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Arithmétique

Entretien avec Marc Hindry
Université Paris Diderot - e-mail

 

Marc Hindry est professeur à l’Université Paris Diderot (Paris 7), et membre de l’équipe de Théorie des Nombres de l’Institut de Mathématiques de Jussieu. Ses recherches portent plus particulièrement sur la géométrie diophantienne. Il a bien voulu répondre aux questions de CultureMath à l’occasion de la sortie de son livre Arithmétique (Primalité et codes. Théorie analytique des nombres. Equations diophantiennes. Courbes elliptiques ), paru en 2008 chez Calvage et Mounet dans la collection "Tableau noir".


Résumé et table des matières

Plan de l'entretien

A qui s’adresse ce livre?

M. Hindry - Le point de départ est un cours de maîtrise que j’ai fait à l’université Paris 7, puis à l’ENS Ulm, mais il s’adresse un peu à tous les gens qui aiment l’arithmétique et qui sont à un niveau disons équivalent, ou qui ont la motivation et la curiosité pour regarder ces mathématiques. C’est un cours de maîtrise volontairement accessible. Les quatre premiers chapitres peuvent certainement être lus par quelqu’un qui a le CAPES ou même qui prépare le CAPES. Ils sont largement indépendants, donc le lecteur peut choisir un chapitre qui l’intéressera particulièrement. Entre ces premiers chapitres et les exercices (il n’y a des exercices que sur ces quatre chapitres-là), il peut trouver de la matière pour des cours ou des problèmes à l’université ou en classe préparatoire. Pour un niveau lycée, ce serait plutôt pour des compléments culturels. Les étudiants des classes préparatoires peuvent aussi en lire de larges parties s’ils sont spécialement motivés par l’arithmétique.

CultureMath - Le livre contient six chapitres. Faut-il commencer par le chapitre 1, ou bien peut-on commencer par un autre?

M. Hindry - Même si les quatre premiers chapitres sont largement indépendants, il faut avoir lu un peu le premier chapitre pour lire le deuxième chapitre sur les algorithmes, codes, etc. Les deux derniers chapitres volent beaucoup plus haut. Si on commence par le chapitre six, on risque de se retrouver le nez par terre !

CultureMath - Quels sont les thèmes que vous auriez volontiers mis dans votre livre mais que vous avez volontairement écartés, et quels sont les thèmes que vous regrettez aujourd’hui de ne pas avoir mis?

M. Hindry - Il n’y a pas vraiment de choses que je regrette de ne pas avoir mis, car il faut garder une certaine taille au livre, et puis on a une énergie limitée pour écrire. Mais la théorie des nombres est tellement riche qu’il y a plein de choses que j’aurais aimé mettre, que dans une autre vie je mettrai peut-être, mais on ne peut pas mettre tout dans un livre. Surtout dans les quatre premiers chapitres, je me suis un peu limité parce que je voulais que ce soit quelque chose qu’on puisse enseigner dans un cours de maîtrise.

CultureMath - Ce cours représente-t-il un semestre ou deux?

M. Hindry - Si on fait tout, deux semestres. Si on fait une partie, si on choisit de ne traiter que la moitié de certains chapitres, c’est moins ; c’est un cours que j’enseignais en général sur un semestre en traitant les trois quarts environ de ce qui est dans le livre.

Trois niveaux d’exercices

CultureMath - Quelles ont été vos sources d’inspiration?

M. Hindry - Mes trois livres préférés de théorie des nombres sont : le livre des deux britanniques Hardy et Wright, un livre de deux russes, Borevich et Shafarevich (l’un et l’autre ont été traduits en français), et le cours d’arithmétique de Jean-Pierre Serre. J’ai eu aussi l’immense chance de pouvoir suivre pendant plusieurs années les cours au Collège de France de Jean-Pierre Serre, et c’était extraordinaire.

CultureMath – Qu’en est-il du livre de Pierre Samuel, que vous citez en bibliographie, et qui est un condensé assez substantiel de ce qu’on appelle la théorie algébrique des nombres? Qu’apporte votre livre par rapport à celui de Samuel?

M. Hindry – Le livre de Samuel est un classique. Je pense que mon chapitre de théorie algébrique des nombres est plus élémentaire que le Samuel.

CultureMath - Et il démontre à peu près les mêmes choses? Avec des techniques différentes?

M. Hindry - Il démontre à peu près les mêmes choses sauf que je me restreins dans mon livre aux anneaux qui servent le plus en théorie des nombres, c’est-à-dire les anneaux d’entiers de corps de nombres, ce qui simplifie certaines démonstrations (Samuel, lui, traite des anneaux de Dedekind généraux).

