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Ethnomathématique dans l’océan Indien : les lambroquins à la Réunion
Dominique Tournès, IUFM de la Réunion et équipe REHSEIS |
Ce dossier est une version augmentée de l’article paru dans la Revue historique de l'océan Indien, 2 (2006), p. 194-204. Il est publié sur CultureMATH avec l’aimable autorisation de l’AHIOI (Association historique internationale de l’océan Indien).
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1. D’une fonction utilitaire à une fonction décorative
3. Cinq types de frises sur sept
4. Enrichissements esthétiques
6. Conclusion : l’avenir du lambroquin réunionnais
Bibliographies: générale - §2 - §4
L’ethnomathématique étudie les mathématiques des peuples sans écriture et, dans les cultures plus avancées, les mathématiques qui se pratiquent en dehors des milieux académiques, c’est-à-dire les mathématiques du peuple, des artisans et de diverses professions n’ayant pas reçu de formation mathématique de haut niveau. L’ethnomathématique est un outil de plus en plus utilisé dans le domaine de l’histoire des sciences et des techniques. Elle a, par ailleurs, un intérêt pour l’éducation. De vastes programmes de recherche existent au niveau mondial pour élaborer des curriculums mathématiques intégrant le vécu naturel, culturel et social des enfants. Il est assurément important de reconnaître qu’il existe plusieurs approches des mathématiques, comme il existe plusieurs religions ou plusieurs systèmes de valeurs. Les enfants arrivent à l’école chargés de leur propre histoire ; ils apportent avec eux une ethnomathématique dont il faut tenir compte. À La Réunion, les lambroquins, ces objets utilitaires et décoratifs à caractère géométrique, m’ont fourni un support pertinent pour une recherche entrant dans ce cadre.
La case réunionnaise, la case créole, est harmonieusement insérée dans la végétation tropicale. L’un de ses éléments caractéristiques est la varangue, zone intermédiaire entre l’intérieur et l’extérieur. C’est un lieu où l’on se repose et où l’on reçoit les amis sans pour autant les faire pénétrer dans l’intimité du foyer. La façade de la case – en particulier le devant de la varangue – est ornée d’éléments décoratifs à caractère géométrique. On pense que ce sont les charpentiers de marine, premiers artisans arrivés sur l’île, qui ont transposé là les éléments ornementaux de leurs navires et des habitations de leurs régions d’origine. Ces décorations, formées de bois découpés et ajourés, ont d’abord une fonction utilitaire : les garde-corps empêchent de tomber par la fenêtre ; les impostes et les balustres servent à la ventilation (l’air frais entre par les balustres du bas, tandis que l’air chaud ressort par les impostes du haut) ; enfin il y a les lambroquins, qui sont probablement l’élément le plus fréquent et le plus caractéristique de l’architecture créole.
Le mot « lambrequin » est ancien et s’est enrichi de plusieurs sens depuis le Moyen Âge. Provenant du néerlandais « lamperkijn », le mot signifie petit voile, bande de tissu à caractère décoratif. C’est d’abord, au Moyen Âge, l’ornement en étoffe que l’on place sur le casque, sur le cimier du heaume. Le terme est resté en héraldique pour qualifier les bandes d’étoffe qui descendent du heaume et qui entourent l’écu d’armes. Ensuite, au dix-neuvième siècle, le mot a été employé pour désigner les bandes d’étoffes festonnées, garnies de franges et de glands, utilisées en tapisserie pour décorer les rideaux de fenêtres, les ciels de lit, les rideaux de théâtre. Il désigne aussi les motifs décoratifs à symétrie axiale employés pour orner certaines pièces de faïence (faïencerie de Rouen et de Delft) et des reliures de livres. Le dernier sens est celui qui nous intéresse ici : les lambrequins sont les ornements découpés, en bois ou en tôle, que l’on pose le long du toit d’une maison. C’est ce sens qui a été retenu dans la langue créole. À La Réunion, le mot « lambrequin » admet des synonymes imagés comme « dentelle la case » ou « dentelle devant », et se prononce couramment « lambroquin », d’où l’orthographe que j’ai adoptée dans cet article (en créole, on écrit « lanbrokin », « dantèl la kaz » et « dantèl dovan »).
