens... Certains collègues me demandent "mais comment t'as fait ??" je leur répond que ça fait plus de 10 ans que je me démène ! Et pendant toutes ces années, je n'ai pas eu l'impression de stagner, impression que certains professeurs ressentent à force de ressasser les mêmes cours.
Malheureusement, certaines choses n’ont pas évolué dans le bon sens dans le monde de l’éducation. Mais plutôt que de dire que le niveau a baissé (je ne le pense pas ou du moins je ne sais pas très ce que cela recouvre…) je dirais que c’est l’attitude ou la mentalité des élèves qui a bien changée : le plus grand pb aujourd’hui est en effet que les élèves ne fournissent plus le travail personnel d’assimilation nécessaire pour ancrer des connaissances acquises ou le font de manière bien trop superficielle et avec une mémorisation à (très) court terme.
CultureMath : L'aspect travail en équipe semble important pour
vous.
J-P. Richeton : je ne suis pas venu au Mas-de-Tesse par hasard : je
savais que je pourrais y rencontrer des collègues avec qui travailler
dans cette optique, et ces collègues, bien implantés depuis
plusieurs années dans ce lycée, ont pu pour créer un
phénomène d’entraînement. Il y avait aussi une jeune
collègue de SVT venue comme moi d’Alsace, ce qui crée
des liens ! (rire)
CultureMath : Dans la pratique, que faites-vous cette année.
J-P. Richeton : Le premier thème abordé a été
celui de la vision. La découverte du thème a été
faite à partir de dispositifs expérimentaux , les professeurs
des trois disciplines étant présents :
CultureMath : Merci M. Richeton.
J-P. Richeton : De rien, ce fut un plaisir !