CultureMath - Dans le Samuel, il n’y a pas d’exercices, si je ne me trompe.

M. Hindry - À la fin, il y a quelques exercices et quelques problèmes d’examen, mais il n’y a pas beaucoup d’exercices, en effet.

CultureMath - Votre livre, par contre, est plein d’exercices, accompagnés d’indications plus ou moins détaillées. Qui est susceptible de faire ces exercices?

M. Hindry - Il y a trois niveaux d’exercices : des exercices d’application presque directe, et tout le monde peut les faire en ayant lu le cours ; il y a des exercices qui introduisent des choses nouvelles intéressantes, avec suffisamment d’indications ; et enfin il y a quelques exercices qui demandent plus d’habileté.

CultureMath - Est-ce que ces exercices sont là pour compléter le texte des chapitres, ou pour illustrer les résultats essentiels?

M. Hindry - J’ai essayé de mettre les deux.

It is a thing of beauty and of joy for ever

CultureMath - Il y a, en tête de chaque chapitre, une citation, qui n’a souvent rien à voir avec les mathématiques. Par exemple, il y en a une de James Joyce en tête du chapitre 3 : “It is a thing of beauty and of joy for ever”… James Joyce l’a dit à quelle occasion?

M. Hindry - En fait, à une petite variante près, il y a deux livres où presque la même expression apparaît. Dans l’Ulysse, comme c’est un long monologue, c’est impossible de dire à quoi la phrase réfère. Dans l’autre citation, en fait, si je me souviens bien, le narrateur est très ému par la beauté d’une jeune fille qu’il voit simplement de loin dans le vent, il ne connaît pas son nom et il ne lui parlera jamais, mais cette vision là le réconcilie un peu avec la vie.

CultureMath - Et donc c’est dans l’arithmétique que vous, vous voyez cela…

M. Hindry - On peut voir ça ainsi…

CultureMath - Comment vous êtes-vous tourné vers les mathématiques?

M. Hindry - Depuis tout petit j’ai aimé ça. J’aimais bien tout ce qui était écrit, j’aimais beaucoup la littérature aussi.

CultureMath - Et pourquoi l’arithmétique?

M. Hindry - L’arithmétique… je me suis décidé au moment de faire un DEA. J’ai écouté beaucoup de cours, sur les équations diophantiennes, sur les fonctions L… et bien d’autres pendant deux, trois mois, avant de me décider. Et je me suis dit que c’était vraiment ce qu'il y a de plus beau.

"Les sommes de Gauss ne sont pas si compliquées que ça"

CultureMath - Est-ce que vous pouvez nous présenter quelques thèmes qui sont abordés dans votre livre?

M. Hindry - Il commence par l’arithmétique finie ou élémentaire : les congruences, les corps finis, et un certain nombre d’applications.

CultureMath - Les sommes de Gauss sont-elles élémentaires?

M. Hindry - Les sommes de Gauss ne sont pas si compliquées que ça si on ne cherche pas des théorèmes très généraux, mais c’est assez subtil, et c’est un peu le centre de ce chapitre.

CultureMath - Pouvez-vous expliquer ce que sont ces sommes de Gauss? [voir encart 1]

M. Hindry - Les sommes de Gauss sont définies par une formule qui est une somme d’exponentielles complexes, en fait de racines de l’unité, et qui ont suffisamment de structure pour que, bien qu’il y ait p termes, elles soient toutes de module √p. Il y a un mystère dans les compensations de structure de symétrie dedans.

CultureMath - La somme de toutes les racines p-ièmes de l’unité, c’est 0. Et dans les sommes de Gauss, on ne prend qu’une partie de ces racines, avec quelque chose d’un peu mystérieux dedans.

M. Hindry - C’est exactement ça. C’est un très bel objet car il est relativement élémentaire. On peut faire avec des tas d’exercices, pas si difficiles que ça.

CultureMath - Un élève de terminale peut-il suivre ces calculs?

M. Hindry - Je dirais plutôt qu’un élève de première année de l’université ou de classe préparatoire peut suivre ces calculs, oui. Il faut savoir ce que c’est qu’une exponentielle complexe, une racine de l’unité.

CultureMath - Est-ce qu’on a une idée de comment Gauss a découvert ce qu’on appelle les sommes de Gauss?

M. Hindry - Gauss commentait très peu ses idées. Je ne sais pas si les historiens des maths ont creusé cette question. Moi, je ne connais pas la réponse.

CultureMath - L’Indien Srinivasa Ramanujan est un algébriste très célèbre du XXe siècle. Est-ce qu’il y a des gens qui ont rapproché Gauss de Ramanujan? Y a-t-il quelque chose des mathématiques de Ramanujan dans votre livre?