La fonction première des lambroquins est de protéger les murs, les portes et les fenêtres contre les écoulements d’eau de pluie qui ont tendance à les abîmer. C’est dans ce but que le lambroquin rassemble l’eau venant du toit et la fait dégoutter en avant de la façade. On pense que l’emploi du lambroquin s’est généralisé dans les maisons de maîtres vers le début du dix-neuvième siècle, puis qu’il s’est étendu aux milieux populaires dans les années 1850. Dans les belles demeures, il est en bois sculpté à la main et fait tout le tour de la maison. Dans les cases plus modestes, on le retrouve en tôle, découpé à l’emporte-pièce, et limité aux auvents des portes et des fenêtres. De nos jours, les maisons sont équipées de gouttières et de chéneaux comme ailleurs, ce qui aurait pu entraîner la disparition progressive des lambroquins, d’autant plus que, dans les années 1960-1970, on a eu tendance à abandonner les maisons en bois traditionnelles pour des constructions en béton sans grande personnalité. Heureusement, l’architecture créole est revenue en force depuis une vingtaine d’années, avec la restauration des cases anciennes et une volonté générale des architectes pour retrouver un style bien adapté au climat et en harmonie avec la culture réunionnaise. Actuellement, les bâtiments publics, les sièges sociaux des entreprises et les maisons particulières exploitent abondamment les éléments traditionnels de l’architecture créole, parfois jusqu’à l’excès. Bien qu’ayant perdu en grande partie son caractère utilitaire, le lambroquin est donc à nouveau bien présent dans le paysage réunionnais avec, désormais, une fonction essentiellement décorative. Faisant l’unanimité, il a su se faire adopter par toutes les composantes de la population, quelles que soient leurs origines, sans jamais renier sa personnalité propre.
En 1985, un architecte, Jean-Paul Egon, s’est penché sur les lambroquins traditionnels en bois et en a répertorié les vingt modèles les plus courants. Il a ensuite interrogé un grand nombre de gens pour savoir ce que représentaient ces motifs, quels noms ils avaient, en un mot quelle place ils occupaient dans l’imaginaire réunionnais. Il est ressorti de cette enquête que les motifs usuels des lambroquins rappelaient des plantes (l’amaryllis, l’orchidée, la vigne, la grappe, la mûre, le liseron, la tulipe, la grenade, le lys...), des animaux (le crabe, l’oiseau, la chèvre, le loup, le papillon...), des objets familiers (la corbeille, la lanterne...), voire le diable !
Ces motifs ont subi, avec le temps, une évolution allant en général vers une simplification du dessin, un adoucissement des courbes, la disparition des points anguleux. C’est l’effet d’un mouvement naturel vers une plus grande facilité et une plus grande rapidité de fabrication, en même temps qu’une conséquence des contraintes techniques liées au passage progressif du bois sculpté à la main vers la tôle découpée à l’emporte-pièce. Le changement est parfois tel que, dans certains motifs modernes, on ne reconnaît plus la plante, l’animal ou l’objet qui était initialement représenté.
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Si les lambroquins ont un lien avec les mathématiques, c’est parce que, au-delà de leur signification figurative et immédiate, ce sont des dessins à motifs répétitifs, autrement dit des objets géométriques présentant des symétries et des régularités. Depuis l’Antiquité, les géomètres cherchent à répertorier et à classifier les formes géométriques régulières, et à déterminer les contraintes théoriques qui limitent le nombre de ces formes. Que l’on pense, par exemple, à Platon et aux cinq solides réguliers sur lesquels il a bâti sa cosmogonie. Ces recherches ont culminé vers la fin du dix-neuvième siècle avec les travaux du minéralogiste russe Evgraf Stepanovich Fedorov, qui a complètement caractérisé toutes les structures cristallines possibles, c’est-à-dire toutes les figures géométriques régulières qui peuvent exister dans l’espace de dimension trois. Fedorov a mis en évidence 230 types possibles de structures dépendant de 32 groupes de symétries de l’espace. Le tableau présentant ces structures sous forme codée joue un peu le même rôle en géométrie que celui que joue, pour la chimie, le tableau de classification périodique des éléments de Mendeleiev.
