Nicolas Eber
LARGE, Université Robert Schuman – Strasbourg 3
nicolas.eber@urs.u-strasbg.fr
Imaginez deux boîtes A et B devant vous.
La boîte A, transparente, contient 1.000 $.
La boîte B, opaque, contient soit 1.000.000 $ soit rien (0 $), selon un événement décrit un peu plus bas.
Vous allez devoir choisir entre prendre les deux boîtes ou ne prendre que la boîte B.Hier, un Etre Supérieur (Dieu, un extra-terrestre, un devin, etc.) a prédit ce que vous allez faire aujourd’hui. Vous savez que cet Etre Supérieur a des capacités de prédiction hors du commun, puisque ses prédictions sont fiables à 99 % !
Si l’Etre Supérieur a prédit que vous alliez prendre les deux boîtes, il a laissé la boîte B vide. S’il a prédit que vous alliez prendre la boîte B uniquement, il a laissé 1.000.000 $ dans cette boîte.Que choisissez-vous ? Prendre les deux boîtes ou prendre uniquement la boîte B ?
Ce problème est connu sous le nom de « paradoxe de Newcomb », du nom du physicien, William Newcomb, qui l’a proposé en 1960. Il a ensuite été repris en 1969 par Robert Nozick, de l’Université de Harvard, l’un des plus grands philosophes du 20 ème siècle. Depuis, les philosophes n’en finissent pas de disserter sur ce paradoxe, se partageant en deux camps : les partisans de la boîte unique et les partisans des deux boîtes (Levi [1982], Campbell et Sowden [1985])[1] !
Le paradoxe vient du fait que les deux réponses peuvent être justifiées d’une façon apparemment parfaitement rationnelle et convaincante :
Généralement, environ 70 % des sujets choisissent de prendre uniquement la boîte B. Nozick [1969] note d’ailleurs que les sujets, quel que soit leur « camp », ont très souvent un avis tranché sur le problème et considère l’autre solution comme totalement inconcevable[2] !
- Argument en faveur de la boîte B : Supposons que je prenne les deux boîtes. L’Etre Supérieur l’a très probablement prédit et aura laissé la boîte B vide, de telle sorte qu’avec 99 % de chance, je vais me retrouver avec 1.000 $. Par ailleurs, si je prends la boîte B toute seule, l’Etre Supérieur l’a prédit de manière quasi-certaine, et a bien mis 1.000.000 $ dans la boîte B, de telle sorte qu’avec une probabilité de 99 %, je vais gagner 1.000.000 $. Je préfère gagner 1.000.000 $ à 1.000 $. Je dois donc prendre la boîte B uniquement.
En résumé, si l’on calcule l’espérance mathématique de gain des deux stratégies, on obtient :
Prendre les deux boîtes : 0,99 x 1.000 + 0,01 x 1.001.000 = 11.000 $.
Prendre uniquement la boîte B : 0,01 x 0 + 0,99 x 1.000.000 = 990.000 $.
Ainsi, le gain espéré de la stratégie consistant à prendre uniquement la boîte B est 90 fois plus élevé que le gain espéré de la stratégie consistant à prendre les deux boîtes !- Argument en faveur des deux boîtes : L’Etre Supérieur a fait sa prédiction hier et, aujourd’hui, le million de dollars est dans la boîte B ou il n’y est pas, mais ce que je vais faire aujourd’hui n’y changera rien. Si le million est là, il ne va pas disparaître parce que je vais choisir les deux boîtes ; j’ai tout intérêt à prendre les deux boîtes pour gagner en plus les mille dollars placés dans la boîte A. Si le million n’est pas dans la boîte B, alors, là aussi, il est préférable que je choisisse les deux boîtes pour gagner au moins les mille dollars de la boîte A. Dans tous les cas de figure, j’ai donc intérêt à prendre les deux boîtes.