M. Hindry - Il y en a très peu parce que je ne pouvais pas tout mettre. Par contre, Gauss est très présent.

"Dirichlet, Riemann appartiennent à la théorie des nombres"

CultureMath - Alors donc, pour lire ce livre, il faut avoir de l’intérêt pour l’arithmétique et de bonnes bases qu’on acquiert dans les classes préparatoires ou dans le premier cycle des universités. Quelles sont ces bases ?

M. Hindry - Ce sont essentiellement des bases d’algèbre. Il y a un petit peu d’analyse et de topologie, mais pas beaucoup. Il y a un chapitre qui utilise des résultats basiques de la théorie de la variable complexe : théorème des résidus, formule de Cauchy.

CultureMath - Ce lien entre l’arithmétique et l’analyse est-il propre à votre travail, ou bien appartient-il au domaine de l’arithmétique d’aujourd’hui?

M. Hindry - Il appartient complètement au domaine, tout comme les noms de Dirichlet, Riemann. Riemann a écrit un seul article sur la théorie des nombres. C’est un article sur la "fonction zêta de Riemann" [encart 2], qui est une fonction de variable complexe.

CultureMath - Est-ce qu’on a vraiment détecté à quel moment il y a eu ce saut de N, ensemble des entiers naturels, avec l’arithmétique naturelle, vers le territoire de la variable complexe? Qui ont été les premiers mathématiciens qui se sont aperçus qu’en passant dans C on pouvait avoir des résultats sur N?

M. Hindry - Le premier résultat est dû à Dirichlet, dans un théorème qui est démontré dans mon livre. Ce théorème dit que si deux nombres a et b sont premiers entre eux, il existe un nombre premier congru à a modulo b. C’est un résultat très simple à énoncer, dont la démonstration est du niveau d’un cours de maîtrise à condition d’avoir fait un peu de variable complexe.

CultureMath - Et Dirichlet est passé dans C pour le démontrer?

M. Hindry - Oui, il a introduit ce qui s’appelle aujourd’hui les séries de Dirichlet [encart 3].

CultureMath - Est-ce qu’on connaît une démonstration qui évite le passage dans C?

M. Hindry - Oui, mais elle est très récente et assez compliquée. La démonstration dite "élémentaire", c’est-à-dire n'utilisant pas la variable complexe, due à Daboussi, est en fait beaucoup plus compliquée.

CultureMath - Pourquoi Dirichlet s’est-il posé cette question? Est-ce lié à un problème plus général?

M. Hindry - Oui. Par exemple, il se posait cette question car il savait que c’était utile pour démontrer ce qu’on appelle aujourd’hui le principe de Hasse, qui dit que si on peut résoudre une équation modulo n pour tout n, on peut la résoudre dans Z. Et pour démontrer certains cas de ce principe-là, on a besoin de l’énoncé de Dirichlet sur les nombres premiers.

Arithmétique et théorie des nombres

CultureMath - Quelle est la différence entre arithmétique et théorie des nombres?

M. Hindry - Je ne suis pas très sûr de la réponse. La théorie des nombres est une branche des recherches en maths et le mot arithmétique se réfère aussi aux opérations élémentaires sur les nombres. A l’école primaire, on apprend l’arithmétique, on n’apprend pas la théorie des nombres.

CultureMath – Selon une citation attribuée à Martin Eichler, il y aurait cinq opérations fondamentales en arithmétique : l’addition, la soustraction, la multiplication, la division et les formes modulaires. Y a-t-il quelque chose sur les formes modulaires dans le livre?

M. Hindry - Tout à fait à la fin, il y a un petit peu de formes modulaires qui sont le premier jalon avant l’introduction au monde automorphe et l’énoncé du théorème de Wiles et de la conjecture de Birch et Swinnerton-Dyer ; il s’agit d’un petit bout du Programme de Langlands. C’est juste le début ; je prononce le mot Programme de Langlands en disant que c’est juste le tout début.

CultureMath - Votre penchant personnel va-t-il plus vers la théorie algébrique des nombres ou vers la théorie analytique des nombres ? Et comment cette distinction entre la théorie des nombres et l’arithmétique savante est-elle faite dans le livre ?

M. Hindry - Les chapitres qui correspondent vraiment à mon cours sont séparés. Mais dans le chapitre 6, j’explique plusieurs thèmes de recherche. Dans les recherches actuelles, c’est très emmêlé. Il y a des méthodes analytiques qu’on utilise de temps en temps, des méthodes algébriques, et on a recours souvent aux deux dans le même problème.

"L’algorithme d’Euclide, c’est beau et utile"

CultureMath - L’algorithme d’Euclide est présent dans le livre. A quel endroit et pourquoi faut-il en parler ?

