Nicole Hulin, Université Pierre-et-Marie-Curie - Paris VI
Cet article a été publié dans le Bulletin de l’Union des professeurs de Spéciales, n°197, janvier 2002, p. 12-17.
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En un siècle l’enseignement féminin est passé d’une organisation spécifique à la fusion avec l’enseignement masculin. Nous nous proposons d’indiquer ici quelques étape [1] de cette évolution, en centrant notre intérêt sur la partie scientifique de l’enseignement et plus particulièrement les mathématiques, tant au niveau secondaire qu’à celui du recrutement des professeurs avec l’agrégation.
Après la tentative – au succès limité – de Victor Duruy pour établir des cours secondaires de jeunes filles, la loi Sée [2] (votée en décembre 1880) marque le début de l’enseignement secondaire féminin dont l’organisation est l’œuvre du Conseil supérieur de l’Instruction publique. Après une première période de trois ans, ne comportant que des cours obligatoires, suit une seconde période d’une durée de deux ans comprenant des cours obligatoires ainsi que des cours facultatifs et dont le couronnement est le diplôme de fin d’études secondaires. Il s’agit donc d’un enseignement plus court que celui établi au début du XIX e siècle pour les garçons, ne conduisant pas au baccalauréat et, par conséquent, ne donnant pas accès aux Facultés. Ainsi il existe un double décalage entre les deux enseignements secondaires masculin et féminin, décalage dans le temps pour la constitution et décalage dans la conception même.
Les horaires et les programmes sont fixés par l’arrêté du 28 juillet 1882 [3]. La part faite aux sciences est modeste, avec dans la première période en 1 re et 2 e années trois heures dont deux pour les mathématiques et en 3 e année cinq heures dont une pour les mathématiques, puis dans la seconde période en 4 e et 5 e années respectivement trois heures et deux heures, le cours de mathématiques n’ayant qu’une heure en 4 e année, consacrée à la cosmographie. À ceci il faut ajouter des heures de cours facultatifs, soit pour les mathématiques : trois heures en 4 e année et 2h en 5 e année où sont abordées la géométrie dans l’espace et l’algèbre. Alphonse Rebière, professeur au lycée Saint-Louis, note [4] que dans le « cours d’algèbre, assez limité » de 4 e année le programme introduit avec une certaine « hardiesse » la « représentation des fonctions simples par des courbes », qui est, notons le, absente des programmes de l’enseignement secondaire des garçons (du 2 août 1880 pour l’enseignement classique, du 28 juillet 1882 pour l’enseignement spécial).
Lorsqu’en 1884 Camille Sée rédige la préface de l’ouvrage [5] qui réunit les textes officiels sur le vote de la loi, il reproche[6] au Conseil supérieur d’avoir « surchargé outre mesure le programme des classes, demandant en particulier ce que feront les jeunes filles « de ces règles compliquées d’arithmétique, de cette géométrie et plane et dans l’espace, de cet algèbre ». Il explique que les programmes doivent être appropriés à l’esprit et à la vocation des jeunes filles et qu’il y a « un programme féminin » à substituer à toutes ces sciences abstraites dont elles ne feront jamais aucun usage, dont il faut souhaiter qu’elles ne fassent jamais usage ». Il demande qu’on réalise « l’égalité dans la différence », en reprenant une expression d’Ernest Legouvé [7] qui recommandait en 1882 que les mathématiques ne figurent pour les jeunes filles que « comme auxiliaire des autres sciences » :
« […] autant les femmes sont généralement inhabiles à comprendre et impropres à utiliser les spéculations scientifiques, autant leur intelligence se prête à saisir et à admirer tout ce qui, dans les sciences, se présente sous une forme vivante : les faits et les hommes : Apprenez-leur donc assez de mathématiques pour apprécier et comprendre les résultats de la science, les bienfaits de la science, les héros de la science. »
Mais, en 1883, à l’issue du tout premier concours d’agrégation de jeunes filles, Ernest Legouvé reconnaît son erreur de jugement [8] :
« [Le] résultat contredit une opinion fort générale, et que j’ai, quant à moi, vivement soutenue, à savoir, qu’il faut reléguer au second rang de l’éducation des femmes les études scientifiques, les sciences abstraites, les mathématiques, comme étant peu compatibles avec la nature de l’intelligence féminine. Nous nous sommes trompés. »