Evgraf Stepanovich Fedorov (1853-1919)
Pour analyser les lambroquins, nous n’avons naturellement pas besoin de nous placer en dimension trois, mais seulement dans un plan de dimension deux. L’étude mathématique complète des dessins à motifs répétitifs du plan a également été réalisée par Fedorov dans le cadre de ses travaux de cristallographie. Dans le plan, il y a quatre types de symétries, c’est-à-dire de transformations qui conservent la forme et la grandeur des figures : la translation d’une longueur donnée dans une direction et un sens donnés ; la rotation d’un angle donné autour d’un point fixe appelé « centre » ; la réflexion ou symétrie orthogonale par rapport à un axe donné ; enfin la symétrie glissée, transformation un peu moins intuitive qui résulte de l’application successive d’une réflexion par rapport à un axe et d’une translation dans la direction de cet axe.
L’ornementation, dans l’art et l’artisanat, fait souvent appel à la répétition d’un motif de base. On peut distinguer trois grands types de dessins à motifs répétitifs, selon le nombre de translations indépendantes qui entrent en jeu.
Les « rosaces » sont les dessins à motifs répétitifs qui ne sont invariants par aucune translation. Comme exemples de rosaces, on peut penser aux flocons de neige, aux vitraux des cathédrales ou, dans le contexte familier de la broderie réunionnaise, aux jours de Cilaos.
Jours de Cilaos (broderie typique de la Réunion)
Les « frises » sont ensuite les dessins qui sont invariants par des translations dans une seule direction. Les frises sont utilisées depuis l’Antiquité pour décorer les monuments. On en trouve beaucoup, également, sur les vêtements, les tapis, les rideaux, les vases et toutes sortes d’objets artisanaux. Les lambroquins entrent naturellement dans cette catégorie. D’autres exemples se rencontrent à la Réunion dans la décoration chargée des temples tamouls, qui fait souvent appel à plusieurs rangées de frises superposées.
Enfin, pour les dessins conservés par des translations dans au moins deux directions, on parle de « pavages ». Tout un chacun en possède dans sa maison, pour peu que son sol soit carrelé ou que son mur soit tapissé de papier peint. En ce qui concerne le sol, il s’agit généralement de pavages assez pauvres, composés de carrés ou de rectangles. Un lieu célèbre où l’on peut trouver des pavages beaucoup plus riches est le palais de l’Alhambra à Grenade, joyau de l’art arabo-andalou, qui a connu son apogée au quatorzième siècle. Si cet exemple est ici particulièrement intéressant, c’est parce que Fedorov a démontré en 1890 qu’il existait 17 types géométriques possibles de pavages et que, justement, ces 17 types se rencontrent à l’Alhambra. Le fait a été mis en évidence en 1985 par un mathématicien de Grenade, Rafael Pérez Gómez, grâce à une exploration systématique de tous les recoins du palais. Il est tout à fait remarquable que les carreleurs arabo-andalous aient découvert empiriquement les 17 types possibles de pavages cinq siècles avant que les géomètres retrouvent ces mêmes 17 types par des méthodes purement théoriques ! Pour cette raison, l’Alhambra est devenu, depuis 1985, une sorte de lieu mythique pour les mathématiciens.
Les sept types de frises |
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Passons maintenant en revue les types de frises que l’on rencontre parmi les lambroquins réunionnais. Le plus courant est le fm1. D’une part, la symétrie bilatérale est celle du corps humain, des animaux, de nombreuses feuilles de végétaux. Elle est rassurante et permet à l’habitant de la case d’y retrouver une image de lui-même. D’autre part, la symétrie bilatérale est fortement induite par la fonction utilitaire du lambroquin : une structure symétrique et se terminant en pointe est évidemment la plus efficace pour rassembler l’eau de pluie et la faire dégoutter en avant de la façade.