M. Hindry - C’est beau et utile. C’est une façon très belle et concrète de présenter la notion de pgcd, le théorème de Bézout, qui sont le point de départ de ces questions là. Et si on s’intéresse aux algorithmes, donc à la complexité des opérations, on s’aperçoit que c’est un algorithme magnifique, et on ne fait pas mieux. On peut faire un tout petit peu mieux en fait, mais ça donne moins de choses. C’est un algorithme fondamental dans tout ce qui utilise l’arithmétique. Les ordinateurs utilisent l’algorithme d’Euclide.

"Les fonctions elliptiques sont apparues à travers le calcul intégral"

CultureMath - Les fonctions elliptiques, ou plutôt les courbes elliptiques, c’est quoi en deux mots ? [encart 4]

M. Hindry - Historiquement, ce sont d’abord les fonctions elliptiques qui sont apparues à travers le calcul intégral. Quand on les voit comme fonctions de variable complexe, quand on les regarde du bon côté, il apparaît ce qu’on appelle aujourd’hui des surfaces de Riemann, et également des courbes, parce qu’elles sont de dimension 1 sur C ou 2 sur R. C’est un peu un croisement où il faut des équations diophantiennes où les équations ont suffisamment de structure pour qu’on puisse faire énormément de choses dessus. Mais c’est hautement non trivial, c’est-à-dire que c’est déjà très compliqué et qu’en plus il y a beaucoup de problèmes ouverts. Enfin, c’est d’une richesse incroyable.

CultureMath - Dans quel genre d’application les courbes elliptiques interviennent-elles ?

M. Hindry - Je peux mentionner la cryptographie : il y a des méthodes de factorisation ou de construction de code qui utilisent les courbes elliptiques. Les algorithmes de factorisation sont traités en appendice. Ça remonte à Lenstra vers 1990.

CultureMath - Qui est Lenstra ?

M. Hindry - C’est un mathématicien hollandais, qui est un des grands spécialistes de ces questions de théorie des nombres et des algorithmes de factorisation et de cryptographie.

CultureMath - Qu’a démontré Wiles ?

M. Hindry - Ce qu’a démontré Wiles, ce n’est pas le grand théorème de Fermat, mais un grand grand grand théorème sur les courbes elliptiques, dont on savait qu’il impliquait le vieux théorème de Fermat.

Arithmétique et géométrie algébrique

CultureMath - Quelle différence y a-t-il entre ce livre et le livre que vous avez écrit en collaboration avec Joe Silverman sur la géométrie diophantienne ?

M. Hindry - Le livre que j’ai écrit avec Silverman est d’un niveau beaucoup plus élevé. C’est un livre pour étudiants de DEA ou de thèse ou pour chercheurs.

CultureMath - Et il traite de quel sujet ?

M. Hindry - Il traite de théorèmes généraux sur les équations diophantiennes qu’on espère pouvoir démontrer avec de la géométrie algébrique.

CultureMath – Qu’est-ce que la géométrie arithmétique ? D’où vient ce mot ?

M. Hindry - Un des grands noms, dans ce domaine là, est Serge Lang, qui a fait beaucoup de publicité pour l’introduction de la géométrie algébrique dans l’arithmétique. Et ce mélange des deux, c’est en gros ce qu’on appelle géométrie arithmétique, avec des variantes.

"J’ai du mal à croire à une démonstration par ordinateur"

CultureMath - Quelques questions sur la notion d’effectivité et l’apparition massive des ordinateurs. Les ordinateurs ont envahi les mathématiques ces trente ou quarante dernières années et parfois de façon tellement importante qu’ils ont changé la discipline dans laquelle ils intervenaient. D’abord est-ce que vous avez vécu cette transformation, c’est-à-dire est-ce que l’arithmétique pour vous était autre quand vous avez commencé à en faire qu’elle n’est aujourd’hui, justement à cause de la prédominance de ce souci de prendre en compte le point de vue effectif, ou bien est-ce que c’est fondamentalement la même chose ? Et deuxièmement, dans votre livre, vous faites référence à des algorithmes d’une façon qui laisse penser que vous n’accordez pas un rôle très important à tous les aspects qui se traitent en faisant appel aux ordinateurs. On a l’impression que ce que vous mettez en avant c’est plutôt l’apport de l’arithmétique ou de la théorie des nombres à un certain nombre de questions d’ordre informatique, algorithmique, etc. plutôt que l’inverse, qui existe aussi.