De son côté Paul Dupuy [9] affirme d’une manière catégorique :
« Les sciences conviennent […] à merveille à l’esprit féminin, et les sciences abstraites toutes les premières. N’est-ce point un vrai chagrin de penser à tout le profit qu’a fait perdre à la science cet interdit jeté sur la moitié des forces intellectuelles de l’humanité ? Ne devons-nous pas penser à l’avenir et souhaiter que l’enseignement des lycées mette toutes les jeunes filles qui le reçoivent à même de comprendre les belles découvertes, mais encore éveille chez quelques-unes d’entre elles le goût de la recherche personnelle et l’ambition même de la découverte. »
Lors du Congrès international de l’enseignement de 1889, qui se tient à Paris, Gaston Darboux [10] présente un rapport sur les mathématiques dans l’enseignement féminin, à la suite duquel un certain nombre de propositions sont adoptées en assemblée générale :
De nouveaux horaires et programmes sont fixés par les arrêtés des 16 et 27 juillet 1897 [11] . Dans la réduction générale d’horaires les sciences sont relativement épargnées. Les programmes des cours obligatoires de mathématiques sont simplifiés ; pour celui de 1 re année une note explicative indique qu’il n’y aura à faire aucun raisonnement ; en 4 e année le cours de cosmographie est réduit à un semestre, mais le cours de 3 e année gagne une heure et inclut une révision d’arithmétique. Toutefois les cours facultatifs perdent une heure en 4 e année : dans le cours d’arithmétique il y a suppression des logarithmes, dans le cours d’algèbre suppression de ce qui était une innovation, la représentation de la variation des fonctions simples par une courbe, et report des équations du second degré dans le cours de 5 e année.
Cet enseignement de mathématiques, tel qu’il est organisé, est jugé très insuffisant par Ludovic Zoretti [12] . Il explique qu’il est « inexact de prétendre que les femmes ne peuvent pas réussir en mathématiques. Les exemples du contraire, dit-il, sont nombreux et probants ». En effet les jeunes filles, qui passent le baccalauréat - malgré les difficultés rencontrées, leur cursus ne les y préparant pas -, se montrent au moins égales aux bons candidats masculins dans les interrogations de mathématiques, souligne-t-il en 1910.
De fait, en raison du peu de valeur reconnue au diplôme de fin d’études secondaires, des jeunes filles se présentent au baccalauréat. Une statistique établie sur les années 1905-1922 montre que le nombre de baccalauréats (philosophie et mathématiques) obtenus par les jeunes filles croît régulièrement, passant de 26 en 1905 à 1476 en 1922, avec toutefois un nombre de baccalauréats mathématiques, en moyenne, six fois moindre que celui des baccalauréats philosophie sur toute la période. La question de l’accès des jeunes filles au baccalauréat se pose avec une acuité accrue après la guerre car la situation économique de beaucoup de familles est profondément changée et nombre de jeunes filles de la bourgeoisie doivent assurer leur indépendance en travaillant. Ceci pose le problème du devenir de l’enseignement secondaire féminin tel qu’il a été conçu en 1882.
On commence par admettre les filles dans les lycées de garçons, en classes de terminales en 1922, en classes de 1 re et en classes préparatoires aux grandes écoles en 1923. Puis la réforme Bérard, en 1924, modifie le cursus d’études féminines : elle porte à six années le cours d’études et établit, dans chaque classe, une section classique – baccalauréat et une section moderne – diplôme. Le décret de mars 1928 achève le rapprochement avec l’enseignement secondaire masculin en portant à sept années la durée des études et procédant à l’identification des programmes.
La création de l’enseignement secondaire féminin pose immédiatement la question du recrutement du personnel enseignant. L’arrêté de janvier 1884 [13] instaure une agrégation unique des sciences pour les jeune filles, dont une spécificité est de comporter une composition littéraire parmi les épreuves écrites, afin, dit-on, de « ne pas laisser trop étrangères à l’art d’écrire les jeunes filles qui suivent la carrière des sciences ». Cette composition subsistera jusqu’au concours 1937 [14] .