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Lambroquins de type fm1 |
Le f1 est plus rare. Dans quelques cas minoritaires, il s’agit de motifs décoratifs asymétriques issus de la volonté esthétique du concepteur. Le plus souvent, on rencontre des f1 « involontaires » en raison des toits en pente (rares dans l’architecture créole, où les toits sont plutôt des pyramides avec quatre bords horizontaux) : pour que la pointe reste à la verticale et permette l’écoulement de l’eau, il faut incliner l’axe des motifs par rapport à la direction de la frise. Dans l’architecture traditionnelle, chaque motif de lambroquins possède deux variantes : une version fm1 pour les bords horizontaux et une variante f1 pour les bords pentus. Dans les maisons modernes, par souci d’économie, on ne trouve que la version fm1, qui, du coup, se retrouve inadaptée à l’écoulement de l’eau lorsqu’on la fixe en pente.
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Lambroquins de type f1 |
Le f2m résulte en général d’une volonté de symétrie qui fait que certains propriétaires fixent une seconde rangée de lambroquins tournée vers le haut. Évidemment, cela double le coût de la décoration, ce qui explique la rareté de cette formule. De plus, la rangée du haut n’a plus aucune fonction utilitaire et résulte seulement d’un choix esthétique. Un seul exemple de vrai f2m a été identifié (il se trouve dans l’inventaire réalisé par Tony Manglou pour le commissariat à l’artisanat). « Vrai » signifie ici que la totalité de la frise se trouve sous le rebord du toit, mais cela entraîne forcément une légère rupture de symétrie nécessitée par les contraintes de fixation : les pointes du haut ont été émoussées pour permettre une attache solide au rebord du toit.
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Lambroquins de type f2m
Le type fm2 apparaît lorsque l’on fixe des lambroquins sur les deux bords d’un toit horizontal, mais en décalant les deux bandes de sorte que la symétrie horizontale soit brisée. C’est un type très rare, qui résulte peut-être parfois d’une erreur commise par l’artisan lors de la pose.
Le type f2, quant à lui, apparaît lorsqu’on fixe des f1 des deux côtés d’un toit incliné. C’est davantage fréquent. D’un certain point de vue, les types f2m ou fm2 sont des doubles frises qui proviennent du type fm1, alors que le type f2 est une double frise provenant de f1.
En définitive, on ne trouve que cinq types de frises parmi les lambroquins réunionnais. Leur fréquence d’apparition est intéressante à étudier. Le tableau ci-après présente les résultats cumulés de quatre enquêtes statistiques. On constate naturellement que le type fm1 est très largement majoritaire.
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Manglou 1985 |
Egon 1985 |
Tournès 1996 |
Tournès 2001 |
Total |
% |
f 1 |
1 |
1 |
10 |
11 |
23 |
3,73 |
f 1g |
|
|
|
|
0 |
0,00 |
f 1m |
|
|
|
|
0 |
0,00 |
f m1 |
162 |
20 |
82 |
305 |
569 |
92,37 |
f 2 |
1 |
|
1 |
3 |
5 |
0,81 |
f m2 |
1 |
|
|
1 |
2 |
0,33 |
f 2m |
2 |
|
7 |
8 |
17 |
2,76 |
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On peut être surpris que les lambroquins créoles n’utilisent pas davantage toutes les possibilités offertes par la géométrie, alors que l’on rencontre fréquemment les sept types de frises dans les cultures les plus diverses, par exemple dans la broderie hongroise ou dans l’architecture maorie de Nouvelle-Zélande. En fait, nous allons voir que, malgré la contrainte forte de la fonction utilitaire du lambroquin, qui induit presque inévitablement la symétrie verticale et le type fm1, les artisans réunionnais ont su faire preuve d’imagination pour introduire des variations esthétiques originales.
La brisure de symétrie est un premier moyen d’enrichissement artistique. Vus de loin, certains lambroquins semblent être des classiques fm1, mais, lorsqu’on y regarde de plus près, on décèle un détail qui fait que l’on a seulement affaire à des f1. En quelque sorte, le lambroquin se dédouble en deux frises : suivant les moments, suivant la distance à laquelle on se place, suivant ce sur quoi se focalise notre attention, c’est l’un ou l’autre type que l’on perçoit. L’idée de brisure de symétrie est assez fréquente : on la rencontre, par exemple, dans les anciens tissus brodés koubas du Zaïre qui sont conservés au British Museum, ou encore dans les lanières de perles des peuples d’Afrique australe. Dans ces lanières, il arrive que l’on enlève une seule perle bien choisie pour briser chacune des symétries présentes initialement dans la frise. La brisure de symétrie n’est-elle pas l’une des caractéristiques de l’art, une façon d’engendrer la beauté à partir d’un substrat géométrique qui, sans cela, risquerait de paraître trop rigoureux et trop austère ?