M. Hindry - J’ai fait tout un chapitre où on parle d’algorithmes, essentiellement sur l’aspect test de primalité, factorisation, qui sont les deux trucs essentiels en algorithmique et arithmétique. L’aspect recherche d’effectivité, je n’en parle que dans le dernier chapitre à propos des problèmes ouverts pour citer le fait que, dans le domaine de mes recherches, les équations diophantiennes essentiellement, il n’y a pas de théorème d’effectivité ou très peu et que les grands théorèmes sont qualitatifs et pas du tout effectifs. C’est un des axes de recherche les plus importants aujourd’hui. Je n’ai pas l’impression que le monde de la recherche en théorie des nombres ait radicalement changé avec les questions d’effectivité, mais il s’est quand même déplacé, c’est-à-dire que c’est une question qui est systématiquement posée : le résultat est-il effectif ? Peut-on le rendre effectif ? C’est considéré comme une question très intéressante. Je pense que dans les années 1960-70, la question n’était même pas posée.

CultureMath – La question de l’effectivité a quand même changé la vie d’un certain nombre de vos collègues, qui ne peuvent plus travailler sans le secours d’ordinateurs puissants.

M. Hindry - Je suis sans doute influencé par le fait que moi, je n’utilise l’ordinateur pratiquement que comme traitement de texte. Je n’utilise pas l’ordinateur comme outil de calcul dans mes recherches. Je ne suis pas le seul, mais nous ne sommes pas très nombreux dans ce cas.

CultureMath - Est-ce que l’hypothèse de Riemann, qui a des implications arithmétiques considérables, pourrait être démontrée par ordinateur ?

M. Hindry - C’est difficile d’être prophète, mais j’ai du mal à croire à une démonstration par ordinateur. Il y a un certain nombre de calculs qui ont été faits ; par exemple, quand on dit que tous les zéros (de la bande critique) doivent être de partie réelle ½ et qu’on a calculé les quatre premiers milliards et qu’ils sont tous de partie réelle ½, c’est un argument en faveur de la conjecture, mais cela n’a pas grand-chose à voir avec une démonstration d’un point de vue mathématique.

L’hypothèse de Riemann

CultureMath - Il paraît qu’Euler a été le premier à espérer que, malgré le désordre apparent des nombres premiers, il y avait quand même une règle géométrique qui gérait tout ça. Ce genre de problème réapparaît un peu dans les discours d’Alain Connes, qui souvent mélange les nombres premiers avec ses travaux sur la géométrie non commutative. Est-ce que cela correspond à quelque chose de réel du point de vue mathématique ?

M. Hindry - Il y a une citation d’Euler dans mon livre et la citation suggère que lui ne voit aucun ordre dans les nombres premiers.

CultureMath - Mais il a cherché cet ordre ?

M. Hindry - Il a cherché, oui. Mais apparemment, il n’y a vu que désordre, c’est ce qu’il dit. C’est l’hypothèse de Riemann qui retrouve une symétrie dans le désordre des nombres premiers. Ce que dit Alain Connes ressemble à ça. L’hypothèse de Riemann donne vraiment une symétrie d’ordre supérieur sur les nombres premiers.

CultureMath - Et on est loin d’avoir établi cette conjecture ? Est-ce que vous pensez que d’ici cinq ans elle sera démontrée ?

M. Hindry – Non, je ne pense pas. On a besoin d’une grande idée, alors on ne sait pas quand elle germera !

CultureMath - Les démonstrations qui ne sont pas validées, qui sont publiées sur arXiv ou à compte d’auteur à droite et à gauche, est-ce qu’elles sont porteuses de choses nouvelles ?

M. Hindry - La plupart du temps non. Pendant des années et des années, les théoriciens des nombres recevaient des propositions de démonstration du théorème de Fermat qui la plupart du temps étaient absolument consternantes d’ignorance. Tout était tellement faux… L’hypothèse de Riemann a une formulation plus compliquée : on ne peut pas expliquer la formulation de l’hypothèse de Riemann à un élève de 4e ou 3e, alors qu’on peut expliquer l’énoncé de la conjecture de Fermat à l’école primaire. Donc il y a moins de gens qui vont se lancer à essayer d’en faire la démonstration. Dans ce qui est semi publié, on n’a pas l’impression qu’il y ait une idée qui fasse avancer le problème.

Le théorème de Fermat

CultureMath - Quand Wiles a annoncé qu’il avait démontré le théorème de Fermat, comment avez-vous réagi ? Pourquoi le monde a cru Wiles et n’a pas cru les 50 personnes avant lui ? Qu’est-ce qui a fait que Wiles a été cru et que les autres n’ont pas été crus ?

M. Hindry – Wiles était un mathématicien de renommée mondiale,

CultureMath - Avant même de démontrer Fermat ?