Pourquoi le problème a-t-il tant intéressé les philosophes ? Simplement parce qu’il permet de nourrir la question fondamentale du libre-arbitre. En effet, plus vous pensez que vous êtes maître de votre destin et libre de vos actes, plus vous allez résister à la prédétermination causée par la prédiction de l’Etre Supérieur, et plus vous êtes tenté de prendre les deux boîtes. Au contraire, si vous pensez que vos actes peuvent être prédéterminés (éventuellement par Dieu), vous êtes tenté de vous en remettre à l’Etre Supérieur et à choisir la boîte B uniquement. Ainsi, les partisans d’un déterminisme radical (le futur est entièrement déterminé) opteraient pour la boîte B uniquement, alors que les partisans du libre-arbitre opteraient, eux, pour les deux boîtes.
L’analyse du problème en termes de théorie des jeux conduit de manière inévitable au choix des deux boîtes. Pour expliquer pourquoi, il suffit de regarder le tableau des gains auquel le sujet est confronté :
ETRE SUPERIEUR Prédit que vous allez prendre les deux boîtes Prédit que vous allez prendre la boîte B uniquement SUJET
(« VOUS ») Prend les deux boîtes 1000 $ 1.001.000 $ Prend la boîte B uniquement 0 $ 1.000.000 $Le sujet (« vous ») a une « stratégie dominante », à savoir prendre les deux boîtes. En effet, il obtient un gain supérieur, quelle que soit la prédiction de l’Etre Supérieur. Ainsi, l’application du critère de dominance stratégique doit conduire le sujet rationnel à prendre les deux boîtes…
Certains auteurs ont avancé que le problème reposait exclusivement sur le caractère surnaturel de l’Etre Supérieur et que le choix d’une seule boîte résultait alors simplement d’un effet de formulation et de la croyance dans les capacités extraordinaires de ce mystérieux joueur. En fait, il n’en est rien. Les psychologues Shafir et Tversky [1992] ont confronté 40 sujets à une version « crédible » du problème de Newcomb, n’impliquant plus aucun élément « surnaturel ». Pour cela, ils proposent aux sujets des gains plus « raisonnables » et, surtout, ils font jouer le rôle du devin par un programme informatique en réalité fictif, mais présenté au joueur comme étant le fruit d’une recherche récente en théorie de la décision, et censé, sur la base des décisions que le sujet a prises préalablement (et qui ont effectivement été enregistrées sur un ordinateur), prédire son choix dans le problème de Newcomb avec une fiabilité de 92 %. Ainsi, la dimension surnaturelle du problème original est-elle totalement gommée. Or les résultats expérimentaux demeurent ! Sur les 40 sujets, 14 (35 %) ont choisi les deux boîtes et 26 (65 %) ont choisi la boîte B uniquement, soit les proportions habituelles observées face au problème de Newcomb standard (Gardner [1974]).
Campbell R. et Sowden L. [1985], Paradoxes of Rationality and Cooperation: Prisoner’s Dilemma and Newcomb’s Problem, University of British Columbia Press.
Gardner M. [1974], « Mathematical Games: Free Will Revisited, with a Mind-Bending Prediction Paradox by William Newcomb », Scientific American, mars, p. 102.
Levi I. [1982], « A Note on Newcombmania », Journal of Philosophy, 79, p. 337-342.
Nozick R. [1969], « Newcomb’s Problem and Two Principles of Choice », in Rescher N. et al. (éditeurs), Essays in Honor of Carl G. Hempel, D. Reidel, p. 114-146.
Shafir E. et Tversky A. [1992], « Thinking through Uncertainty: Nonconsequential Reasoning and Choice », Cognitive Psychology, 24, p. 449-474.
[1] Pour la petite histoire, Nozick « recommande » de prendre les deux boîtes alors que Newcomb lui-même avait « recommandé » de prendre la boîte B uniquement.
[2] Selon Nozick : « Pour presque tout le monde, le choix à faire est parfaitement clair et évident. La difficulté est que les gens semblent être divisés en nombre presque égal sur le problème, avec beaucoup de gens pensant que l’autre moitié est simplement stupide. »