À l’époque de la création de cette agrégation féminine il existe trois concours spécialisés pour les garçons (mathématiques, sciences physiques, sciences naturelles). Des jeunes filles vont se présenter à ces concours masculins, d’un niveau plus élevé. À titre indicatif, la composition écrite de mathématiques à l’agrégation féminine de 1889 comportait une question de théorie concernant la résolution et la discussion d’un système de deux équations du premier degré à deux inconnues et le problème comprenait deux parties dont la première « dépendait simplement d’une égalité de triangles rectangles, mise en évidence sur la figure », comme l’explique Émile Fernet dans son rapport. En 1885 une jeune fille, Liouba Borticker, est reçue 2 nde à l’agrégation masculine de mathématiques, le jury soulignant la qualité de ses épreuves [15] . Jusqu’à l’arrêté de 1941, interdisant aux femmes les concours masculins à la suite de l’unification des concours réalisés en 1940, 9 jeunes filles (dont 7 élèves de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm) sont reçues à l’agrégation masculine de mathématiques, dont certaines très brillamment. On peut citer Madeleine Chaumont (reçue 1 re en 1920), Jacqueline Ferrand (reçue 1 re en 1939), ou bien encore Marie-Louise Jacotin qui obtient la meilleure note d’oral (19+18) [16] au concours 1929. Madeleine Chaumont revendiquera « pour les jeunes filles, non le droit, mais l’obligation de se présenter à l’agrégation des lycées de garçons » [17] .
Certes, en 1894 les mathématiques se sont détachées des autres disciplines avec l’établissement d’une double agrégation de sciences féminine (mathématiques d’une part, sciences physiques et naturelles d’autre part), mais il reste un décalage dans le niveau des épreuves des deux agrégations masculine et féminine, qui ne disparaîtra qu’au terme d’une longue évolution.
Avec l’arrêté du 31 juillet 1894 [18] l’écrit de l’agrégation féminine de mathématiques comporte deux compositions scientifiques : arithmétique et algèbre pour l’une, géométrie et cosmographie pour l’autre. Les épreuves orales sont constituées de deux leçons portant sur les mêmes matières. L’arrêté de janvier 1922 [19] redéfinit les épreuves qui comportent désormais trois compositions écrites scientifiques avec l’ajout d’une composition sur le programme de mathématiques de l’enseignement secondaire de jeunes filles. Conjointement le contenu des deux autres compositions scientifiques ainsi que celui des leçons est redéfini, en incluant la mention de l’analyse et de la mécanique.
Après la décision en 1927 d’établir la mixité au concours d’agrégation de sciences naturelles à partir de 1931, se pose la question de l’unification, voire de la fusion, des agrégations masculines et féminines dans les autres disciplines (mathématiques et sciences physiques). Ce problème fait l’objet d’un débat chez les mathématiciens. Une proposition est avancée, à laquelle se rallie Émile Borel, consistant à réaliser l’unification complète en créant une « agrégation à deux degrés », une pour les classes supérieures et de mathématiques spéciales, l’autre pour les classes du premier cycle, toutes deux accessibles aux jeunes gens et aux jeunes filles. De son côté, Henri Lebesgue intervient, en 1928, dans le débat avec un article intitulé « Contre la fusion des agrégations de mathématiques, masculine et féminine » [20] . Il explique :
« Il y a trente ans, un très bon élève de mathématiques élémentaires pouvait traiter à peu près tous les problèmes proposés à l’agrégation féminine ; aujourd’hui, on entend déclarer qu’il faut, et au plus tôt, imposer aux jeunes filles le programme de l’agrégation masculine. C’est tomber d’un extrême dans l’autre. »
Et il ajoute :
« Imposer aux femmes le vaste programme des hommes, c’est ne tenir aucun compte de leurs qualités naturelles […] Et, c’est, pour un résultat nul ou mauvais, exiger d’elles, qui en sont physiologiquement incapables, un effort plus grand que celui demandé aux jeunes gens. »
Le rapprochement des agrégations masculines et féminines va s’opérer plus lentement en mathématiques qu’en sciences physiques. Pour ces dernières, dès le concours 1931, les épreuves scientifiques sont identiques à celles établies en 1904 pour l’agrégation masculine, avec en particulier l’introduction du « montage de physique ». Puis, avec la suppression de la composition littéraire (arrêté du 6 août 1937) les coefficients deviennent identiques aux deux agrégations, seule subsiste une différence dans la durée des compositions écrites (6h pour les filles au lieu de 7h pour les garçons). En mathématiques, c’est à partir du concours 1938, en trois étapes, qu’est réalisée l’identification des épreuves avec celles de l’agrégation masculine, telles qu’elles ont été définies en 1904, avec, ici encore, une durée des épreuves écrites de 6h à l’agrégation féminine au lieu de 7h à l’agrégation masculine. Nous noterons en particulier :
Les deux agrégations féminines de mathématiques et de sciences physiques comportent donc désormais des épreuves identiques à celles définies aux agrégations masculines en 1904, et ceci jusqu’à ce que des arrêtés de juillet 1958 apportent des modifications aux seuls concours masculins à partir de 1959. En mathématiques, on redéfinit la nature du contenu des compositions écrites et on limite les épreuves définitives aux deux leçons en supprimant les épreuves de calcul numérique et d’épure. En sciences physiques, c’est la structure même du concours qui est modifiée avec la distinction de deux options, physique et chimie, ayant deux classements distincts. Une dérogation spéciale est alors accordée à une Sévrienne pour se présenter au concours masculin, option physique ; classée avec les candidats, elle a été proposée pour l’admission. Dès le concours 1960 les agrégations masculines et féminines de mathématiques et sciences physiques sont réunifiées. La dernière étape est la fusion des agrégations masculines et féminines (épreuves communes, jury et classement uniques) en 1974 pour les sciences physiques, en 1976 pour les mathématiques.