M. Hindry - Oui, il était très connu, il avait fait des choses remarquables. Il a exposé une première fois sa démonstration devant une cinquantaine des meilleurs spécialistes mondiaux, à l’occasion d’une grande conférence. Wiles avait demandé 3 heures d’exposé, donc les gens savaient qu’il allait annoncer quelque chose d’important, mais la plupart des présents ne savaient pas quoi ; il y avait probablement deux ou trois personnes qui étaient au courant. J’ai vu les résumés des notes sur Internet : c’était clair qu’il y avait plusieurs idées nouvelles et absolument pertinentes.

CultureMath - Et c’est vraiment du beau travail ?

M. Hindry - C’est magnifique, oui !

CultureMath - Que dites-vous dans votre livre sur la conjecture de Fermat et sur la preuve qu’en ont donné Wiles et Taylor ?

M. Hindry - La conjecture de Fermat est facile à énoncer. Dans les chapitres 2, 3 et 4 de mon livre, j’explique comment on pourrait traiter quelques cas avec la méthode de Kummer qui pour le moment n’a pas abouti à une démonstration complète. Et sur le théorème de Wiles je n’explique pas du tout la démonstration, ce serait à un tout autre niveau, il faudrait deux ou trois livres pour y arriver, mais j’explique au moins ce que veulent dire les mots du théorème de Wiles : "toute courbe elliptique définie sur le corps des rationnels est modulaire". Donc il est expliqué ce qu’est une courbe elliptique, ce que veut dire "être défini sur le corps des rationnels", ce qu’est une courbe modulaire, une courbe elliptique modulaire. C’est tout un travail, c’est presque la fin du livre quand on y est arrivé.

Test de primalité en temps polynomial

CultureMath - Quelle est votre part d’originalité dans ce livre ?

M. Hindry - Un livre d’enseignement n’est jamais entièrement original, mais il y a quand même des choses qui sont originales. Il y a des démonstrations qui n’existaient pas sous cette forme dans un livre. Elles existaient dans des revues ou des preprints. Une des plus originales est la démonstration du test de primalité en temps polynomial qui date de 2002, donc c’est la première fois qu’elle est dans un livre.

CultureMath - Et un élève de spéciale peut-il lire ça ?

M. Hindry - Un élève de spéciale ? Il faut qu’il apprenne un tout petit peu plus d’algèbre et après il peut lire ça. Un étudiant de maîtrise peut vraiment lire cette démonstration. Je ne dis pas qu’elle est facile, mais c’est vraiment du niveau de maîtrise.

CultureMath - Elle est de qui cette démonstration ?

M. Hindry - Elle est de trois chercheurs indiens Agrawal, Kayal et Saxena. Elle donne une méthode pour prouver qu’un très très grand nombre est premier en temps polynomial.

CultureMath - Que veut dire "en temps polynomial" ?

M. Hindry - C’est une question un peu théorique. Cela veut dire que le temps que mettra l’algorithme à tourner est au plus un polynôme en le nombre de chiffres de l’entier étudié. Il y a des algorithmes qui sont plus rapides, mais dont on ne sait pas prouver qu’ils disent toujours la vérité, alors que ceux-là on peut entièrement prouver qu’ils diront toujours la vérité.

CultureMath - C’est un test utilisé en informatique ?

M. Hindry - Non. Il n’est pas utilisé en pratique. Mais il faut voir qu’il est récent. Il est possible que les implémentations s’améliorent, etc. A priori, il y a un test qui est plus simple, que j’explique aussi dans le livre, qui est beaucoup plus rapide, mais on ne sait pas prouver qu’il dit toujours la vérité. Ceci dit, c’est une question de mathématicien. Dans la pratique, on peut tout à fait considérer qu’il dira toujours si un nombre est premier ou pas, mais bon, un mathématicien a quand même envie d’avoir une démonstration !

CultureMath – Dans la démonstration d’Agrawal, Kayal et Saxena, le polynôme invoqué était, sauf erreur, de degré douze ou treize. On a progressé depuis. On en est à quel degré maintenant ?

M. Hindry - On en est, je crois, à… 7 ½ !

Loi de groupe sur une cubique

CultureMath – Dans votre livre, il y a une place pour les cubiques, notamment sur la couverture. Il semble que sur les cubiques il y ait une loi de groupe. Quand cela a-t-il été trouvé ?

M. Hindry - C’est un petit peu compliqué. C’est certainement déjà dans Poincaré. Poincaré décrit explicitement cette loi de groupe et il formule le théorème de Mordell-Weil, mais il ne le démontre pas du tout. Ce théorème dit que le groupe des points rationnels est de type fini (nombre fini de générateurs…).

CultureMath - Les points rationnels, ce sont les points sur la courbe qui sont à coordonnées rationnelles ?