Brisure de symétrie
Une seconde piste de diversification est la double frise, c’est-à-dire la superposition de deux frises placées l’une au-dessus de l’autre. En général, la frise du bas est un lambroquin classique de type fm1 qui joue son rôle utilitaire, alors que la frise du haut est purement décorative. Le plus souvent, il s’agit d’un f2m pour saturer la symétrie. Plus rarement, on trouve un f2 pour, au contraire, la briser complètement. Ainsi l’artisan combine le type fm1, figure quasiment imposée, avec une seconde frise a priori inutile, mais permettant des variations géométriques plus libres.
D’un autre point de vue, la couleur offre en théorie des potentialités intéressantes. Pourtant, la plupart des lambroquins observés restent blancs, même lorsque la case se pare de couleurs vives, ainsi que c’est de plus en plus la tendance dans l’architecture créole. C’est plutôt sur les bâtiments commerciaux que l’on trouve quelques lambroquins de couleur : dans ce cas, la frise s’intègre à la charte graphique générale, avec une couleur provenant du logo de l’entreprise. Naturellement, si l’on emploie une seule couleur, cela ne modifie pas le type mathématique du lambroquin. Ce n’est qu’à partir de deux couleurs qu’il peut apparaître des symétries supplémentaires. En effet, pour analyser les frises à deux couleurs, il convient de se placer, non plus dans le plan, mais dans l’espace : il faut imaginer que la frise a une certaine épaisseur et que chaque fois qu’une partie du dessin est coloriée d’une couleur d’un côté, elle est coloriée de l’autre couleur de l’autre côté ; le classement se fait alors en étudiant les symétries de l’espace qui conservent la frise. Les géomètres ont prouvé qu’il existait 24 types mathématiques de frises bichromatiques, parmi lesquels on retrouve les sept types de frises monochromatiques, qui correspondent au cas où la frise est entièrement d’une même couleur d’un côté et de l’autre couleur de l’autre côté. De telles frises ont été explorées par certaines civilisations : c’est ainsi, par exemple, que l’on retrouve 21 des 24 types de frises bichromatiques dans les motifs décoratifs de la poterie des Indiens pueblos du Nouveau-Mexique. Les frises entrelacées de l’art celtique, qui figurent des cordes passant les unes au-dessus des autres, s’interprètent également, du point de vue mathématique, comme des frises bichromatiques : lorsqu’une corde est « dessus », cela correspond à une première couleur, et lorsqu’elle est « dessous », à une seconde couleur. Des contraintes topologiques font que seuls 10 des 24 types sont possibles : on en rencontre 7 dans l’art celtique. Pour revenir aux lambroquins, on n’observe jamais l’emploi de deux couleurs dans l’architecture traditionnelle. Pourtant, en jouant sur une alternance de motifs en plein et en creux, ou de motifs fins et épais, certains artisans ont créé une sorte d’illusion d’optique faisant croire à des frises bichromatiques formées de motifs alternativement blancs et noirs. On peut parler alors de « bichromatisme simulé ».
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Bichromatisme simulé
En fin de compte, la brisure de symétrie, la double frise et le bichromatisme simulé sont des moyens inventés par les artisans pour dépasser la contrainte très forte du lambroquin traditionnel qui, pour bien remplir sa fonction, doit être symétrique et pointu vers le bas, c’est-à-dire doit être presque obligatoirement un fm1. Malgré un cadre rigide, l’imagination a pu prendre son envol.
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Depuis une dizaine d’années, j’ai eu l’occasion de travailler sur le thème des lambroquins avec des enseignants de mathématiques de divers niveaux. Sans entrer dans les détails, je vais évoquer ici quelques-unes des activités conçues et mises en œuvre dans des classes réunionnaises. Il en est toujours résulté une grande motivation et un travail important de la part des élèves, qui, de manière visible, entraient à cette occasion en résonance affective avec un élément hautement signifiant de leur culture.