En un siècle bien des décalages entre les deux enseignements masculin et féminin ont été gommés au terme d’un évolution marquée, en particulier, par l’obtention de l’égalité des traitements en 1927, l’accès des femmes aux jurys de baccalauréat en 1928, la représentation du personnel féminin au Conseil supérieur de l’Instruction publique en 1933, le rapprochement du statut et du concours d’entrée des deux École normales supérieures de la rue d’Ulm et de Sèvres en 1936-1937.
Le stade ultime a été la fusion de ces deux ÉNS avec l’établissement d’un seul concours comportant un classement unique à partir de 1986. Mais cette fusion a entraîné un effondrement du recrutement féminin dans le groupe math-physique, phénomène qui n’est pas apparu lors de la fusion des concours d’agrégation. Un dernier décalage subsiste, qui retient actuellement l’attention [21] , et qui concerne l’orientation des filles vers les études scientifiques supérieures. En 1996 les femmes ne représentaient que 23% des étudiants des écoles d’ingénieurs.
[1] Pour de plus amples développements on se reportera à notre ouvrage Les Femmes et l’enseignement scientifique, Paris, PUF, 2002.
[2] La Loi Camille Sée, Paris, J. Hetzel et C ie, 1881.
[3] Bulletin administratif, t. 28, 1882, pp. 944-983.
[4] Alphonse Rebière, « Les mathématiques des jeunes filles », L’enseignement secondaire des jeunes filles, nov. 1882, pp. 306-313.
[5] Lycées et collèges de jeunes filles, Paris, Cerf, 1884.
[7] Ernest Legouvé, « Comment faut-il instruire les femmes ? », Bulletin administratif, t. 28, 1882, pp. 475-487. Ernest Legouvé est chargé des études à l’École de Sèvres lors de sa création en 1881.
[8] Ernest Legouvé, « Rapport sur le concours d’agrégation de l’enseignement secondaire des jeunes filles de 1883 », L’enseignement secondaire des jeunes filles, nov. 1883, pp. 184-191.
[9] Paul Dupuy, « Une préface de M. Camille Sée », L’enseignement secondaire de jeunes filles, mai 1884, pp. 193-204.
[10] Ibid., sept. 1889, pp. 134-135
[11] Bulletin administratif, t. 62, 1897, pp. 451-493. Voir aussi le rapport d’Henri Bernès, ibid., pp. 572-590.
[12] Ludovic Zoretti, « Les femmes et l’enseignement scientifique », L’enseignement des sciences, n°37-38, juil.-oct. 1910, pp. 263-267. Ludovic Zoretti, reçu 1 er à l’agrégation de mathématiques en 1902, est maître de conférences à la Faculté des sciences de Grenoble.
[13] Bulletin administratif, t. 33, 1884, pp. 19-21.
[14] On trouvera l’ensemble des sujets posés in op. cit. in n. 1.
[15] Archives nationales F 17/7109/57.
[16] Émile Blutel, « Rapport sur le concours, en 1929, de l’agrégation de sciences mathématiques », Bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques, n°63, déc. 1929, pp. 61-72.
[17] « Agrégation de mathématiques des jeunes filles », ibid., n°20, mai 1921, pp. 41-42.
[18] Bulletin administratif, t. 56, 1894, pp. 185-187.
[19] Ibid., t. 111, 1922, pp. 31-32.
[20] Cet article a été republié dans la Gazette des mathématiciens, n°60, avr. 1994, pp. 32-38.
[21] Voir Claudine Hermann, « De la mixité décidée à la mixité dans les faits », postface in op. cit. in n. 1 .