M. Hindry - Oui.

CultureMath - Et ils forment un ensemble infini de points…

M. Hindry - Et on peut tous les engendrer à l’aide d’un nombre fini de points. On peut choisir un nombre fini de générateurs, à partir desquels, en traçant les tangentes, cordes, etc., ont obtient tous les autres points. Il peut y avoir de la torsion.

CultureMath – Qu’est-ce qu’un point de torsion ?

M. Hindry – Si on itère ce procédé de tangentes et cordes en partant d’un point de torsion, on revient sur le point de départ…

CultureMath - Les points de torsion ont-ils une signification géométrique spécifique ? Les points d’inflexion, par exemple, sont-ils de torsion ?

M. Hindry - Oui, ils sont d’ordre 3 (on y revient au bout de 3 itérations).

Un style non bourbakiste

CultureMath - Est-ce que la présentation bourbakiste des structures est quelque chose qui est indispensable, est-ce qu’on peut présenter les choses en s’en affranchissant ou est-ce que cela reste la base ? Certaines personnes disent de votre livre : "c’est clairement pas un style à la Bourbaki". Visiblement vous faites partie de ces gens qui ont voulu s’affranchir des contraintes du style Bourbaki.

M. Hindry - Je reconnais tout à fait l’apport au monde de la recherche et de la littérature mathématique de Bourbaki, mais je n’enseigne pas dans ce style-là. C’est-à-dire que je cherche d’abord à faire comprendre quels sont les objets et quels sont les problèmes, pour arriver ensuite aux définitions ou aux propriétés générales. Mais ce n’est pas non plus radicalement différent. Il s’agit des mêmes choses qu’on explique, mais ce n’est pas la même façon de les expliquer. Je pense que Bourbaki, c’est fait pour être une encyclopédie. On n’apprend pas une langue en consultant un dictionnaire. La méthode Bourbaki est très peu pédagogique, donc ça ne m’intéresse pas d’enseigner comme ça.

CultureMath - Mais pour vous, c’est juste une façon d’enseigner ?

M. Hindry - C’est avant tout une façon d’enseigner. Après, c’est une question de philosophie. Est-ce que ça change la nature des choses ? Je serais plus nuancé.

CultureMath - Par exemple, dans le chapitre 3, vous définissez ce qu’est un nombre premier, décomposé, inerte ou ramifié dans un paragraphe intitulé "exemple" (§ 4.20) et effectivement ce n’est pas du tout le style de Bourbaki qui va mettre les définitions d’abord, etc. Peut-on vous reprocher de faire apparaître en exemple une définition importante, comme celle d’un élément premier décomposé, inerte ou ramifié dans un corps quadratique ?

M. Hindry - On peut m’en faire reproche, mais c’est voulu. Ce que j’entends par "exemple" dans ce chapitre là est la chose suivante. Au lieu d’énoncer le théorème des unités de Dirichlet, ce qui peut se faire assez rapidement, qu’est-ce que je fais ? J’établis le théorème des deux carrés dans lequel, en fait, on calcule les unités de l’anneau Z[i], donc c’est simple, il n’y en a qu’un nombre fini qui sont faciles à calculer, puis après je résous l’équation de Pell-Fermat : là on trouve un nombre infini d’unités dans l’anneau Z[√d]. Je donne la démonstration, qui est essentiellement la même que celle de Dirichlet, mais dans ce cas elle se fait plus simplement, puis je la refais dans le cas général, mais à la fin du chapitre. Je trouve qu’ainsi on va beaucoup mieux comprendre d’où ça vient. C’est vrai que c’est du Bourbaki à l’envers, je le reconnais.

CultureMath - C’est ainsi que vous comprenez les maths ?

M. Hindry - Oui.

"L’arithmétique est très séduisante pour les étudiants"

CultureMath - Les étudiants sont-ils attirés par l’arithmétique aujourd’hui ?

M. Hindry - C’est très séduisant. L’arithmétique est-elle si différente que ça des autres branches ? Elle a ses différences. Ce qui est particulier, c’est qu’il y a beaucoup d’énoncés qui peuvent être donnés très très simplement, à un niveau beaucoup plus bas que ce qui est requis pour comprendre le développement des démonstrations. Quand j’avais l’âge qu’ont mes étudiants, je trouvais ça séduisant et visiblement ça continue à fonctionner.

CultureMath - Est-ce que vos étudiants ont changé depuis que vous enseignez ?

M. Hindry - Difficile à dire. Les programmes ont été très expurgés au lycée. Donc, pour les étudiants qu’on voit arriver en première année à l’université, on voit un changement sur les dix dernières années assez net en termes de connaissances mathématiques. Mais au niveau maîtrise, je n’ai pas l’impression d’un changement drastique. Ils sont peut-être préoccupés par autre chose, mais c’est une question de génération, ce n’est pas une question de niveau en maths.