Au lycée Antoine-Roussin (Saint-Louis), Mme Nathalie Aymé a élaboré, pour sa classe de première S, une progression entièrement organisée autour des lambroquins. En début d’année, elle emmène ses élèves pour une sortie pédagogique d’une journée dans un village où les cases créoles traditionnelles sont nombreuses. Les élèves parcourent les rues par groupes de trois. Dans chaque groupe, l’un est chargé de rédiger une narration de la journée, un autre dresse un tableau statistique des différents types de lambroquins rencontrés et le troisième se charge du relevé graphique des motifs. Les tableaux statistiques serviront de point de départ à l’enseignement des statistiques, les relevés graphiques constitueront le support de celui de la géométrie. L’analyse des motifs conduira naturellement à l’étude des isométries planes et à la composition des transformations. L’étude des fonctions viendra enfin comme traduction dans le cadre algébrique des acquis géométriques : les fonctions paires et impaires seront celles dont la courbe représentative admet un axe ou un centre de symétrie, les fonctions périodiques seront définies comme celles dont le graphe est une frise. Percevoir les graphes du sinus et du cosinus comme des « lambroquins de type fm2 » et le graphe de la tangente comme un « lambroquin de type f2 » en fait soudain des objets typiquement créoles.
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Élèves de première S relevant des motifs de lambroquins dans le village de l’Entre-Deux (Réunion)
De son côté, Mme Claudine Lorin, enseignante spécialisée de SEGPA (sections d'enseignement général et professionnel adapté), se sert des lambroquins pour intéresser des élèves en difficulté et leur proposer des activités mathématiques à support concret. Par exemple, en sixième, au collège Auguste-Lacaussade (Salazie), elle a fait reposer l’étude de la symétrie axiale sur le dessin et le découpage de motifs de lambroquins de type fm1.
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Étude de la symétrie axiale en sixième SEGPA
En quatrième, au collège de Montgaillard (Saint-Denis), elle a eu l’occasion de concevoir toute une année d’enseignement sur le thème des lambroquins en collaboration avec l’ensemble de l’équipe pédagogique de la classe. Le projet consistait à fabriquer des lambroquins pour orner le kiosque du collège et à préparer en parallèle une exposition explicative. Les disciplines d’enseignement général et les ateliers professionnels ont contribué, chacun à sa façon, à l’entreprise :
Conception de lambroquins en quatrième SEGPA
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Qu’en est-il aujourd’hui de l’artisanat du lambroquin ? Le lambroquin en bois, découpé à la main, a quasiment disparu. La plus grande partie de la production se résume maintenant à des frises en tôle, en contreplaqué ou en PVC, fabriquées industriellement et vendues dans les rayons des quincailleries. En parallèle, deux ou trois artisans passionnés tentent de faire revivre le savoir faire ancien, tout en liant tradition et innovation : retour au bois, recherches historiques, réhabilitation des motifs traditionnels originaux, utilisation de logiciels de géométrie pour le dessin, programmation de machines à commande numérique pour la découpe, création de nouveaux types de frises, introduction de la couleur. Après une période difficile où l’on a pu craindre la disparition inéluctable d’un art plusieurs fois centenaire, ces initiatives encourageantes montrent que l’histoire du lambroquin est loin d’être terminée.
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Le renouveau du lambroquin (créations de Pascal Espinassier)
Demain comme hier, on restera frappé par le goût de la symétrie qui se manifeste dans toute case créole, y compris la plus modeste. L’élément le plus émouvant de cette symétrie sera encore la rangée de lambroquins, cette frise qui rehausse la case et lui confère un prolongement virtuel de chaque côté, vers l’infini. En lançant un pont vers l’infini, vers l’ailleurs, vers une dimension supérieure, le lambroquin rappelle discrètement que la case créole, plus généralement le milieu insulaire, est un monde clos et fini. L’art du lambroquin est ainsi un art subtil et délicat, qui porte en lui toute la poésie de la créolité et de l’insularité. C’est un art qui marie avec bonheur la spécificité de la Réunion à l’universalité de la géométrie.
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