CultureMath - Vos étudiants ont-ils fait changer au fil du temps votre façon d’enseigner ? Ont-ils influé sur vous ?

M. Hindry - A un moment je me suis mis à m’intéresser à ces questions d’algorithme, d’effectivité, poussé par les questions des étudiants. Sinon, il m’est difficile de me souvenir… mais comme, ayant préparé un cours, je l’enseigne deux ou trois années de suite, il y a souvent des questions d’étudiants qui me font penser "ça, j’aurais dû le présenter différemment, je vais réfléchir à une autre présentation", mais après j’oublie un peu quelles étaient les questions. Il y a des tas de choses que j’ai modifiées à partir de remarques d’étudiants.

"L’arithmétique attire les enfants"

CultureMath - Que pensez-vous de la place de l’arithmétique dans l’enseignement ?

M. Hindry - Il y avait de l’arithmétique dans l’enseignement, puis elle a été presque supprimée, et maintenant elle ressurgit. Je pense que c’est l’influence de la cryptographie. C’est très très dommage de ne pas faire d’arithmétique à la petite école parce qu’il y a des choses très simples et profondes. La géométrie et l’arithmétique sont les deux domaines où les élèves peuvent vraiment inventer leurs démonstrations. L’arithmétique attire les élèves parce que c’est très stimulant, riche et profond. C’est vraiment dommage de s’en priver.

CultureMath - Et est-ce que vous avez une expérience de cette relation avec des jeunes autour de l’arithmétique ?

M. Hindry - J’ai fait assez souvent des conférences dans des lycées. J’ai même fait toute une correspondance pendant une année avec une classe d’école primaire où les élèves inventaient leurs lois sur les nombres et les envoyaient et je devais les commenter et c’était très riche. Il y avait quelque fois des trucs faux, et j’essayais d’expliquer gentiment que ça ne marchait pas. Mais aussi de jolies découvertes, par exemple un des enfants me prouvait qu’un carré est forcément congru à 1 ou 0 modulo 4 ou des choses comme ça. Cela n’était pas dit ainsi, bien sûr, mais c’était ça.

CultureMath – Vous avez vu sans doute des enfants, les vôtres peut-être, apprendre le calcul, les mathématiques à l’école. Par exemple, l’apprentissage de la notion de fraction, l’avez-vous observée de façon neutre, avez-vous été content, indigné ? Auriez-vous fait autrement à la place de l’instituteur ?

M. Hindry - Je ne me mêlais jamais de trop près de comment l’instituteur enseignait les choses, sauf quand ma fille venait me voir pour que je lui explique quelque chose d’autre ou si elle n’avait pas compris quelque chose… en général, ça se passait bien pour elle.

CultureMath - Est-ce que vous mesurez l’ampleur de la tâche ?

M. Hindry - C’est une belle discipline, mais c’est difficile à enseigner. Plus le niveau est élevé, plus ça devient facile de l’enseigner.

CultureMath – Vous êtes-vous senti concerné par tous ces débats autour du calcul à l’école primaire, le fait de tout centrer sur les quatre opérations, de revenir à des exercices répétitifs, vous suivez ça de près ?

M. Hindry - Oui. Mon opinion est que ce n’est pas très équilibré. C’est-à-dire que bien sûr, si l’enfant n’apprend pas les bases, il ne pourra pas faire autre chose, je ne suis pas contre qu’on insiste sur les bases. Mais il faut quand même que la matière soit suffisamment riche, et que ce soit un peu intéressant pour l’enfant ou l’élève. Enfant, ce ne sont pas les opérations qui m’ont fasciné en maths. Donc si on ne fait absolument que ça, il y a un risque d’ennui.

CultureMath - C’est la géométrie qui vous a fasciné ?

M. Hindry - L’arithmétique, la géométrie… Je me souviens de camarades qui n’avaient pas le même goût et les mêmes facilités pour les maths, mais ils reconnaissaient tout à fait que quelque chose était intéressant, même si ça leur semblait difficile. Ce qui leur déplaisait, c’était la difficulté de comprendre, mais tout le monde sentait très bien ce qui était intéressant et ce qui était de la routine. Ce serait assez dommage de ne garder que la routine. Je crois que le fait de voir qu’on peut faire des choses intéressantes avec les opérations, c’est plutôt stimulant pour bien les apprendre… c’est une vision peut-être naïve, mais…

CultureMath – Nous vous remercions et nous prenons rendez-vous pour votre prochain ouvrage!